Ode au Soleil

Notes de l’auteur : De la pluie, du vent, une obscurité d'encre et un pont. Une construction titanesque entre ville et isthme artificiel, qui crée l'unique point de passage terrestre entre deux continents. Et dans le dédale de ces rues pavés, une silhouette titube sous les trombes.

Tout commença au beau milieu d’une terrible nuit, toute d’ombres, d’orage et de feu.

Il était particulièrement idiot de dire que les orages tropicaux étaient rares dans la région, c’était même ce qu’on pourrait appeler un sacré euphémisme. En cette période de l’année, le canton de *** était le point géographique le plus soumis aux caprices du ciel de tout le cercle tropical, à tel point que ses habitants avaient été appelés les "mouillés" par leurs voisins frontaliers. Par le passé, il était occasionnellement arrivé que deux ou trois petits cyclones fassent déverser leurs pluies en l’espace d’une seule année, mais à ce jour, même les plus mémorables d’entre eux n'avaient jamais atteint pareille ampleur de désastre. La tempête s’était annoncée à la tombée du jour, noircissant le ciel du littoral de grondements sinistres sur tout le nord du continent. Plus tard, les averses s’étaient répandues dans le sillage d’un vent d’ouest, jusqu’à réveiller un vacarme de tonnerre. Comme si les intempéries n’étaient pas suffisantes, le soir du 12 d’Abravine de l’an 157, marquait le début d’une nouvelle nuit sang d’encre. Encore une fois, il ne s’agissait pas là d’un phénomène particulièrement rare, d’ailleurs sa régularité s’était inscrite dans tous les calendriers du monde. C’était un évènement d’origine astrale qui se répétait tous les deux mois. Durant ce dernier, l’orbite de la lune se synchronisait avec la rotation du monde et s’alignait avec son ombre. Les conséquences : une semaine de nuits dénuées de toute lumière qui ne soit pas celle des étoiles. De fait, même avec un ciel dégagé la visibilité était particulièrement restreinte, et dans de pareilles conditions climatiques, autant dire qu’il devenait impossible de voir à plus de dix mètres à la ronde. Avec les montagnes d’eau soulevées par les vents, un impressionnant nombre de digues artificielles, qui bordant le grand détroit de Machrive avait cédé, engloutissant des villages entiers sous des tonnes d’eau rageuse. En dépit de tout cela, un pont en arc aux proportions gargantuesques résistait aux forces cycloniques. Formant l’unique point de contact de deux continents au croisement de deux océans, la grande citée de Macrive, perchée sur les hauteurs de ce pont, échappait toujours aux caprices du ciel et des eaux qui bouillonnaient furieusement en dessous. Isthme artificiel qui reliait les deux plus grands continents du monde, c’était le résultat prodigieux du tout premier grand chantier de la nouvelle ère et une incontestable merveille d’architecture. Pour l’heure cependant, aucun des ingénieux systèmes d’évacuation de ville ne semblait disposé à pallier aux incessantes averses de pluies cycloniques. Les déversoirs qui n’étaient pas obstrués par les déchets urbains, vomissaient des quantités d’eaux bourbeuses en épaisses cascades brunes, où flottaient des feuilles arrachées et des vieilles pages de journaux détrempés. Les caniveaux aménagés de part et d'autre des rues pavées s'étaient mués en de furieux torrents qui transformaient la chaussée en cascade brunâtre. On pouvait parfois discerner la fourrure pouacre de bêtes noyées dans les remous troubles des eaux sales qui inondaient les faubourgs. En des heures plus favorables, Macrive était le lieu de passage le plus fréquenté du monde civilisé, car sa traversée, bien que payante, était de loin le moyen le plus économique pour franchir la frontière aqueuse qui se dressait entre les continents. Une situation privilégiée, qui en faisait un haut lieu de commerce et de services de toutes natures. Pourtant ce soir-là, rien dans l'Avenue Contrecœur, la large rue qui reliait les deux extrémités du pont, ni dans le système nerveux de ruelles couvertes qui s’en détachait, ne laissait croire qu’il y avait âme qui vive. A l’exception d’une figure, qui se glissait de rues en rues comme un survivant de guerre. Faisant tant bien que mal fi des éléments, la