NULLA REMISSIO

Notes de l’auteur : Nouvelle Fantastique/Horreur

Il venait certainement de vivre le pire congrès de psychiatrie qu’on puisse imaginer. La présentation de son étude sur la schizophrénie avait tourné au fiasco. Non monsieur Luc Féri ! On ne nait pas schizophrène, on le devient ! Lui avaient opposé ses détracteurs. Le débat houleux qui s’en était suivi lui avait fait quitter la scène prématurément.

A quoi bon assister à la suite du programme avec ces docteurs de Province. Tous des ploucs ! Vingt-deux heures. A cette heure-ci, il ne trouverait plus de restaurant ouvert dans Amiens. Décidément une sale soirée ! Dans le taxi qui le ramenait à l’hôtel, il planifia sa prochaine journée : réveil à huit heures, puis départ pour la clinique psychiatrique privée Saint-Barnabé. Dix heures, premier rendez-vous. Onze heures, rencontre avec ses confrères pour débriefer. On avait sollicité son avis d’expert parisien sur le cas de cette jeune fille souffrant d’hallucinations mêlées à des troubles de la personnalité. Enfin, il rentrerait chez lui et retrouverait le calme relatif de son cabinet. Arrivé la veille, il avait dîné avec le chef de service de l’Etablissement Public de Santé Mentale, un ancien camarade d’internat. Ce soir, il voulait simplement rester seul. Il avala rapidement un croque-monsieur au bar de l’hôtel puis regagna sa chambre. Par habitude, il chercha une chaine d’information sur le poste de télévision pendant qu’il semait ses vêtements sur le sol jusqu’à la cabine de douche. Une serviette autour de la taille, il finit de se sécher les cheveux assis au bord de son lit, les yeux rivés sur l’écran. Le journaliste annonçait une macabre découverte dans une église :

 — Un prêtre sauvagement assassiné à Bordeaux dans la nuit d’hier. Le corps nu et mutilé a été retrouvé dans la chapelle de l’église Saint Pierre. D’après les premières déclarations du commissaire Pirès en charge de l’enquête, les parties génitales de l’ecclésiastique ont été découpées et clouées sur le confessionnal.  Près du cadavre, une inscription au sol, certainement faite avec le sang de la victime, indiquait « nulla remissio » mots latins que l’on pourrait traduire par « pas de pardon ».

Une pression sur la télécommande et l’écran s’éteignit sur cette dernière précision.

— Dix heures trente, la rencontre avec mon confrère se termine. Nos observations respectives après avoir écarté toutes causes somatiques s’orientent vers le même diagnostic, la schizophrénie. Les troubles de la patiente se manifestent par des idées délirantes, un discours désorganisé, un retrait social et une diminution de l’expression de ses émotions. Mais il était trop tôt pour l’affirmer. Besoin d’observation.

Un dernier échange avec l’équipe soignante et il pourrait enfin quitter cet horrible patelin. Quand il pénétra dans le bureau des infirmiers, il fut surpris d’y découvrir un visage inconnu. Un homme d’une trentaine d’années, blond et athlétique. Certainement pas un docteur en psychiatrie.

— Ah ! docteur Féri, nous vous attendions.

— Vous êtes ?

— Commissaire Nathan Pirès de la brigade criminelle de Bordeaux. Votre secrétaire m’a communiqué votre emploi du temps.

— Si vous voulez me désigner pour une expertise, désolé, mon planning est complet.

— Vous n’y êtes pas. J’aimerais vous interroger dans le cadre d’une enquête.

— A quel sujet ? Le moment est mal choisi.

— Ne vous inquiétez pas, j’ai discuté avec vos collègues. Ils se satisferont d’un rapport écrit.

— Je vois que vous avez déjà tout réglé. La prochaine fois vous pourriez aussi assurer la consultation des patients !

— Moi aussi je fais mon travail docteur. Messieurs, vous m’aviez proposé votre bureau pour mon entretien…

Un fois seul, Pirès l’invita à s’asseoir. La première prise de contact avait été plutôt froide. Il fallait repartir sur de meilleures bases pour que l’interrogatoire lui apporte des éléments concrets et qu’il comprenne pourquoi on s’en était pris sauvagement à ce prêtre. Le nom de Luc Féri était ressorti dès le début de l’enquête. En 1998, alors qu’il n’avait que douze ans, il avait confié à ses parents que le père Mathieu, la victime, l’abusait sexuellement depuis plusieurs mois. Devant le manque de preuve et le caractère isolé des faits, la plainte avait été classée sans suite.

