Offworld

Assise en tailleur, adossée au tronc d'un arbre, capuche rabattue sur le front, j'avise mon ami qui trépigne à mes côtés.

« Je rêve d'un bon repas, pas toi ? »

Egun me regarde, l'air approbateur. Il s'éclipse quelques minutes et revient, les pattes chargées de diverses plantes et insectes, ainsi que d'une grenouille. Je lui souris tendrement.

« Je ne pensais pas vraiment à ça, mais ça fera l'affaire. Je te laisse le batracien. »

Mon ami à fourrure m'observe de ses yeux espiègles. Bien que j'aie désormais l'habitude de me nourrir comme lui – depuis maintenant cinq ans qu'il me suit –, je rêve d'un bon repas avec des aliments chauds, de la viande et des pommes de terre, des légumes du potager, autour d'une table avec des couverts. Tant pis, je saisis quelques feuilles accompagnées de vers et commence à les mâchouiller, sans grand intérêt.

L'espérance de vie de ce raton laveur me sidère toujours. Peut-être est-ce un autre effet des émanations échappées de ce laboratoire, il y a des dizaines d'années. Au moins quelque chose de positif, car, grâce à lui, je ne reste plus seule, même si parler à un animal qui ne peut me répondre semble bizarre. Mais ne le suis-je pas, de toute façon ?

Je croise si peu de monde, et je fuis les personnes encore normales en apparence. Après tout, j'existe pour les tuer, la majeure partie du temps, lorsqu'ils ne possèdent plus le nom d'homme que par l'aspect. Pourtant, cela me dégoûte. Je n'aime pas ce que je deviens quand je me trouve en présence de ces parasites.

L'épidémie, survenue après le problème des effluves libérés dans l'atmosphère, a décimé une grosse portion de la population et le vaccin a transformé beaucoup des rescapés. Je constitue le fruit d'une mutation, née en 2049, alors que de nombreuses années s'étaient écoulées depuis la catastrophe. Vingt ans plus tard, rien n'a évolué, tout a empiré.

Pour l'œil humain, ceux qui ont changé ne montrent pas de différence physique, ce qui rend leur identification impossible. Sauf pour moi. J'ouvre mon journal pour inspecter mes notes et mes croquis et tombe sur celui de l'une de ces bêtes.

Les personnes atteintes possèdent une âme noircie, que je vois pareil à un halo autour d'eux. Leur cœur ne bat plus au même rythme qu'un Homme normal. Ils ne détiennent plus une once d'humanité en eux et évoluent telles des machines, ils ne ressentent plus rien. Plus de désir, plus d'amour, plus de douleur. Devenus des parasites, ils tourmentent les vivants non infectés et pourrissent leur esprit qui s'assombrit, pour qu'à leur tour, ils se changent en des êtres aussi funestes qu'eux.

Les animaux connaissent le même sort. À tout moment, l'un d'eux, semblant sans défense, peut attaquer et montrer son vrai visage. Se méfier de chacun d'entre eux est épuisant. Seul Egun paraît normal, si on omet sa longévité exacerbée.

Le monde tel qu'il existait meurt et personne ne s'en rend compte. Je réprime un haut-le-cœur à cette pensée.

« Allez, viens, mon beau. Remettons-nous en route. »

Nous marchons, sans but précis, au travers de la forêt. Si l'endroit que nous avons quitté semblait normal, plus nous avançons, plus le décor se modifie. Les arbres et la végétation se parent de multiples nuances : les chênes se colorent de bleu, l'herbe s'habille d'une douce teinte rosée.

Si une partie de la nature a dépéri après le désastre, il subsiste quelques merveilles que je ne me lasse pas de regarder. Seulement, je ne me fie jamais aux apparences, plonger en enfer sans le remarquer est chose aisée. Avec ma malédiction, je repère certaines zones dévastées, noircies, brumeuses, truffées d'arbres morts. Les rivières, par endroit, se remplissent d'une eau brunâtre et nauséabonde où il ne vaut mieux pas mettre les pieds sous peine de se faire engloutir à tout jamais.

Nous avançons prudemment quand je découvre une vieille voiture à la peinture écaillée et rouillée, épave perdue au milieu de la forêt qui l'encercle et de la végétation qui a repris ses droits. Sur le coffre, je peux y lire la marque : Ford Thunderbird. Je ne crois pas avoir déjà aperçu un véhicule en état de marche, ils me servent surtout de dortoir. Celui-ci me cachera bien, tout en me laissant la possibilité d'observer l'extérieur à travers sa petite fenêtre ronde à l'arrière.

« Mon pote, je pense que nous avons trouvé notre lit pour cette nuit. »

Egun sautille de joie. Je me glisse à l'intérieur et m'installe derrière, sur la banquette presque confortable, et il vient se blottir contre moi. Les vitres sont brisées et la capote trouée à certains endroits.

« Nous demeurerons tout de même à l'abri, c'est mieux que rien. »

Alors que je somnole, un bruit particulier, que je reconnais, attire mon attention. Je me recroqueville et tente un coup d'œil à l'extérieur. Le cercle de l'immense forêt bleue, visible par le hublot, cache le malheur qui se propage. Sa couleur change, la noirceur l'a gagnée. Mon cœur se serre, ce spectacle me désole. Soudain, une voix surgie de nulle part me fait sursauter.

