La chasse aux œufs de Pâques...
C'est ainsi que les intellos de la colonie l'avaient appelée, en référence à un truc du genre vieille religion... Les autres ne savaient pas bien d'où ça sortait, et ils s'en fichaient, mais le nom avait plu, et il était resté.
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La chasse aux œufs de Pâques...
Le sergent McIntyre avait toujours adoré cette journée si particulière.
À peine levé, un frisson d'excitation le parcourut ; il se visualisait déjà en train d'enfiler sa tenue protectrice, d'endosser le sac contenant sa bouteille d'oxygène, d'ajuster son masque... et surtout, surtout, de se munir des armes de la chasse.
Se contentant pour le moment d'empoigner le dentifrice, il se lava méticuleusement les dents, tout en contemplant ses muscles dans le miroir, et en se repassant les meilleurs épisodes de l'année précédente. Deux chasseurs n'étaient pas revenus, cette fois-là, mais McIntyre, lui, avait pris son pied. Son lance-flamme en bandoulière, il avait paradé à son retour dans les couloirs de la colonie, laissant croire à tous ces bouseux que le lance-flamme les avait débarrassés des œufs.
Illusion à destination des péquenots ! On avait abandonné depuis des années la cuisson au lance-flamme. Les flammes se perdaient dans l'eau des nids, et à côté des œufs qui brûlaient, il en restait toujours en dessous qui survivaient. Inefficace !
Non, il fallait plutôt prêter attention au piolet de chasse, serré fermement dans sa main droite. Cet outil d'une simplicité trompeuse constituait l'arme idéale : un manche courbé, relié au poignet par une dragonne, avec au bout une lame en métal, terminée d'un côté par une pointe et à l'opposé, par un petit marteau plat. Avec la pointe, McIntyre s'en était donné à cœur joie, éventrant les enveloppes des œufs, avant de retourner l'engin d'un mouvement expert du poignet pour écrabouiller le fœtus informe avec le marteau. À la fin de la journée, le piolet s'était retrouvé couvert d'une bouillie verdâtre et gluante, mélange de liquide amniotique, de sang et de boue.
Une bien belle journée !
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La chasse n'avait lieu qu'une fois dans l'année : entre la ponte et l'éclosion, bien sûr, mais pas n'importe quand. Il s'agissait de déterminer le jour unique et précieux où les adultes s'accouplaient et délaissaient leurs œufs, presque prêts à éclore.
Une faille dans l'évolution, si on en croyait le blabla des biologistes de la colonie. Une faille qui permettait aux humains de vivre ici, et de réduire petit à petit, année après année, la quantité des dragons de vase, les pires voisins que les humains aient trouvés parmi les nombreux mondes merveilleux sur lesquels ils avaient jeté leur dévolu.
Le dragon de vase, une créature de cauchemars : pas plus grande qu'un gros lézard, moche et puante, ses courtes pattes sortant des deux côtés d'un ventre pendant, couverte d'écailles multicolores à dominante brunâtre. Elle semblait se venger de sa laideur par sa férocité. C'était bien simple, on ne lui connaissait pas de prédateur. Capable de voler, nager, courir avec une rapidité surprenante, elle pouvait rester des heures durant en sommeil sur une branche, sans bouger, attendant la proie infortunée qui passait à sa portée. Quand on entendait le sifflement caractéristique du dragon, c'était déjà trop tard. Le jet d'acide projeté par la bête dissolvait la peau, rongeait les chairs jusqu'aux os, causant de telles mutilations qu'on plaignait les rares qui sortaient vivant d'une confrontation. La plupart, d'ailleurs, finissaient dans le ventre d'une harde, qui fondait des quatre coins du ciel dès qu'une proie tombait, commençant à la dévorer encore palpitante.
Charmant voisin !
