Florence dresse la table du dîner sur la terrasse quand Silas daigne enfin montrer le bout de son nez et les discrètes taches de rousseur qui le parsèment.
— Alors, comme ça, tu vas pécho au bar, ce soir ?
— Salut, Silas ! Merci, j’ai passé une très chouette après-midi, même si je me suis sentie un peu seule. Et toi ? Comment était ta journée ? Pas très bien, étant donné ton humeur de chien.
— Excuse-moi, mais quand ma mère se prend pour une ado et prévoit d’aller picoler et draguer toute la soirée, ça me met moyen de bonne humeur.
— Ah mince, tu as trouvé l’agenda secret qui contient mon emploi du temps privé, et mes plans pour devenir maîtresse du monde ?
— Du monde ? Carrément ? Essaie déjà d’un mec.
Florence fronce un sourcil.
— Ah ah ah ! Hilarant ! Maître du monde, ça sonne génie du mal, mais maîtresse du monde, ça sonne traînée à tes oreilles ? Je croyais t’avoir élevé mieux que ça !
— C’est ptet ce que t’aurais fait si t’étais pas si occupée à choyer Thom.
Florence se raidit, mais ne relève pas.
— Tu es privé de sortie. Ce soir, tu gardes Thom.
Silas ne bronche pas. Florence est soulagée qu’il accepte la sentence. Ces disputes incessantes l’épuisent.
Le dîner se déroule dans une ambiance délétère où l’incompréhension de Thom se heurte à la taciturnité de son frère et de sa mère, qui donne difficilement le change.
— Pourquoi je reste là, alors ? Je devais aller au club.
— Silas avait envie d’une soirée entre frères.
— C’est vrai ? Trop cool !
Florence lance un regard à Silas, lui intimant silencieusement de ne pas décevoir la joie de son petit frère, dont l’étonnement a été balayé par un enthousiasme touchant. Sans doute conscient d’avoir été trop loin, Silas se plie de bonne grâce à l’ordre muet de sa mère. Après tout, ce n’est pas Thom qu’il veut blesser.
— Ouais, champion, c’est vrai ! Une soirée rien que toi et moi. Film ou jeux vidéo ? C’est toi qui choisis !
— Génial ! La classe ! Alors je voudrais… euh…
— Je vous laisse, les garçons. Magalie m’attend, je suis déjà en retard.
— Bonne soirée, maman !
— Ouais, c’est ça, à plus.
— Bonne soirée, mon poussin. Amusez-vous bien.
Après un bref passage par la salle de bain, Florence flâne jusqu’au bar. Elle vient d’apercevoir Franck, qui l’a saluée de son sourire le plus ravageur. Elle a choisi de ne pas ressasser cette énième dispute avec Silas et espère que Franck pointera le bout de son nez au bar pour saupoudrer leur soirée entre filles d’un peu de testostérone, quand bien même elle le rend stupide.
Les cris enthousiastes de Magalie sortent Florence de sa rêverie. Magalie se pend au bras de Florence et l’entraîne vers le comptoir.
— Viens, tu vas voir, le serveur est trop canon !
Florence n’a pas le temps d’en placer une que Magalie enchaîne.
— Ça s’est passé comment avec Silas ? Quand il a appris pour notre soirée, il avait l’air plutôt contrarié.
Florence hausse les épaules et pousse un long soupir.
— Depuis la mort de son père, il n’arrive pas à se défaire de cette colère.
— Ça se comprend, mais c’est quand même pas une raison pour la diriger contre toi.
— Contre qui d’autre ?
Magalie acquiesce en silence. Les mères acceptent ça.
— Prenons un verre, ça nous fera du bien !
— Ça ne nous fera pas de mal, en tout cas, glousse Florence en essayant de passer à autre chose, ne serait-ce que le temps de cette soirée.
Florence et Magalie commandent des cocktails et brisent la glace à mesure que les glaçons fondent dans leur verre. Grisée par l’alcool et le sourire de Franck qui flotte encore dans ses souvenirs, Florence tente d’en savoir plus sur la concurrence.
— Bon, alors ! Tu ne m’as pas vraiment raconté ce qu’il s’est passé, hier, entre Franck et toi. Comme ça, monsieur a voulu t’embrasser ?
— Il a même essayé, figure-toi !
— Ah bon ? Mais tu ne m’as pas dit ça, ce matin.
— Oui, je… j’avais peur que tu le prennes mal, je me disais qu’il te plaisait et je voulais pas te blesser. Je t’apprécie beaucoup et j’aimerais qu’on devienne amies.
— Moi aussi, je t’apprécie beaucoup, Magalie ! Tu es une véritable bouffée d’air frais, tu sais ?
Une expression que Forence a du mal à déchiffrer passe furtivement sur le visage de Magalie quand celle-ci poursuit en balbutiant.