— Je suis vraiment désolé de mon intrusion, mais j’ai vraiment besoin de votre témoignage.

— Allez-vous m’expliquer de quoi il s’agit ?

— Le père Mathieu a été assassiné avant-hier soir à Bordeaux.

— J’ai vu ça.

— Ça m’ennuie de raviver d’anciennes blessures mais j’ai besoin de dresser le profil psychologique de la victime et du meurtrier.

— Un pédophile voilà ce qu’il était. Il n’y a pas grand-chose à dire de plus.

— Il méritait donc de mourir ? C’est ce que vous pensez ?

— Est-ce que cet interrogatoire est officiel ?

— Non, bien sûr. C’est dirons-nous une simple prise de contact.

— Très bien. Je vous informe donc qu’elle est terminée.

 

Féri se leva et quitta la pièce sans un regard pour le commissaire, qui une fois seul se gratta la tête :

— Pfff, pas commode le toubib ! On se retrouvera à Paname Monsieur Féri.

Décidément ce séjour à Amiens tournait à la catastrophe. Vite, vite quitter cette ville de tarés et rentrer à Paris, la ville des lumières ! En roulant bien, il arriverait chez lui 14 boulevard Saint-Michel d’ici deux heures. Le trafic était fluide, il s’engagea sur l’autoroute A16, enclencha le régulateur de vitesse à cent trente-cinq kilomètres heures et commença à se détendre. Oui, il avait souhaité mille fois la mort de ce salopard. Pendant des années il avait suivi une psychothérapie qui l’avait aidé à se libérer de ce traumatisme et  à apaiser son mental. C’est de là que sa vocation était née. Cet épisode traumatique de sa vie qu’il croyait résilié refaisait surface avec la mort du père Mathieu. Le châtiment arrivait un peu tard mais au moins, le crime ne demeurait pas impuni. Pourtant la peine était à demi exécutée. Pour aller jusqu’ au bout, il fallait aussi sanctionner le père Hubert, son supérieur qui avait couvert les agissements du prêtre pédophile pendant toutes ces années. Celui-ci avait discrédité le jeune Luc, le faisant passer pour un affabulateur, un garçon instable et manipulateur. A présent, il se rappelait chaque geste immonde qu’il avait enduré, jusqu’à passer des nuits entières à pleurer, si bien que ses parents inquiets de son comportement l’avaient pressé de questions puis avaient déposé une plainte contre l’homme d’église.

Pirès avait obtenu l’autorisation de sa hiérarchie pour continuer son enquête à Paris. Il bénéficierait ainsi des infrastructures du 36 quai des orfèvres, l’état-major de la police judicaire.

Installé dans un box de l’immense open space de la section criminelle, il visionnait sur un écran haute définition la vidéo de la caméra de surveillance qu’il venait de recevoir par mail. Il rechercha la séquence qui l’intéressait : entre vingt-deux heures et minuit. Le plan large de l’objectif partait du porche de l’église et offrait une vue d’ensemble sur les travées jusqu’au cœur de la nef. A vingt-trois heures vingt-trois, la caméra se coupa quelques secondes laissant apparaitre à l’écran un brouillard de points lumineux. Puis l’image réapparut sur un homme de dos se dirigeant nu vers une porte latérale : le presbytère. Il en ressortit vingt minutes plus tard en trainant le corps inerte du père Mathieu vers le cœur de l’église. Le meurtrier ne cherchait pas à se cacher. Peut-être ignorait-il même la présence du système de surveillance, pourtant on ne pouvait encore voir son visage. Il déshabilla le prêtre sans précipitation, repliant chaque vêtement pour le poser sur une chaise comme pour les retrouver prêts le lendemain matin.  Puis il souleva le corps dévêtu pour le déposer sur l’autel et disparut quelques minutes pour réapparaitre armé d’un grand couteau de cuisine. Il laissa aller ses mains sur le cadavre du prêtre jusqu’à ses parties génitales qu’il saisit pour les trancher d’un coup sec et se tourna vers les vitraux en brandissant le pénis et les testicules ensanglantés. A ce moment précis son visage apparu.  Pirès n’en crut pas ses yeux ! Pour être certain de ne pas se tromper il agrandit l’image au maximum et la mit sur pause. Grâce à la qualité du matériel de ses collègues parisiens, le meurtrier se révéla : Luc Féri ! Impossible pourtant ! Celui-ci se trouvait à Amiens la nuit des faits. L’affaire prenait une nouvelle tournure…