grande silhouette bossue aux longs membres effilés, drapée dans une longue et cape de voyage, s’extirpait d’une rue attenante, et descendit la grande avenue d’un pas alourdi d’épuisement. Contrairement à beaucoup d’autres, cet individu n'était pas le moins du monde handicapé par l'obscurité de cette heure avancée, se mouvant dans les ombres comme en plein jour et pour cause : cette figure tout en angle était un Voltemps. Originaires des entrailles du monde, l'évolution n'avait pas jugé bon d'octroyer à cet illustre peuple une paire d’yeux fonctionnels. À la place, leur visage d’une pâleur de neige était constellé de trous olfactifs qui se déployaient en formes symétriques de leurs lèvres, jusqu'au sommet de leur crâne. Les motifs tracés par ces alignements de méats, étaient uniques d'un individu à l'autre et leur prodiguaient un flair bien supérieur à ceux des plus grands prédateurs traqueurs du règne chimérique. Leurs longues oreilles effilées étaient elles aussi des merveilles de finesse sensorielles, disposées à percevoir les plus minces variations de l'air. L'effort combiné de ces deux organes sensoriels leur offrait un instinct si fin, qu'on pouvait presque les croire omniscients tant leur perception de l’espace était précise. Au terme de sa traversée, il passa devant un long défilé de vitrines et de frontispices d'hôtels de luxe avant de marquer une pause devant la porte d'une auberge à l’ancienne dont l'écriteau suspendu malmené par les bourrasques, laissait lire Le Visage sous les Feuilles. Il s'agissait là d'une des rares enseignes qui semblait toujours de service en cette heure tardive. Elle se trouvait avantageusement placée en bordure de l'entrée Sud, ce qui devait sans aucun doute en faire un lieu de haute fréquentation. Un brouhaha de voix et de chants étouffés se fraya un chemin par le mince entre bâillement de la lourde porte de bois jusqu'aux oreilles en lames de couteau de l'inconnu. Il resta immobile sous la pluie un long moment, s’abreuvant du son des lourdes gouttes qui tambourinaient sur les carreaux des fenêtres et le pavé trempé de la rue. Il était enfin arrivé au terme de son voyage. Trempé de la tête aux pieds, il écoutait la symphonie des vents, les percussions de la pluie et les ponctuations dramatiques occasionnelles de l'orage. Pour lui, le moindre bruit proche ou lointain était un minuscule mais précis coup de pinceau sur la toile de sa perception. Habituellement, cette surcharge sensorielle avait tendance à l'accabler de mots de têtes, mais ce qu'il percevait à cet instant sonnait malgré tout comme un poème sonore. Tout transit qu'il fut par l'humidité et le froid, il mit un point d’honneur à faire durer ce moment le plus longtemps qu’il le pouvait, comme pour en faire un digne point final après les affres d'un voyage qu’il avait espéré sans fin. Il avait les fins en horreur. Il voulait savourer chaque respiration, chaque infime battement pour retarder l'inévitable conclusion. Les kilomètres avaient distribué des courbatures dans la moindre fibre des muscles de ses jambes, et il avait si froid qu’il lui était devenu impossible d’empêcher sa mâchoire de trembler. Au loin, un volet qu’une rafale avait arraché à son fermoir, claqua contre un mur. Des ricanements se perdirent dans l'obscurité d'une ruelle voisine. Un flash déchira la pénombre, présageant l'arrivée assourdissante du tonnerre, après quoi la pluie et le vent reprirent leur tempétueuse symphonie. Finissant par briser le charme, il se résolut à lentement tendre une main à quatre longs doigts en direction de la poignée. L’épaisse porte qu’elle ornait, était décorée en son centre d'une somptueuse sculpture d'argent représentant le visage d'une femme humaine assoupie qui émergeait d'un lit de feuilles mortes. Les longues boucles qui irradiaient de la figure, enlaçaient le panneau de bois en d'élégantes spirales, comme les bras d'une pieuvre. Il déposa sa main rachitique sur le métal glacé du bouton de porte, et le fit lentement tourner. Lorsqu’elle s'ouvrit, la porte libéra dans la rue une agréable chaleur, qui sembla, l’espace d’un instant, le plonger dans un agréable sentiment d’apaisement qui lui fit oublier la douleur et l'épuisement.