— Merci, ce… c'est gentil. Je… Et du coup, tu… ?
— Ça ne me gêne pas que tu sortes avec Franck, si c'est la question que tu te poses! C’est vrai qu’il est séduisant et j’avais eu l’impression que… enfin, il ne s’est rien passé et on n’a pas quinze ans pour se fâcher pour un flirt de vacances, pas vrai ?
Magalie pousse un long soupir.
— Oh, ma vieille, tu sais pas comme je suis soulagée d’entendre ça ! Hier, quand Franck a essayé de m’embrasser, je me suis sentie mal par rapport à toi et j’ai repoussé ses avances, mais je t’avoue que j’en mourais d’envie !
Florence avale son cocktail cul sec et fait signe au serveur de leur remettre ça.
— Faut pas te priver pour moi, tu es libre, il est libre…
— Vraiment ? T'es sûre que ça t'embête pas ? Il a quand même l'air de te plaire et…
— Non, non, non, ne t'en fais pas ! C'est toi qui m'as dit qu'on devait profiter de ces vacances avant de retourner à notre morne et solitaire quotidien, pas vrai ?
— C'est vrai, j'ai dit ça. Tu sais, ça me ferait sacrément du bien qu'un homme me prenne dans ses bras…
Magalie baisse le nez dans son verre avant de poursuivre d'une voix mélancolique :
— Tu sais, je fanfaronne et je fais celle qui s'en fiche, mais depuis que Paul m'a quittée, je me sens si seule.
Florence pose une main compatissante sur l'épaule de Magalie.
— Je comprends.
— Je ne devrais pas me plaindre auprès de toi, mais…
— Et pourquoi tu ne pourrais pas te confier à moi ? D'une certaine façon, tu as aussi perdu ton mari et ta douleur n'est pas moins légitime que la mienn…
Le serveur interrompt Florence en déposant deux verres devant elle.
— De la part de ces messieurs, là-bas.
Du menton, il indique deux hommes à quelques tables de là, qui lèvent leur verre à l’attention de Florence et Magalie. Magalie se redresse, chasse le chagrin d'un revers de cheveux et leur fait signe de se joindre à elles, malgré les protestations discrètes de Florence. Les deux hommes ne se font pas prier et Magalie se fait une joie de les accueillir chaleureusement.
— Merci pour les verres, messieurs.
— Mais de rien, mesdames. Avec mon ami, on vous a remarquées, toutes les deux, et…
— Il faut dire que vous êtes les plus jolies femmes du bar.
Si la flatterie n’émeut pas Florence, elle semble mettre Magalie dans tous ses états.
— Vous n’êtes pas mal non plus, messieurs, lance-t-elle d'une voix aguicheuse.
— Ça vous dérange qu’on soit là ? Vous n’aviez peut-être pas envie qu’on se joigne à vous ?
Florence sursaute quand elle comprend que l’homme s’adresse à elle.
— Oh non, c’est pas ça, je…
Le regard de Florence se pose sur Magalie, qui lui sourit. Elle est traversée par l’image de Franck essayant de l’embrasser, retenu uniquement par la présence de ses filles. L’alcool s’en mêle et lui donne de drôles d’idées. Elle se redresse et offre à l’homme son plus beau sourire.
— Veuillez m’excuser, je suis malpolie. Je m’appelle Florence !
Elle tend sa main à l’homme qui a planté ses yeux dans les siens. Il s’en empare, un léger sourire au coin des lèvres.
— Enzo. Enchanté, belle Florence.
Enzo n’a toujours pas lâché la main de Florence quand il présente son acolyte.
— Lui, c’est Éric.
Florence se laisse aller aux torpeurs de l’alcool et salue Éric sans même lui accorder un regard, qu’elle réserve au regard pénétrant d’Enzo. Perdue dans les yeux noirs de ce brun ténébreux, elle se plie tout juste aux bases de la politesse.
— Enchantée, Éric.
— De même, Florence. Laissez-moi vous dire que je vous trouve absolument exquise.
— Moi, c’est Magalie. Même si personne demande.
Florence se tourne vers Magalie et l'interroge du regard. Celle-ci semble à la fois furibarde et infiniment triste. Florence essaie de donner le change et de redonner le moral à Magalie, qui commence à montrer des signes évidents d'ébriété.
— Laisse leur le temps, Magalie. Ces messieurs viennent à peine de nous rejoindre.
Florence lit l'ordre muet que le dénommé Enzo adresse à Éric d'un simple regard. Ce dernier se plie à l'injonction et reporte son attention sur Magalie, qui n'est de toute évidence pas dupe.
— Vous ne pouvez pas avoir tous les deux la jolie fille. Mon cher Éric, il va falloir se coltiner la copine grosse, désolée !