Deux policiers en uniforme se présentèrent au 14 boulevard Saint-Michel porteurs d’une convocation à comparaître au commissariat. Féri était furieux ! Ce commissaire commençait sérieusement à l’emmerder ! Qu’est-ce qu’il lui voulait ? Le suspectait-il du meurtre de ce prêtre pervers ? Il n’était pas vraiment inquiet. Son alibi pouvait facilement être vérifié. La mort de ce sale type le ramenait à une histoire vieille de vingt-quatre ans et à son passé de victime sexuelle qu’il avait dû accepter avec douleur puis enfouir au plus profond de lui. Il appela sa secrétaire pour annuler tous ses rendez-vous de l’après-midi. Pirès gâchait une fois de plus sa journée de travail. Ce petit flic avec ses méthodes jouait à l’inspecteur Harry !

Attendu à quatorze heures à la PJ, il prit un malin plaisir à arriver avec une demi-heure de retard.

—  Désolé inspecteur, on est à Paris, vous savez les embouteillages… On est loin du calme provincial de Bordeaux.

— C’est commissaire…Bref, commençons. Nous avons bien avancé sur l’enquête et je dois vous apprendre que vous êtes désormais notre suspect numéro un.

— Pardon ? Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ? Vous savez très bien où je me trouvais hier et avant-hier !

— En effet. Mais voyez-vous, nous vous avons formellement identifié sur la vidéo de surveillance à l’intérieur de l’église.

— C’est impossible, vous le savez bien.

— Oui je le sais et c’est ce qui me trouble. Je peux vous poser une question bizarre ?

— Je suis là pour ça et au point où on en est.

­— Vous êtes plutôt pyjama ou caleçon tee-shirt pour dormir ?

— Je dors nu. Je ne vois pas le rapport commissaire. Vous me draguez ?

— Laissez tomber. Maintenant vous allez me dire ce que vous pensez de ça.

Il alluma l’écran de télévision de la salle d’interrogatoire et y projeta de son ordinateur la séquence de l’assassinat. Il passa en accéléré les scènes de mutilation et fit un arrêt sur image sur le visage du meurtrier.  Le psychiatre resta interloqué, la bouche ouverte. Le choc ! C’était bien lui. Il s’était même reconnu de dos dès le début de la vidéo.

— C’est à devenir fou ! Comment est-ce possible ?

— C’est ce que j’aimerais savoir. Nous avons vérifié votre alibi. Il est irréfutable. Il est matériellement impossible de faire un aller-retour Amiens/Bordeaux en une heure. A moins bien sûr de se téléporter. Vous vous téléportez monsieur Féri ?

— Vous plaisantez ?

— Je n’y crois pas non plus. Vous voyez un début d’explication ?

— Aucun. Que va-t-il se passer pour moi maintenant ?

— J’ai relu le rapport dressé à l’époque de votre affaire d’abus sexuel. Un autre prêtre y est cité. Le père Hubert. Nous avons des raisons de penser que sa vie est menacée. Et vous qu’en dîtes-vous ?

— Ce qui pourrait lui arriver ne me touche pas commissaire, si c’est ce que vous me demandez.

— Est-ce qu’inconsciemment vous souhaitiez la mort du père Mathieu ?

— Vous m’analysez ? Je vous signale que c’est moi le psychiatre. Cet épisode douloureux de ma vie m’a valu des années de thérapie. Même s’ils méritent le châtiment suprême, vous pensez que par la simple pensée je peux les punir ? Excusez-moi, mais c’est totalement ridicule.

— Je le conçois. Je vais rester à Paris quelques jours. J’aurai peut-être besoin de vous revoir. Collaborerez-vous ou dois-je en passer par une convocation ?

— Invitez-moi gentiment et je viendrai.

Luc Féri quitta le 36 quai des orfèvres à seize heures. L’après-midi était trop entamée pour envisager de retourner travailler à son cabinet. Il avait besoin de mettre de l’ordre dans ses idées après les révélations qu’on venait de lui faire. Se voir en train de commettre un acte barbare lui avait procuré sur le moment un sentiment de vengeance longtemps refoulé mais cela lui faisait peur maintenant. Cet homme en train d’émasculer l’homme d’église c’était lui. Qui d’autre qui lui ressemblât autant ? Impossible ! Fallait-il chercher une explication rationnelle ou occulte là-dedans ? Pour l’instant il devait se contenter des faits : un sosie parfait avait assassiné devant une caméra son ancien abuseur. S’il n’en restait pas là, une deuxième victime tomberait bientôt. Le père Hubert exerçait sa charge de cardinal à Bordeaux également. Pour ne pas être de nouveau dans la ligne de mire du commissaire, Luc devait se construire un alibi en béton. Il passerait la soirée chez des amis psychiatres dont il avait d’abord voulu décliner l’invitation à dîner.