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C'est pourquoi les gens comme McIntyre, protecteur de la veuve et de l'orphelin de la colonie quatre cent dix jours de l'année, se transformaient le quatre cent onzième en chasseur d'œufs. À leurs risques et périls, poussé par la prime annuelle conséquente que se partageaient les chasseurs survivants... et par un certain prestige attaché à cette fonction, qui les rendait populaires dans les bars, et auprès des filles :
- Tu sais, ma poule, susurrait le sergent McIntyre d'un ton de confidence, même les œufs de cette horreur sont dangereux. Il faut crever l'enveloppe, sinon on n'arrive pas à écraser le machin. Ces saloperies sont élastiques, résistantes, et sous pression. Quand on perce, ça t'envoie à la figure un gaz qu'il vaut mieux ne pas respirer. C'est pour ça qu'on a des masques. Sinon, on tomberait dans les pommes, la tête dans l'eau ! Pas une situation d'avenir, pour sûr.
Là, si la fille n'était pas impressionnée, admirative, et pour ainsi dire conquise, c'est qu'elle était lesbienne...
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Bon, seul bémol : c'était dangereux pour de vrai ! Sous le dôme, on s'accommodait assez facilement de la pesanteur un peu élevée qui régnait ici, mais à l'extérieur, quand on s'enfonçait dans le sol vaseux gorgé d'eau, on se serait volontiers soulagé de quelques kilos.
L'eau régnait en maîtresse partout : autour de leur île, dans l'air oppressant, humide et chaud, et surtout à leurs pieds. Tout baignait dans l'eau ici. Une flotte saumâtre, tiède, remplie de bestiaux antipathiques, envahie d'une végétation inextricable plus ou moins vénéneuse.
Dans la zone attribuée à chaque chasseur année après année, ceux-ci apprenaient à reconnaître les passages plus sûrs, les troncs surplombant les fondrières. Mais les nids, amas d'œufs trempant dans l'eau stagnante, ne se situaient pas toujours dans les endroits les plus accessibles.
Et comme on manquait de volontaires, chaque homme chassait seul...
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McIntyre avait dix nids à détruire cette fois. Dix nids, douze heures : plutôt serré ! C'est à coup sûr pour cette raison qu'il était inscrit en dernier sur la liste de récupération de l'hélico. Cela le mettait dangereusement près de l'heure limite estimée par les biologistes, celle à laquelle les dragonnes revenaient, encore excitées par le sexe, vers leurs nids.
Il grogna, une fois de plus, en avançant à pas redoublés vers l'ultime cible, soufflant et suant. Trois ans plus tôt, les dragons avaient défié les prévisions, et dans la course qui s'était ensuivie pour récupérer les deux derniers chasseurs à temps, les dragons avaient gagné la manche. Ce n'était pas toujours le dernier chasseur qui ne rentrait pas, mais disons qu'il prenait un risque supplémentaire... d'ailleurs, on choisissait généralement le plus expérimenté et, sous réserve qu'il ait bien dégommé tous ses nids, il touchait un bon petit pactole. De quoi faire la fête toute l'année...
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Le mini drone quadrirotor qui accompagnait McIntyre vibra doucement en évitant de justesse un oiseau-bouc. L'engin retransmettait fidèlement à la base tout ce qui se passait.
Derrière leur écran, les biologistes le reluquaient, mais McIntyre s'en fichait. Leurs remarques désapprobatrices ou dégoûtées sur sa façon d'accomplir sa mission n'aboutissaient qu'à rehausser sa réputation auprès des colons ; et puis de toute façon, il était sur place, pas eux, et il pouvait s'enorgueillir d'avoir toujours atteint son quota, lors de chacune de ses cinq chasses.
Le dernier nid était planqué là, à sa portée. Il ne lui restait qu'à trouver une position sûre, assez proche pour frapper.
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Les biologistes, à l'abri derrière leur écran, virent la scène par les « yeux » de leur petit espion. Le pied du soldat qui se coinçait dans la racine élastique du metallier, laquelle se referma sur lui comme un piège. Rien de bien grave encore. Là où les choses commencèrent à se gâter, c'est quand le lance-flamme, justement prévu pour ce genre de situations, refusa de se mettre en marche. L'homme ne paniqua pas, et après quelques essais infructueux, changea de stratégie et attaqua le bois ultra-dur avec son piolet de chasse, à coups vigoureux.
Ils ne manquèrent pas non plus, grâce à un autre de leurs espions, la séparation des dragons, et l'envol de ceux-ci, en nuées, vers leurs nids. Sur un troisième écran, ils surveillaient aussi le trajet de l'hélicoptère...