Florence laisse échapper un petit cri consterné de désapprobation, mais Enzo la devance. Il s'incline devant Magalie, saisit délicatement sa main avant d'y déposer un baiser délicat.
— Douce Magalie, sachez qu'avant de vous rejoindre, nous nous extasiions tous les deux sur chacune de vous et quand vous nous avez invités, Éric me disait combien vos formes voluptueuses le charmaient et m'a sommé de ne pas tenter de vous séduire.
Magalie rougit, avant de reprendre confiance et de se pavaner au son des flatteries d'Enzo, qui lance à Florence un regard de connivence avant de poursuivre.
— Heureusement pour moi, et pour Éric, votre amie est tout aussi charmante que vous. Alors ne m'obligez pas à la délaisser pour vous prouver combien je vous trouve charmante et soyez assez aimable pour faire la charité d'un peu de votre attention à mon ami.
Toute requinquée d'orgueil, Magalie se tourne vers Éric, qui adopte immédiatement une posture d'amoureux transit.
— Voyez comme il vous dévore des yeux. Croyez-vous qu'il a oublié de vous demander votre prénom ? Ou qu'il a simplement perdu ses moyens ?
Magalie glousse. Elle avale une nouvelle rasade d'alcool, ce qui finit de lui rendre toute sa bonne humeur.
— Eh bien… peut-être que moi aussi, l'espace d'un instant, j'ai perdu les miens. Laissez-moi vous offrir une tournée pour me faire pardonner ce sursaut de mauvaise humeur !
Éric fait mine de s'offusquer tout en faisant signe au serveur.
— Il en est absolument hors de question ! C'est à moi de vous offrir un autre verre pour me faire pardonner d'avoir tardé à vous montrer l'intérêt que vous méritez.
Florence n'est pas dupe de ces beaux-parleurs qui cachent le vide de leur esprit derrière quelques belles phrases et beaucoup d'alcool. Mais ce sont les vacances et elle décide de faire taire pour ce soir ses réticences et de s'accorder un peu de bon temps. Et puisque Franck ne semble pas prêt à le lui procurer, autant se contenter de cet Enzo, dont la ténébreuse beauté fait presque oublier l'insistance malaisante de ses mains baladeuses.
— Et vous, belle Florence ? Allez-vous me laisser vous offrir un verre ?
Florence laisse échapper un petit rire amusé. Finalement, ce plan drague pas très subtil n'est pas déplaisant. En voyant Magalie flirter de plus en plus éhontément avec un Éric effectivement admiratif de ses charmes voluptueux, Florence se laisse envahir par cette sensation d'avoir à nouveau dix-sept ans et s'abandonne volontiers à l'ivresse de l'alcool et de la séduction.
Elle laisse Enzo lui murmurer des banalités au creux de l'oreille, autorise une main abandonnée sur son genou et rit exagérément à des propos qu'elle écoute à peine, absorbée par la véritable conversation qui se tient entre leurs deux corps, tandis que leurs bouches tentent de jouer pour quelques minutes encore la mascarade d'une amicale conversation.
Elle prête une oreille distraite à ce que se disent Éric et Magalie. Entre deux œillades lascives, Magalie essaie vainement d'attirer l'attention de son partenaire désigné, qui n'a visiblement pas tout à fait renoncé à sa première idée.
— Alors, Florence ? C'est la première fois que vous venez ici ?
Florence saisit cette opportunité de reprendre son souffle et ses esprits en faisant un brin de conversation sans arrière-pensée.
— Oui, c'est la première fois. Je me suis dis que ça pourrait être reposant de venir dans un endroit où je n'aurais à m'occuper de rien à part moi.
— Lui aussi, il s'occuperait bien de toi, apparemment, lance Magalie.
Florence rit à ce qu'elle croit être une blague avant d'être détrompée par le regard insistant d'Éric et l'intervention agacée d'Enzo.
Vexée, Magalie se tourne vers le serveur en levant la main.
— S'il vous plaît ? On pourrait avoir une autre t… Oh ! Franck ! Viens ! Viens t’asseoir avec nous !
Florence sursaute, suit le regard de Magalie et voit Franck à l’orée de la terrasse, les yeux braqués sur sa main prisonnière de celle d’Enzo. Le sourcil froncé, il décline l’invitation de Magalie d’un geste de la main. Le temps que Florence trouve de quelle façon réagir, il a déjà tourné les talons. Magalie s'étonne :
— Bah qu'est-ce qu'il lui prend ?
Florence hésite à s’élancer derrière lui pour lui expliquer. Lui expliquer quoi ? Que doit-elle à cet homme qu’elle ne connaît pas et qui, la veille, tentait d’embrasser Magalie, tandis qu’elle se morfondait sur le souvenir de son mari perdu ?