Comme il s’y attendait, cette soirée avait été d’un ennui mortel. Les sujets de conversation tournaient invariablement sur des cas de patients et des plaisanteries fumeuses agrémentées de grandes théories Freudiennes ou de Ludwig Wittgenstein, son principal contradicteur. Prétextant une grande fatigue, il s’était éclipsé vers vingt-trois heures.

A minuit, il était de retour à son appartement. Il aurait certainement à justifier encore de son emploi du temps. Vivant seul, personne ne pouvait confirmer qu’il était bien endormi chez lui cette nuit-là. Il savait le concierge de l’immeuble insomniaque. Très souvent en rentrant très tard, il remarquait la lumière dans sa loge et percevait des notes de musique classique. Il descendit frapper à sa porte, s’excusa de l’heure tardive, -deux heures du matin-, et lui demanda un comprimé de paracétamol ou autre pour soulager une terrible migraine. Satisfait de son stratagème, il regagna son appartement et se glissa sous les draps.

 

— Allez mon petit Nathan, réfléchis ! On reprend : Luc Féri, né le 6 juin 1986 à Nice dans les Alpes Maritimes. Petite enfance passée dans le sud-est puis ses parents déménagent à Bordeaux. Attends, attends ! Né le 6, 6, 86 dans le 06 ! 666 le chiffre de la bête, du diable. Tu délires Nath !

Instinctivement il réécrit lettre par lettre le nom du psychiatre L.U.C.F.E.R.I et soudain l’anagramme du nom lui sauta aux yeux. Médusé, il composa : L.U.C.I.F.E.R. 

—  Lucifer ! Bordel !

Il attrapa précipitamment son téléphone.

Luc Féri était endormi depuis plus d’une heure lorsqu’une ombre noire vaporeuse s’échappa de son corps et disparut par la fenêtre entrouverte à une vitesse vertigineuse vers le sud-ouest de la France. Le psychiatre parisien se matérialisa dans les appartements privés du cardinal Hubert dans un quartier huppé de Bordeaux. Il était tel qu’il s’était endormi, nu, à des centaines de kilomètres de là. Le visage tordu par la haine, toute la noirceur de l’entité se révélait et la bête en lui prenait l’ascendant. Assoiffé de vengeance, il recherchait sa victime passant de pièce en pièce. Alerté par des ronflements, il poussa une porte au fond d’un long couloir. Hubert, allongé sur le dos, dormait profondément, sa lampe encore allumée et un livre ouvert sur la poitrine. Le double maléfique posa l’ouvrage sur le chevet et tira le drap dévoilant le corps du cardinal.  Ses doigts coururent sur le sexe de l’homme endormi et le saisirent brutalement à pleine main. Dans un hurlement de douleur, l’ecclésiaste se réveilla. Une créature de cauchemar telle qu’on pouvait en voir dans les représentations populaires était penchée sur lui. Ses mains griffues sectionnèrent d’un coup sec la carotide du malheureux. Des bulles d’air et de sang s’échappèrent de sa gorge en un affreux borborygme. La bête ouvrit démesurément sa gueule et arracha d’un seul coup de dents les organes génitaux de sa proie qu’il recracha au sol.

On frappait à la porte avec insistance. Les cris du cardinal avaient alerté son collaborateur.

Une voiture de police, gyrophare allumé, s’arrêta devant le domicile du Docteur Féri. Le concierge fut prié d’ouvrir la porte de son appartement. Nathan Pirès et ses hommes le trouvèrent endormi dans son lit. Le commissaire le secoua vigoureusement, mais rien n’y faisait, il était inconscient, comme plongé dans un coma profond.

Son portable vibra.

—    Commissaire, le cardinal Hubert vient d’être sauvagement assassiné.

Pirès baissa les yeux sur Luc Féri et serra les mâchoires.

—  Je ne sais pas encore comment mais je vais te coincer tôt ou tard, fils de Satan !

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Adèle Delahaye
Posté le 30/12/2022
Un texte très bien rédigé, avec des mots qui tous ont leur place et leur importance. Nous sommes tenus en haleine, l'envie d'en savoir plus augmente au fur-et-à-mesure.
J'aime vraiment beaucoup, et bravo en tous cas !
Groehe KACI
Posté le 30/12/2022
Merci Adèle ! Je vais le proposer à un concours de nouvelles.
Adèle Delahaye
Posté le 30/12/2022
Très bonne idée ! :)
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