Une étrange course contre la montre démarra, d'autant plus étrange que le principal protagoniste, occupé à ses travaux de bûcheronnage, ignorait l'angoisse qui montait dans le poste d'observation.
Il ignora également un événement apparemment anodin qui se déroula derrière son dos. Filmé par le drone, un zolq, sorte de petite grenouille banale qui fréquentait les abords de la colonie, venait de sauter sur une large feuille flottant près des œufs.
Regardant l'humain avec sa bonhomie habituelle, la petite créature familière s'approcha des œufs, bondit sur l'un d'entre eux et le perça d'un coup de griffe, avant d'aspirer goulûment son contenu. Elle fit de même avec un second, un troisième, puis l'ensemble de la dizaine d'œufs du nid. Ça paraissait inimaginable qu'une bête aussi minuscule puisse avaler autant...
Hypnotisés par la dégustation, les spectateurs en avaient oublié les dragons, qui firent leur apparition quelques poignées de secondes plus tard, alors que le malheureux chasseur n'avait pas achevé son œuvre de désincarcération.
Là, leur stupéfaction atteignit son comble : le dragon - ou plutôt la dragonne - ignora l'humain qui se libérait à l'instant, et s'arrêta à un mètre de la grenouille. Les deux créatures se jaugèrent du regard, dans un face à face immobile.
L'homme en profita pour reculer silencieusement ; un mètre, deux mètres, dix mètres. Il fit volte-face et fonça dans la direction que lui indiquait sa radio, jusqu'à une clairière où l'hélicoptère put le récupérer.
Ce fut la dernière chasse aux œufs de Pâques du sergent McIntyre.
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Ce fut LA dernière chasse aux œufs de Pâques.
La grenouille - enfin, le bestiau qui ressemblait à une grenouille - avait pacifié le dragon. De ce jour béni, la colonie se mit à nourrir les grenouilles, et à utiliser le sympathique animal pour protéger les colons des dragons. On ne vit plus les paysans qu'avec une grenouille sur l'épaule. Face à elle, tout dragon perdait son agressivité, devenait une larve lymphatique, qu'on n'avait plus qu'à trucider d'un bon coup de pelle.
La colonie prospéra, s'agrandit, dépassa les limites son île pour finir par dominer la planète entière. Une civilisation brillante avait éclos ; des voyageurs, des commerçants, des militaires la propagèrent sur les planètes occupées par l'homme.
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Ce fragment de récit décrit comment nos ancêtres ont accédé à la culture. Une transmission du savoir de génération en génération, voilà ce qui leur manquait (voir cours de biologie B203, « histoire d'œufs »), et qu'ils ont trouvé grâce aux créatures étrangères. Ils ont ainsi quitté leurs marais, et évolué vers la civilisation brillante que nous connaissons aujourd'hui.
Comment se sont-ils débarrassés de ces « humains » ? Ce sera l'objet d'une prochaine leçon.
Ce n'est pas si facile de trouver une histoire avec une grenouille sur Plume d'Argent, malgré le culte voué à cet animal :o Blague à part, j'avoue avoir bien ri en lisant la chute de la nouvelle avec cette grenouille qui pacifie les dragons, je ne m'y attendais pas du tout. Le petit paragraphe en italique conclut parfaitement la nouvelle !
Merci pour ce bon moment de lecture !
En ce premier jour de Pacno, je me suis arrêtée avec la sensation du devoir accomplie (car je mise plus sur l'endurance, pour une fois, que sur le sprint de départ), mais comme je n'avais pas envie d'aller me coucher (il n'est QUE 1h du mat), je suis venue errer par ici, et j'ai lu ce texte, par hasard. Voilà pour ma vie...
Enfin, pas totalement par hasard, car je sais que ton pseudo est gage de qualité. C'est vérifié une fois encore : excellent !
J'aime ce genre à la fois drôle et dérangeant. Raconté d'un ton faussement déclaratif et pourtant si percutant ! Comme quoi, il suffit de la bonne phrase, du bon choix choix de mot pour qu'une idée déjà sympathique devienne un petit bijou.
Ca m'a fait penser à google map... Attends, je m'explique : le point de vue qui prend du champ. D'abord celui de McIntire, ensuite ça devient plus général sur les méthodes de chasse, puis l'observation des biologistes par l'intermédiaire des drones... bref, on pressent confusément qu'on prend du recul et qu'on va arriver à un endroit inattendu.