Enzo presse sa main pour capter à nouveau son attention. Florence secoue la tête et plaque sur sa bouche son plus beau sourire.
— Pardon, Enzo, j’étais distraite, vous disiez ?
— Je demandais si vous connaissiez ce gars. Il avait l’air de vous chercher.
— Qui ça, je… Ah ! Ce gars ? Son appartement est à deux pas du mien. Nos enfants jouent parfois ensemble. Mais vous devriez demander à Magalie.
Florence enjôle Enzo. Elle laisse sa main dans la sienne, sourit, joue de regards timides et cajoleurs. Absorbée par son flirt éhonté, elle ne remarque pas la moue contrariée de Magalie.
Les verres s'enchaînent et Magalie devient de plus en plus taciturne, tandis qu'Enzo devient de plus en plus entreprenant, laissant sa main vagabonder dans le dos de Florence, allant parfois jusqu'à effleurer sa cuisse.
Florence ne sait ce qui la met le plus mal à l'aise entre les mains baladeuses de ce type qu'elle connaît à peine, la balourdise insistante d'Éric et le voile de tristesse qui flotte dans les yeux de Magalie, fixement concentrée sur le contenu d'un verre qu'elle n'a pas daigné toucher.
Chaque fois qu'elle essaie de questionner Magalie sur ce qui la tourmente, celle-ci élude dans un sursaut de bonne humeur aussi feinte qu'exagérée et Enzo s'empresse d'accaparer de nouveau l'attention de Florence, contrainte de se détourner de Magalie pour se défendre des mains inquisitrices d'Enzo.
Mortifiée par les tentatives de caresses et de baisers de cet inconnu qu'elle ne cesse de repousser, elle s'en veut à présent de s'être montrée aguicheuse par caprice et par rancune.
Soucieuse de l'humeur de Magalie, elle essaie de rétablir le contact avec son amie, oubliant presque de repousser les avances physiques d'Enzo. Ce dernier prend visiblement sa molle défense pour un jeu de séduction ayant vocation à l'exciter encore plus, ce qui le rend encore plus entreprenant.
Elle essaie bien de chercher l'appui de Magalie, mais cette dernière ne lui prête que peu d'attention. Pas plus qu'elle n'en prête à son prétendant, qui n'avait de toute façon aucune intention de la séduire, trop occupé à lancer des éclairs à son acolyte, qu'il juge sans doute plus chanceux.
Alors que Florence cherche désespérément une échappatoire à cette situation qui la met de plus en plus mal à l'aise, Magalie se lève brusquement.
— Je suis fatiguée, je vais me coucher.
Éric essaie de la retenir, préférant sans doute finir la soirée avec Magalie par défaut que sur la béquille. Cette dernière n'est pas dupe et, malgré ses efforts, elle peine à garder son calme face à cette hypocrisie.
— Je dois vraiment y aller. Peut-être une autre fois.
Elle affiche un sourire crispé par une tristesse que Florence ne s'explique pas.
— Bonne fin de soirée.
Alors que Magalie commence à s'éloigner, Florence se lève subitement.
— Elle n'a pas l'air bien, je vais la raccompagner.
Enzo s'empare de son poignet pour la retenir. Derrière sa voix cajolante, son étreinte est ferme.
— Allons, elle risque rien. Reste encore un peu.
Florence se défait de la main d'Enzo d'un mouvement sec.
— Je préfère y aller. On se verra peut-être demain.
Sans laisser à l'un ni à l'autre le temps de la ralentir plus longtemps, elle attrape son sac et s'élance à la poursuite de Magalie, qu'elle rejoint quelques mètres plus loin.
— Magalie, attends-moi !
— Qu'est-ce que tu fiches là ? Pourquoi t'es pas restée là-bas ? Ils sont pas assez bien pour toi ?
Le ton cassant de Magalie surprend Florence, qui reste un instant muette devant cette agressivité inattendue.
— Qu'est-ce que… ?
— T'allumes Enzo, tu le repousses… Il te les faut tous ou quoi ?
— …
— Bien sûr que c'est sur toi que Franck a flashé. Et Éric, tu crois qu'il était content de se retrouver avec moi pendant que tu te faisais tripoter par son ténébreux copain ? Pour finalement l'envoyer balader ?
Interdite, Florence ne sait que répondre. Elle encaisse l'avalanche de reproches sans broncher, la bouche légèrement ouverte par la stupéfaction.
— Je comprends mieux Silas, maintenant. Je sais que je me comporte comme une écervelée, mais toi, alors, tu bats des records !
— Magalie, tu vas trop lo…
Magalie l'interrompt pour conclure dans un sanglot…
— On vois que tu sais pas ce que c'est de jamais être celle qu'on choisit.
… avant de tourner les talons et de disparaître dans la nuit qui enveloppe les bungalows du village vacances.