L'intérieur du bâtiment, tout de boiseries vernies et de décorations d’antan, était modeste en tout point. D’anciens trophées de chasse s'alignaient sur un papier peint d’un jaune ternis, en compagnie de peintures de paysages côtiers. La pièce principale était investie d’une demi douzaine de tables circulaires, entourées de tabourets d’un style vieillot à l'assise de cuir. Aucun doute, cette auberge faisait jouer de ses charmes d’un autre temps pour se démarquer, d’une concurrence en course pour détenir des enjolivures à la dernière mode. On pouvait y sentir la fumée de feu de bois qui se mélangeait au cuir et aux alcools forts qui rendaient le sol collant. Plusieurs clients étaient répartis autour des tables, trop affairés à leurs occupations pour remarquer la grande figure qui était rentrée à la hâte pour s’arracher au cyclone. Une femme aux vêtements distingués et aux cheveux grisonnants, avait encombrée sa propre table de livres et de papiers. Avachie, le menton reposant sur sa paume, elle semblait lutter contre la fatigue en parcourant du doigt les interminables écritures en pattes de mouches qui recouvraient le papier d’un document administratif. Elle passa deux doigts derrière ses bésicles rondes pour se frotter les yeux, avala quelques gorgées de son godet, puis se replongea dans ses lectures. Dans un coin du fond de la pièce, deux femmes quasi identiques si on ne se fiait qu’à leurs apparences, jouaient aux cartes en s'efforçant tant bien que mal de converser au-dessus du vacarme de chants grivois qui provenait du groupe, apparemment bien imbibé, assis à la table voisine. Un large individu à tablier, qui semblait être le tenancier des lieux, badinait avec deux membres du groupe chantant, qui ricanaient en l’écoutant. Son ventre proéminent mettait sous tension les attaches d'argent de sa chemise blanche tachée d'alcool et de sueur, dont il avait replié les manches pour dévoiler des avant bras massifs où poussait un gazon de poils gris. Il avait une bouche pulpeuse qui cachait avantageusement une dentition dans un triste état, et sa barbe grise se terminait en trois courtes tresses qui s’agitaient au moindre mouvement de tête. Il avait un ton brute de pomme qui venait ajouter une touche provinciale supplémentaire au decorum. Malgré tous ses airs rustres, la franchise de son sourire et sa gestuelle dégageaient une authentique bonhomie. « Gaïr » c'est ainsi qu'il se nommait, du moins c'est le nom que l'inconnu était parvenu à discerner parmi les voix qui prennaient part au brouhaha. L'un des membres du groupe chantant, un homme particulièrement maigre pourvu d’un visage de travers, avait interrompu son chant pour lancer un regard torve à la figure pâle et dégoulinante de pluie qui venait de passer le seuil pour s’installer sur un tabouret face au comptoir. Suivant son regard, l'aubergiste prit à son tour connaissance du nouvel arrivant et se dépêcha de ramasser les quelques pièces d'ébène et d'ivoire que ses habitués lui avaient laissées sur le bord de la table, avant de s'avancer vers lui à grandes enjambées. Il s’enquit au passage du confort des deux joueuses de cartes, qui se contentèrent d’un geste de la main en guise de réponse, trop absorbées par leur partie pour lever la tête. Pour sa part, l'érudite s’était assoupie sur les pages d’un épais registre et ne laissait voir de sa figure qu’une masse de boucles argentées qui se déployait autour d’un profil cerné. Du bout des doigts, l'inconnu abaissa le foulard de soie assombrit d'humidité qui couvrait le reste de sa figure et révéla un menton pointu ainsi qu’une large bouche bordée de fines lèvres dorées.

« On est quand même mieux à l'abri, nan ? lança Gaïr d'une voix forte, gravissant les quelques marches qui le séparaient de l'arrière du comptoir. Qu’est ce qu’il nous faudra ce soir ?

- Quelque chose de fort fera l’affaire, répondit l’inconnu d’une voix pleine de rouille.

- Oulà ! Vous vous devez nous couvrir que’qu’chose, z’avez la gorge en charpie on dirait ! Rien qu’un p’tit vinaigre de fées brunes ne pourrait régler.

Dans un geste un peu brusque mais plein d’adresse, il saisit un grand verre à pied et déboucha une bouteille au contenu chanvre. L’épais liquide s’écoula en chantant dans le cristal, et l’aubergiste y saupoudra une pincée d’épice. Il déposa le verre à pied devant l’inconnu en le faisant tinter d’une pichenette.

- Merci, répondit l’inconnu de son ton grinçant.

