Nuages

Autoroutier de l’air. Oui ! C’est mon métier. Je passe mon temps entre la Terre et la forêt de Papychêne. Mais un jour, mon moteur s’est mis à pétarader. J’ai enclenché tour à tour les manettes dans de grands clang ! clang ! assourdissants, sans parvenir à faire cesser les cahots de l’engin. J’ai tordu le cou en arrière pour voir le pot d’échappement enfler piteusement avant de tousser comme on crache sa mécanique. Mais c’était des taches blanches qu’il éructait dans le ciel. J’avais taché le ciel, tu te rends compte ! Le soleil avait viré rouge, contrarié de mon cambouis cotonneux dans son immense terrain bleu. C’était comme recouvrir de suie un tableau bucolique ; ça fait mauvais genre et on ne tarde pas à rire de vous. La nuit tombait, donc. Le rhinocéros n’allait pas tarder à faire son apparition, galopant sur les rouleaux orageux de la nuit, tout enguirlandé d’éclairs, et sa déferlante n’allait pas manquer de m’engloutir.

Il a fini par faire tout à fait nuit. Les nuages étaient toujours là, dans le ciel, virés au gris. On ne survit pas à une nuit dans le ciel. On finit par devenir de l’encre et on se fond dans la nuit. Moi, j’étais pâle fluo comme un néon, comme la lune, tiens, lorsqu’elle brille fort quand elle est pleine. Des gouttes sépia coulaient déjà dans ma cabine, et s’étalaient sur ma chemise, et salissaient mes ongles. J’ai déroulé l’échelle de corde à travers l’écoutille et j’ai risqué le nez dans le noir. J’ai vu au loin les remous furieux provoqués par les galops de l’animal en colère, ses deux petits yeux enfoncés dans toute cette masse chaotique, comme deux faisceaux irradiant une lumière crue, sans vie ni chaleur. Il faisait froid à la croisée de son regard. Il cavalait vers moi, inarrêtable, et j’imaginais déjà mes os broyés sous ses sabots plein de sorgue. Je l’ai vu pourtant s’amoindrir à mesure qu’il approchait, couler comme du beurre fondu en flaque anthracite, et ses yeux s’éteindre comme des flammèches sous une soudaine pluie d’été. Il a dégouliné tout comme le ciel, et s’est évanoui à mes pieds comme une vague molle qui chatouille les orteils avant de se retirer sans grand éclat d’écume. Le reste est tombé en gouttes d’acier sur le sol, mêlées à toutes les autres gouttes de la nuit qui se transformèrent en quartz à l’aurore. Depuis, je dérive toujours dans le matin doré ; et j’ai encore ma licence, et le soleil paraît content… malgré les nuages.

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Liné
Posté le 07/11/2020
Très poétique ! Et un réel flot de couleurs, ce qui a toujours le don de séduire mon regard...

Je pars souvent dans des interprétations alambiquées, et la phrase "Des gouttes sépia coulaient déjà dans ma cabine" m'a fait imaginé que tout se déroulait dans le passé, et qu'en tant que lectrice je me laissais raconter l'histoire d'un personnage sur une vieille photographie.

A bientôt !
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