Œil de Fer
Nul ne savait d’où, ni pourquoi elle arrivait en milieu d’année mais tous remarquèrent la nouvelle venue. Une mèche de cheveux d’un noir de jais barrait la moitié de son visage, sa peau semblait transparente. On disait même qu’on pouvait voir ses veines si on regardait de près. Ses yeux étaient bleu clair, si clair qu’un seul regard d’elle vous glaçait le sang. Elle s’appelait Pervenche et, selon Dylan, elle faisait grave flipper. Killian, qui avait l’âme d’un poète, dit même un jour que les yeux de cette fille le transperçaient comme une épée d’argent. Dès lors, tous l’appelèrent « Œil de Fer ».
Ce surnom ne sembla pas lui déplaire car elle invita chez elle, pour une teuf, quelques personnes triées sur le volet, parmi les plus populaires du collège. Dylan, Eléonore, Killian, Julie, Cheikh, Leïla et Dimitri s’y rendirent. Killian paria qu’il verrait les veines de la jeune fille s’il s’approchait suffisamment d’elle – ce que personne encore n’avait osé faire. Tous étaient curieux de voir où elle vivait, tous étaient avides de pouvoir critiquer. Œil de Fer habitait une jolie demeure, toute propre, dans une banlieue chic. Les géraniums et les buis étaient parfaitement taillés, pas un brin d’herbe ne dépassait. L’intérieur était magnifiquement agencé, les hauts plafonds scintillaient sous les lumières de la boule à facettes suspendue là pour l’occasion. Les collégiens avançaient, impressionnés. Quand Cheikh aperçut Œil de Fer, il se mit à rouler des mécaniques pour se donner une contenance. Il n’avait jamais été invité chez une bourge. Pervenche avait mis sa plus belle robe ; sa peau avait l’air encore plus translucide et la couleur du tissu faisait ressortir celle de ses yeux. C’est ce que lui dit Dimitri, en reculant un peu. L’atmosphère, au départ un peu étrange, se détendit petit à petit. Pervenche écouta les autres lui raconter ce qu’il fallait savoir sur le collège : les cassos à éviter, les rumeurs et autres anecdotes croustillantes à connaître pour savoir à qui s’adresser sans se planter. Puis vinrent les slows et l’occasion pour Killian d’honorer son pari.
Sans gaieté de cœur, il invita Œil de Fer qui accepta. Ils dansèrent une minute mais Killian, bien que tenant la jeune fille à bout de bras, comme il convient de danser à cet âge, ne put apercevoir une seule veine sous la peau du visage. Il allait perdre son pari aussi décida-t-il de tenter une approche. Il se pencha brusquement vers Pervenche et cueillit un baiser. Les lèvres de la jeune fille étaient tellement douces – « Œil de Fer mais lèvres de velours », déclarerait-il plus tard – que Killian ferma les yeux et oublia sa mission. Il passa le reste de la soirée, perdu dans les baisers de la belle et devint, officiellement, son mec – même s’il préférait se présenter comme l’élu de son cœur.
Au bout d’un mois, Œil de Fer dit à l’élu de son cœur qu’elle serait absente quelques heures du collège pour une affaire de la plus haute importance, qu’elle préférait garder secrète. Elle lui dit de bien s’amuser et de ne pas s’en faire pour elle, le temps passerait vite. « Tiens, lui dit-elle, j’te file les clefs de mon casier. Comme ça tu mettras les photocop des cours que j’aurai loupés. Par contre, tu ne te sers pas de cette petite clef-là, ok ? C’est la clef qui ouvre le cadenas du petit carnet rose, tout au fond du casier. Pas touche, ok ? Si tu l’ouvres, je te défonce. » Tout ceci avait le mérite d’être clair. Killian promit de respecter les ordres d’Œil de Fer à la lettre mais sa curiosité était piquée. Après l’avoir embrassé, Pervenche tourna les talons et quitta la cour.