- Z’avez l’air de quelqu’un qui à beaucoup voyagé. ‘Pis ça doit user avec ce foutu temps, il vous faut une chambre ?

- Non, je ne fais qu’une courte halte avant de reprendre ma route.

- Alors vous, vous en avez de la volonté, j’pourrais pas moi.

- Croyez-moi, ce n'est pas par plaisir !

- Le travail, hein ?

- En un sens. Des choses à terminer disons.

Gaïr extirpa un torchon de sa ceinture et entreprit de sécher les verres humides qui reposaient tête en bas derrière son comptoir. Un geste d’apparence anodin, que les taverniers avaient appris à adopter lorsqu’ils sentaient se profiler une conversation à rallonge.

- ‘Savez, moi ce que je dis toujours, c’est qu’on doit toujours faire ce qu’on croit juste, surtout quand la vie s’acharne à nous rendre la tâche difficile ! philosopha-t-il d’un ton professoral. 

- Très juste… Très juste…

Les mots qu’avait soufflé le Voltemps de sa voix éteinte, se perdirent dans sa gorge avant de fondre en un silence lourd malgré les chants et conversations du reste de la clientèle. Même assis de l’autre côté de la pièce, l’inconnu pouvait entendre chaque banalité, chaque potin et surtout le moindre commentaire réprobateur à l’égard des siens, murmuré en croyant être occulté par le bruit ambiant. Rien ne lui échappait, pas même la respiration légèrement haletante de la femme grisonnante qui s’était redressée sur son tabouret en un sursaut, après avoir été réveillée par son propre ronflement. Alors qu’il promenait ses sens de part et d’autre de l’espace, un frisson lui glaça l'échine tandis que son attention se porta sur les bouteilles alignées au mur en face de lui. Disposé au milieu des grands crus et des liqueurs, un bocal très finement ouvragé contenait quelque chose qu’il trouvait difficile à qualifier. A l'intérieur vacillait une étincelle froide dont les lueurs sarcelles évoquaient la quasi immobilité d'une bougie. « Après la mort de certains humains, l’âme s'embrase et quitte la chair morte. Comme un insecte qui quitte son cocon. », lui avait raconté son grand frère lorsqu’il était encore bien jeune. Un follet. C’était la toute première fois qu’il en ressentait un. Les Humains s'étaient créés des coutumes et des superstitions étranges autour de ce phénomène que personne n’avait jamais vraiment réussi à expliquer. Venant lui-même d’une culture où l’on commémorait les défunts en conservant leurs os dans des sépulcres familiaux, il n’était pas étranger à la notion de matérialisation de la mort. Pourtant ce qu’il ressentait en la présence de cette manifestation le glaçait au-dedans, mais il ne savait pas quelle en était la cause. Il se demandait pourquoi cette triste chose trônait ici, dans un lieu pourtant si chaleureux et plein de vie. S'agissait-il de l'âme d'un proche de Gaïr ? Ça lui semblait être un drôle d’endroit pour honorer sa mémoire. Un reniflement lui rappela la présence du tavernier qui n’avait pas quitté l’arrière de son comptoir, tenant un verre à la lumière pour s’assurer qu’il n’avait pas laissé passé une trace de doigt. L’inconnu engloutit une gorgée de son propre verre, et une agréable sensation de chaleur accompagnée d’arômes de miel et d’épices se déversa dans sa gorge. La liqueur se fraya un lent chemin jusqu’à son estomac et diffusa ses chaleurs jusqu'aux extrémités de ses orteils. Il s'essuya la bouche d’un revers de la main et agita un index plus long que le reste de ses doigts à l’intention de Gaïr pour l’interpeller.

« Votre paiement, lui dit-il sobrement en sortant de sous sa grande cape un objet enveloppé dans une étoffe velours de nuit, qu'il déposa sur le comptoir.

- Ah non, désapprouva-t-il sur un ton catégorique après un coup d’œil succinct au paquet. Désolé, mais ce s'ra des pièces ou la porte, l’ami.

- Cet objet possède une valeur bien supérieure au prix d’un verre voire même d’une chambre, dit-il en tapotant le paquet du bout de ses longs doigts fins.

- Écoutez, j’suis pas collectionneur de babioles moi, qu’est ce que vous voulez que j’en fasse de votre truc ?