Mais je n'irai pas jusqu'à dire que j'avais deviné la fin ! Tant mieux d'ailleurs : ça m'aurait privé de la saveur de la chute.
D'ailleurs, il existe le cours suivant, à propos de l'extermination ? ;)
Merci pour ce petit moment sympa et bravo ! Quel talent même dans les textes "pour jouer" !
Non, pas de cours suivant !
En tout cas, c'est gentil de venir te "délasser" du pano sur mes textes ! :-P
Je veux bien croire que les oeufs de Pâques rendent, mais en tout cas ils ne font pas disparaître le talent !! Ca frise le génie cette affaire ! Le récit est impeccablement mené, les mots imposés parfaitement bien intégrés (et c'est pas si facile), et surtout la dernière phrase est délicieuse. Vraiment, j'adore, je ne m'y attendais pas (même si bien sûr que j'aurais dû m'en doûter :P). Oh, et j'ai adoré la manière décalée dont tu as pris le thème.
Non, en fait je ne vois absolument RIEN à redire à ce texte. Grands bravos, Rachael ! :D
Mouais, à part une overdose de chocolat, ça va pas mal... :D
Non, les chocogrenouilles périmée, ça n'explique pas tout, je n'avais pas encore plongé dans le chocolat quand j'ai écris cette histoire... Euh, c'est juste ma débilité naturelle qui est ressortie subrepticement :)
Merci pour tes compliments qui me font bien rougir. C'est un super bonus pour moi de voir que vous avez (presque toutes) aimé cette histoire, je n'avais jamais écris dans ce registre décalé. Je crois que je vais y prendre goût...
C'était super de transformer l'oeuf de Pâques en nom de mission, une super idée que tu as très bien racontée ! Ce cher McIntyre pourrait faire l'objet d'un texte plus long : il m'est très sympathique déjà 8D
Vraiment, j'ai beaucoup aimé l'idée et, surtout, la chute ; tu as réussi à faire original, je n'avais pas prévu ça !
Bravo !
Ben oui, la grenouille est l'avenir de l'homme... ^^
Pour McIntyre, notre charmant chasseur de dragon, c'est vrai qu'il est très sympathique, cet homme... Je ne sais pas s'il a vraiment mérité qu'on le revoit... (qui sait !)
Merci Elka !
Quelle imagination débordante !! Ça m'a trop fait rire et pour le coup Sej va te probablement t'ériger une statue !
Et le personnage de MacIntyre !! Un régal ! Donc tu as très bien travaillé ! Félicitations !
Tant mieux si ca t'a plu ! Je me suis bien amusée (juste un peu de mal avec la chute, le reste est venu tout seul), je suis contente si le résultat est un peu amusant aussi, c'était le but !
McIntyre, c'est un vrai "beauf", macho à souhait, j'ai franchement hésité à le tuer à la fin. Mais il ne méritait même pas de finir en martyr...
Je ne ferais pas ça tout un livre, mais se moquer, c'est bien défoulant, tu devrais essayer !!
Un clin d'oeil à Sej, ne dirait-on pas.
Un clin d'oeil à Sej, c'est sûr. J'espère qu'elle lira...
texte très original en tout cas, et tu rends très bien le côté surréaliste de la scène avec la grenouille!
bravo pour cette participation!
Bah, c'était surtout pour vous amuser, je vois que la chute a surpris... tant mieux !
Hahaha, l'invasion des grenouilles xD J'ai vraiment passé un bon moment en lisant ton texte, j'ai bien ri. Des petits côtés Avatar, mais prendre à contrepied les consignes du concours, c'était vraiment bien joué !!! Tes dragons sont quand même drôlement moins amicaux que le mien ;)
J'ajoute aussi que tu as très judicieusement placé les mots contraints ! Bravo !
Mimi
Tant mieux si ça t'a amusé, c'était vraiment le but !
Merci mimi :*)
C'est un peu comme une réécriture de staship trooper par Sej ! ^^
Bravo Rachael pour ce texte à la fois distrayant et très maîtrisé ! :)
Je suis ravie si tu l'as trouvée drôle, ma chasse !
:)