Aussitôt Dimitri, Leïla et compagnie s’approchèrent de Killian. Leïla, la princesse orientale, supportait mal que l’attention d’un des garçons fût tournée vers une autre qu’elle. Elle se frotta à lui en roucoulant : « Killian, y paraît que tu as la clef du casier ? Oh, s’te plaît, j’voudrais trop voir ce qu’il y a dedans ! Ça doit être trop kiffant ! J’suis sûre qu’elle a des trucs qui coûtent grave cher ! » Killian eut tant de mal à se décoller de la belle qu’il bouscula Dimitri, perdit la clef qui se retrouva entre les mains de Cheikh, qui ouvrit le casier. Tous furent soudain éblouis : un i-pad resplendissant couvert de confettis argentés scintillait dans la lumière, à côté trônaient une tablette numérique rose fluo et des crayons parfumés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Ça changeait du matos acheté chez Monop’ ! Pendant que les autres fouillaient dans les affaires de Pervenche, Killian aperçut le petit carnet, tout au fond du casier. Sa curiosité fut piquée ; sans considérer qu’il trahissait la confiance d’Œil de Fer, il se saisit du mystérieux objet, s’assit dans un coin, prit la petite clef en tremblant, fit tomber le cadenas et tourna la première page. D’abord il ne comprit rien : les pages étaient couvertes d’un papier rose à paillettes qui, par transparence, laissait deviner le texte. Il tourna délicatement les feuilles et commença à lire les mots écrits en rose. Son cœur battait à tout rompre : Œil de Fer avait tout consigné, tout. Ses conquêtes, comment elle s’y était prise pour les séduire, pour les garder, pour qu’ils deviennent ses esclaves ; à chacun, elle attribuait des notes sur le physique, le caractère, la qualité de la conversation, la qualité même des baisers. Quand Killian vit qu’il était également fiché, le carnet tomba de ses mains… dans une flaque d’eau. Après avoir rapidement repris ses esprits, il ramassa l’objet, tenta de l’essuyer avec la manche de son sweat : l’encre rose s’étalait sur les feuilles. Pris de panique, il se précipita aux toilettes et passa les pages sous le séchoir ce qui acheva de les gondoler. Il s’assit dessus pour tenter d’aplanir le tout et se mit à pleurer. Dimitri arrivait en courant, suivi de près par Dylan. Tous deux s’arrêtèrent net en voyant les larmes de leur ami. « T’inquiète mon frère, on va te sortir de là ! » tenta de le rassurer Dylan en balançant son corps d’un pied sur l’autre. « Un mec ça pleure pas ! » se disait-il mais il songea que ça n’était peut-être pas le moment de le dire à Killian.
– Merci mes potes ! Ça fait du bien de vous avoir ! Elle va me défoncer et puis elle va me larguer comme une merde. C’est foutu pour ma gueule…
– T’inquiète, répondit Dimitri, avec Dylan on va faire le guet, comme ça t’as le temps de te refaire une beauté. On va lui faire sa fête à Œil de Fer, crois-moi !
Dimitri reprit le carnet et la clef du casier, alla reposer l’objet du délit et rendit le trousseau à son ami. Killian s’installa devant la glace et entreprit de se passer de l’eau sur les yeux pour que la rougeur disparaisse.
– Dylan, mon frère, elle arrive ?
– Je vois que dalle. T’inquiète mon pote, elle est pas là.
Entre son index et son pouce, Killian saisit un peu de gel qu’il passa dans ses cheveux pour parfaire sa coiffure. Le rouge de ses yeux ne se voyait presque plus.
– Dylan, mon frère, elle arrive ?
– Je vois que dalle. T’inquiète mon pote, elle est pas là.
Le garçon prit enfin son déodorant et aspergea ses aisselles pour faire disparaître l’odeur de la peur.
– Dylan, mon frère, tu vois toujours rien ?
– Si ! Œil de Fer est là ! Grouille-toi elle arrive !
Killian prit une grande inspiration et, en prince, il sortit des toilettes, tendit en tremblant le trousseau de clefs. Aussitôt Œil de Fer se rendit à son casier, l’ouvrit et constata l’état dans lequel se trouvait son petit carnet.
« Killian ! hurla-t-elle. Qu’est-ce que t’as foutu avec mon carnet ? Tu l’as touché ? Mon cher, je vais te défoncer ! » Alors, Dylan se plaça devant Killian, soudain blanc comme un linge.
« D’où tu parles comme ça à mon pote toi ? T’es qui pour dire ce genre de trucs ? Tu vois, on l’a tous regardé ton carnet et, tu sais quoi, j’ai fait des photos des pages qu’avaient pas pris l’eau. Si t’es pas gentille avec mon pote, je balance tout sur facebook. Finis ta réputation d’ange bleu, plus aucun mec voudra de toi. T’es foutue ma belle. »
Œil de Fer n’en croyait pas ses oreilles. Ils savaient tout ! Elle baissa la tête et de ses grands yeux bleu clair coulèrent de si grosses larmes que Killian la prit dans ses bras. « Une vraie lavette, » songea Dylan. Mais ça n’était toujours pas le bon moment alors il se tut.
Ce style et cette idée de recueil me plait ! Je fonce immédiatement lire le conte suivant !
H.Melmot.
Merci d'avoir lu!
Je viens de lire les trois chapitres que tu as écrits. Je pense avoir reconnu deux des contes mais pas le troisième, honte à moi ! lol <br />
J'aime beaucoup la façon dont tu fais interagir les personnages. Même si je donne cours à des ados, je suis incapable de les mettre en scène avec autant de brio que toi. On a l'impression de les avoir devant soi et de les entendre parler. Bravo !
Merci pour ton commentaire, qui me fait très plaisir. Tous les contes ne sont pas transparents, d'ailleurs, je ne connaissais pas celui dont je m'inspire pour l'histoire de coeur avant de le récrire.
Je suis contente que tu aies trouvé ça vivant!
À bientôt !
Jowie
et bravo!!! tu as trouvé le conte (bon c'était pas trop trop dur mais quand même). Je me rappelle que l'idée du carnet rose n'est pas venue très facilement: comment transformer une pièce pleine de sang au collège? Contente que ça t'ait plu.
et pour les coquillettes... honte sur moi. Je m'en vais corriger ça immédiatement!
à bientôt alors,
Gaëlle