- Vendez-le, gardez-le. C’est le moins que je puisse vous donner. J'ai apprécié votre compagnie, cela faisait si longtemps que je n'avais pas eu le loisir de parler avec quelqu'un, et d’aussi sympathique de surcroît ! »

Après quelques coups d’œils interrogateurs lancés à son interlocuteur, Gaïr tendit la main et découvrit hâtivement une partie de l'objet, voyant se dessiner une mauvaise blague. A son étonnement, cela n'avait rien de tel. La forme indistincte sous l'emballage était celle d'une pierre d'un gris sombre, dont la surface diaphane par endroits, laissait transparaître une faible lueur bleutée. Sa curiosité piquée, il découvrit intégralement la pierre et s’émerveilla à la vue d’un long cristal encore rattaché à un fragment de la pierre brute dont il avait vraisemblablement été extrait. Derrière la surface translucide, une petite forme sombre s’agitait. On aurait dit qu’une goutte d'encre était piégée dans une danse perpétuelle, se diluant et se reformant sans cesse.

« Elle est à vous ! annonça le timbre grinçant de l’inconnu qui sortit le tavernier de sa contemplation. Veillez cependant à ne pas la laisser trop en vue, certains sont prêts au pire pour mettre la main sur ce genre de choses. »

D’aimable le regard de Gaïr s’était fait pétillant d’avidité. Le prenant au mot, il referma les doigts sur le cristal. La surface lisse dégageait une agréable chaleur qui se répandit sur sa peau, comme une onde à la surface d’une eau calme. Jaillissant comme un serpent à l’attaque, la main blanche aux longs doigts effilés de l'inconnu s'était agrippée à la sienne. Gaïr eu un mouvement de recul, et laissa échapper un rire nerveux en portant la main à sa poitrine. A l’évidence, la farce qu’il avait fini par ne plus attendre, avait fait son arrivée tardive. Pourtant, quelque chose dans cette plaisanterie n’allait pas. Le visage du Voltemps avait changé, une assurance froide venait de figer ses traits humanoïdes dans l’expression neutre d’une statue. Gaïr lui lança un regard dubitatif et tapota le dos de la main blanche pour l’inviter poliment à lui rendre sa liberté. S'il s'agissait véritablement d'une farce, cet individu avait certainement une drôle de façon de manifester son amusement. L’expression du tavernier se crispa un peu plus tandis qu’il fit jouer de ses doigts pour se débarrasser de la main qui lui écrasait la pierre contre la paume. Ses tentatives devinrent de plus en plus franches à mesure qu’il sentait les doigts osseux comprimer sa main à la manière des anneaux d'un serpent. 

« C’est quoi ce déli…»

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Une main humide venait de se plaquer contre sa bouche, en appliquant une pression puissante de longs doigts, qui comprima ses joues entre ses dents jusqu’à l’empêcher de refermer sa mâchoire. Abandonnant les efforts pour libérer sa main, Gair voulut se défaire de l'étau de griffes qui se frayaient un chemin de douleur dans la peau de son visage, mais les longs doigts pâles étaient animés d’une vigueur insoupçonnée. Il n’eut besoin que d’un regard pour comprendre que toute l’attention du visage de marbre était désormais braquée sur lui de tous ses sens aveugles. Il sentit soudain comme un gonflement dans le creux de sa main, là où il tenait toujours le cristal. Il crut d’abord que c’était ses propres nerfs qui, à force d'être compressés autour de la pierre, s’étaient engourdis. Mais cela se produisit de nouveau. Puis une nouvelle fois. Il aurait dit que le cristal s’était mit à palpiter comme un cœur contre sa peau. Ce fut d’abord une sensation faible, mais chaque nouveau battement semblait plus fort que le précédent. Petit à petit, ce qui n'était qu'une faible impulsion se mua en vibration, puis la vibration devint chaleur. Ce ne fut qu’une question de temps, avant que Gaïr sente les picotements caractéristiques d’une brûlure. Réalisant ce que cette chaleur présageait, son propre cœur se mit lui aussi à battre la chamade avec force. La poigne de l'inconnu s’était faite encore plus forte, si bien que des gouttes écarlates avaient commencé à perler sur sa main et dans les broussailles grisonnantes de sa barbe, là où les griffes s’enfonçaient dans sa chair comme des lames. Sous la force de sa prise, les jointures des phalanges du Voltemps dessinaient des contours anguleux sous sa peau d'albâtre. Sans autre solution, Gaïr poussa les efforts au point d'agripper et de frapper la moindre parcelle de tissu ou chair sur laquelle il pourrait refermer la main, sans franc succès. Maintenu à l'extrémité d’un interminable bras d’une part, et cloué au comptoire par l’autre, sa liberté de mouvement en était grandement diminuée. On aurait pu penser qu’avec sa corpulence, même s’il était plus petit, Gaïr aurait eu l’ascendant sur la stature frêle de son assaillant, pourtant ses efforts semblaient dérisoires. Il parvint malgré tout à lui décrocher un coup de poing, en parvenant à se contorsionner maladroitement. Bien qu’il eut atteint de peu les contours anguleux de la mâchoire, c’était à peine si la fine ligne dorée des lèvres n’avait tressaillit sous l’effet du coup. Une nouvelle impulsion émergea du cristal, plus puissante et plus brûlante que la précédente. Avec elle, le tavernier pouvait sentir ses forces avalées par le cœur qui pulsait du feu entre ses doigts. Les traits de son visage se plièrent dans une expression terrifiée, et ses yeux affolés balayèrent l'auberge à la recherche du moindre regard perdu auquel il aurait pu communiquer sa détresse, mais tous étaient affairés, étrangers à son supplice. Dans un nouvel effort, il s’évertua de pousser un hurlement, mais la main osseuse compressa ses joues si fort, qu’il sentit sa mâchoire claquer et l'intérieur de ses joues racler contre ses propres dents, déversant un goût de fer dans sa bouche. Il toussa contre la paume froide et humide plaquée contre ses lèvres. Avec un nouvel élan de douleur, il sentit le contact chaud de son propre sang s’écouler le long de sa main en lignes éparses. Lorsque ses yeux descendirent sur son bras pour constater les dégâts, il observa avec horreur que des rubans de peaux sanguinolentes se détachaient de sa main et de son poignet. La blessure s’était déployée de sa paume, et avait calciné sa chair en des tâches sombres jusqu’à la base de son avant bras. Son regard glissa sur la main osseuse qui écrasait la sienne contre le comptoir, et il observa que la sienne aussi était mutilée dans un caractère tout autre : On aurait dit qu’une fine lame avait tracé des sillons d’or en spirales dans le blanc de sa main. Les lignes d’or s’ouvraient à vue d’œil et se frayaient un chemin sur son avant bras. Lui aussi était en train de se mutiler, d’une toute autre façon, comme si ses blessures étaient aussi précises et appliquées que celles de Gair étaient grossières et abjectes. Sous leurs bras verrouillés, la flaque de sang s'était répandue sur le comptoir, se mettant à bouillir dans un gargouillis à chaque nouvel élan qui émanait de la pierre. La lumière du cristal qui naguère était faible et vacillante, s'était muée en un éclatant rayonnement bleuté qui perçait entre les doigts mutilés du tavernier. Les émanations couraient de plus en plus loin sous sa peau, grignotant sa chair centimètre par centimètre de sa morsure de feu. Le regard attiré par des projections lumineuses qui dessinaient des formes tremblantes au plafond, certains clients de l'auberge avaient orienté leur attention en direction de ce qui se passait du côté du bar. Sous l'impulsion d’une agonie qui se faisait plus insupportable à chaque seconde, Gaïr projeta la tête en arrière et se mit à agiter désespérément son bras libre dans l’air comme un dément. Dans sa pantomime grotesque, son bras percuta le comptoir et les étagères de plein fouet, balayant tout ce qui pouvait s’y trouver. Des bouteilles furent brisées en projetant des bris de verre et en répandant leur contenu sur le sol et les murs. Le feu follet dans son bocal, s'était mis à vaciller comme battu par une imperceptible bourrasque, et semblait luire avec plus d'intensité en réponse à la souffrance grandissante du maître des lieux. Si la lumière n’avait attiré l’attention de l’ensemble des clients, le fracas des bouteilles brisées et les coups portés sur le mur et les étagères, s’en étaient chargés. C’était un spectacle déconcertant que d’observer ces lumières fantomatiques dessiner sur le plafond l’ombre grotesque des contorsions désarticulées du tavernier, dans un silence de sidération. Des hurlements sans bruit. Il fallut quelques secondes avant que les spectateurs ne prennent conscience de ce qui se déroulait sous leurs yeux. Lorsque la lumière gagna de nouveau en intensité, Gaïr parut se liquéfier et son corps ne sembla rester debout que grâce à la prise ferme des longs doigts fins autour de son visage. Avec l’affaiblissement considérable qui continuait de prendre le dessus sur ses forces, sa lutte ne se résumait plus qu'à une danse de spasmes nerveux. La mutilation de son bras s’était propagée sur son torse, maculant sa chemise blanche de tâches écarlates qui s’étendaient à vue d'œil en collant sa peau. Des muscles à vif se contractaient sous les morceaux de chair détachée de son bras, donnant source aux spasmes qui secouaient le reste de son corps. Et en dépit de l'horreur et de l'incompréhension de sa situation, l’une des dernières perceptions qui traversa le flou de sa conscience, fut colorée d’une tristesse qui n’était pas la sienne. L’origine de cette pensée provenait d’un tressaillement quelque part sur la figure statuesque du Voltemps. Il y avait eu une respiration. Un sanglot plutôt. Bref et contenu, mais un sanglot tout de même. Et avant que l'obscurité ne l'engloutisse, il comprit que si cet individu avait eu des yeux, ils auraient été humides. Une larme s'échappa de l’œil de Gaïr que la peur et la douleur avaient rougi de vaisseaux. Elle roula sur sa joue et alla se perdre dans les épaisseurs grises de sa barbe. Sa lutte était arrivée à son terme.

Dans la taverne, il y eut des grincements de tabourets qu’on faisait glisser sur le carrelage. Nombre des clients étaient figés, en proie à une terreur glaçante à la vue du corps de leur hôte qui s’était écrasée sur le comptoir comme une poupée de chiffon, aussitôt que la main de son assaillant avait libéré son emprise sur son visage. Le corps encore secoué de spasmes, il avait les yeux exorbités, tachés par les grosses bulles de sang qui continuait de bouillir. Remarquant les coulées écarlates sur le bois du comptoire, l'une des deux joueuses de carte poussa un cri si puissant et déchirant, qu’elle plaqua ses deux mains devant sa bouche, comme pour le contenir à l'intérieur. Il y eut un mouvement qui sembla briser l’immobilisme qui avait frappé l’assemblée. L'homme au visage de travers s'était jeté de tout son poids sur le dos voûté de l'inconnu et d'un geste brusque, lui planta une fourchette dans la nuque. En dépit de l’épais flot de sang doré qui jaillissait sur la blancheur de son cou, la grande figure anguleuse ne tressaillit pas d’un pouce. L'homme poussa à son tour un cri épouvanté lorsque, par dessus l'épaule osseuse, il aperçut la vision d'horreur qu'était devenue le tavernier : Les restes de peau qui le recouvraient, s’étaient mis à flétrir et à se chiffonner comme un vieux papier peint, offrant à voir des morceau d’os sous des croûtes sanguines. Une de ses joues s'était détachée et pendait mollement sur le côté de sa mâchoire comme un rideau de chair, faisant bailler une ouverture sur une rangée de dents déchaussées noircies par le sang séché. La force invisible qui dévorait sa chair avait sectionné l'un de ses nerfs optiques, faisant rouler un de ses yeux dans son orbite dans une direction impossible. Alors qu'il observait avec effroi la dépouille de Gair, l’homme au visage de travers ne remarqua pas que l'autre main du Voltemps s'était levée et contractée dans un geste tordu, comme si il enserrait un objet invisible. Dans la seconde qui suivit, il sentit une puissante pression s’exercer sur ses côtes, expulsant de force tout l’air qu’il avait dans ses poumons. Comme on décolle un parasite de la peau, il fut lentement arraché du dos de l'inconnu en dépit de toute la force dont il usait pour s'y maintenir. Ses bras finirent par lâcher prise et il demeura un court instant suspendu en l'air, luttant contre son apesanteur en cherchant des mains à saisir ce qui lui comprimait la poitrine. Puis dans un geste mécanique en deux temps, la main au longs doigts se ferma et s'abattit violemment sur le comptoir. Aussitôt il y eut un craquement sinistre, et comme manipulé par une extension invisible et gigantesque de cette main, l'homme au visage de travers fut précipité au sol avec autant d'impact que s'il avait fait une chute de plusieurs dizaines de mètres. Au contact du plancher, sa nuque claqua dans un bruit qui raisonna dans tout son corps, puis, l'obscurité et le silence. Galvanisés par l’initiative du malheureux, certains clients se précipitèrent à leur tour sur le dos dont les contours anguleux se découpaient dans l’intense lumière bleue de la pierre. Une fumée noire qui s’élevait des narines et du trou béant de la joue du tavernier, répandait une nauséabonde odeur de souffre dans toute la pièce. Les premiers courageux qui s’essayèrent à immobiliser le Voltemps furent uns à uns projetés contre les murs et dans le mobilier par la force invisible que déployait les mouvements vifs des longs doigts. L’un d’entre eux ne se releva pas de sa chute, et ceux qui y parvinrent, le firent avec une difficulté qui trahissait des muscles contusionnés et des os fracturés. Pourtant, le surnombre eut bientôt l'ascendant sur les capacités magiques du Voltemps et sa main fut rapidement clouée sur le comptoir maculé de sang noircit. Faisant fi des coups et des tentatives d'immobilisations, le masque de neutralité de son visage ne craqua pas pour autant. Un tout petit homme avait dégainé un couteau de chasse avec lequel il poignardait à répétition la grande voûte dorsale de la créature. Pour une raison inexplicable, chaque nouveau coup porté se faisait plus éprouvant que le précédent, comme si la peau blanche se densifiait à la manière d’un épais cuir à chaque seconde qui passait. Un sang doré giclait sur son visage à chaque fois que la lame sortait des plaies, et bientôt la poignée humide de sans lui glissa des doigts et le couteau resta prisonnier des chairs. De minces coupures d’or en spirales s’ouvraient lentement sur le marbre de sa peau, grimpant sur sa nuque tout là haut jusqu’à son visage. Faute de mieux, le petit homme entoura le cou rachitique de son bras pour maintenir solidement la tête chauve en arrière, alors que l'érudite aux longues boucles grises s'acharnait de tous ses ongles afin de détacher la main griffue lardée d’or, qui serrait de toutes ses phalanges celle de la dépouille de Gaïr autour de la pierre éclatante. Soudain, dans un hoquet du temps, le grand corps se relâcha et dans la continuité de son geste, la lueur palpitante fut soufflée comme une chandelle. Dans l’assemblée, on échangea des regards surpris, la rétine encore marquée par l’empreinte en négatif de l’éclat. Et comme au terme d’une tempête, l’immobilité s’installa, faisant entendre des expirations presque soulagées et des murmures interrogatifs hasardés. Puis il y eut alors trois mots, articulés du bout de fines lèvres dorées, qui percèrent le silence d'un dernier grincement sinistre.

Fay’onn tan’fah

Dans la seconde qui suivit, le cristal émit un bref mais assourdissant sifflement, qui déclancha une éblouissante détonation de flammes d'un bleu vif, qui se déversèrent dans l'auberge comme une lame de fond. Les corps et le mobilier furent balayés, brisés, fracturés, morcelés dans toutes les directions, et sans aucune distinction. Il y eut de brefs cris d’horreur et d’agonie qui s’élevèrent avant de disparaître, avalés par le rugissement des flammes. La lumière engloutit la charpente, faisant s'affaisser des monceaux entiers de l'étage sur le rez-de-chaussée. Les épais murs du bâtiment continrent la pression du souffle de feu une fraction de seconde avant de céder, propulsant des centaines de débris dans les édifices voisins, perçant leurs façades comme du gruyère. Certaines structures furent frappées dans leurs supports, et s'effondrèrent sur leurs résidents encore endormis. La déflagration n’avait duré qu’une poignée de secondes, mais le quartier en était devenu méconnaissable. Les restes démembrés des carcasses qui n'avaient pas été réduites en cendres, gisaient au milieu des gravats et sur le pavé désormais accidenté de l’avenue. Le feu s'était éteint avec autant de soudaineté qu'il s’était manifesté, ne laissant que braises et cendres dans son sillage. Parmi les décombres, autrefois assoupi dans un lit de feuilles d'argent, émergeait un visage de métal partiellement fondu entre des braises encore luisantes d'une incandescence d’azur. Un peu plus loin de là, avalée par les trombes de pluie et l’épaisse fumée noire qui se déversaient dans les rues voisines, titubait une silhouette nue à la peau de marbre, désormais marquée de brûlures et de lignes d’or.

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