« Ne reste pas là ! »

J'attrape le couteau que je garde accroché à la ceinture, puis bondis hors du véhicule. Prête à l'attaque, le raton babines retroussées à mes côtés, j'observe l'obscurité. Mon regard s'arrête sur un jeune homme à peine plus grand que moi, visible grâce aux faisceaux de la lune, qui lève les mains en signe de paix.

« Je ne te veux aucun tort. Juste, tu n'es pas en sécurité, ici. Le mal débarque, tu dois t'enfuir. »

Bouche bée, mon pouls accélère. Je ne le distingue pas bien dans la pénombre, cependant, il n'apparaît pas comme l'un d'eux. Pour visualiser ce qu'il me décrit, une seule explication s'envisage.

« Toi aussi ?

— Moi aussi, quoi ?

— Tu le vois ? Tu les vois ?

— Au lieu de me questionner, déguerpissons. »

Il s'approche et je peux constater qu'il n'y a pas de danger, aucune aura maléfique n'émane de lui. J'attrape mon compagnon dans mes bras et cours aux côtés de cet inconnu, nous nous éloignons rapidement de la vague qui arrive.

Une fois sortie des bois, je m'affale sur le bitume fissuré pour reprendre mon souffle, avant de débuter l'interrogatoire.

« Qui es-tu ?

— Je m'appelle Riddle. Et toi ?

— Aurora. Ce n'était pas le sens de ma question. Tu vois ce qui se passe ?

— Le monde en perdition ? Oui. J'en conclus que c'est réciproque. Ne traînons pas là, cherchons un abri. »

Il écourte mon inspection pour repartir en quête d'une cachette et je lui emboîte le pas, Egun sur mes talons. L'astre de la nuit nous éclaire, mais je peine à le détailler. Il a l'air assez chétif sous son blouson, ses pointes de cheveux sombres sortent de part et d'autre de son bonnet. Lui aussi porte un sac à dos, contenant certainement le minimum pour sa survie. Il ne semble pas très loquace, ce que je peux comprendre, mais je tente tout de même d'engager la conversation :

« Tu traces ta route seul ?

— Oui, depuis des années. Toi aussi ?

— Non, Egun m'accompagne.

— C'est l'animal qui te suit ?

— C'est mon ami.

— Tu as de la chance, enfin, je crois. Tiens, regarde, on arrive aux abords d'un bourg. Restons prudents.

— Ne vaut-il pas mieux demeurer à couvert ?

— Pas ce soir. »

Il semble sûr de lui, je n'ose pas le contredire. J'évite pourtant le plus possible les villes, je ne veux plus jamais en apercevoir. Je ne souhaite plus entrer dans l'état dans lequel ils me mettent lorsque je m'approche de ces monstres. Néanmoins, la présence d'un être identique à moi me rassure. Nous longeons les bâtisses délabrées, prudents, à l'affût. À une heure aussi tardive, si cette bourgade est habitée, tous doivent dormir, humains comme parasites. Mais l'aspect des maisons indique que plus personne ne doit vivre dans le coin. Sans s'apparenter à des ruines, elles ne semblent plus entretenues, des carreaux sont cassés et des portes ouvertes, invitant à pénétrer à l'intérieur.

« Entrons ici », propose Riddle.

Nous opérons un tour de reconnaissance, arme blanche à la main, pour nous assurer qu'aucune présence nuisible ne pourra venir nous déranger. Si je trouvais mon couteau de combat dissuasif, son coup-de-poing américain, qui se termine par une lame, fiche la frousse. Mieux vaut l'avoir de son côté. Pour la première fois, je me sens presque en sécurité, même si mon pouvoir me protège plus ou moins des contaminés.

« Je pense que nous pouvons passer la nuit ici, aucun danger à l'horizon », indique-t-il en ressortant de la dernière pièce.

J'acquiesce et l'invite à s'installer au salon, sur un canapé qui fait grise mine. Une vieille lampe à pétrole traîne sur la table basse défraîchie et il l'allume, éclaircissant la pénombre qui nous entoure. Ma bestiole adorée se love contre mon flanc, alors que je plie les genoux sur la banquette pour les entourer de mes bras. J'observe l'humain à mes côtés du coin de l'œil, il enlève son bonnet et ses cheveux noirs en bataille s'éparpillent autour de son visage. Ses pupilles émeraude me toisent et me déclenchent un frisson, on dirait qu'il lit en moi. Il me perturbe, toutefois, les questions se bousculent dans ma tête.

« Quand est-ce que tu as découvert ta capacité ?

— Celle de bouffer la noirceur des infectés ?

— Heu... oui. »

Sa réplique me laisse bête et me fait rire. Il sourit avant de reprendre et je me fige, hypnotisée. Côtoyer une vraie personne ne m'est pas arrivé depuis longtemps, encore moins quelqu'un comme moi.

« C'est survenu d'un coup quand je me suis retrouvé en présence du premier que je croisais. Ce pouvoir s'est libéré et j'ai... »

Il marque une pause, pensif. Je poursuis à sa place, connaissant la suite.

« — ... aspiré son âme.

— Oui. Seulement, je me suis transformé, contrairement à l'infecté, et les gens ont eu peur. Ils m'ont chassé. »

J'imagine la scène. Je ne sais pas à quoi je ressemble lorsque je me métamorphose, mais j'ai vu sur les visages qui m'entouraient la terreur que je leur inspirais. Je ressens juste un changement physique, comme si les ténèbres s'emparaient de moi.

« Je te comprends, il m'est arrivé la même chose. Je me suis enfuie, puis j'ai rencontré ce raton laveur.

— Les conversations doivent être animées. »

Nous pouffons tous les deux. Cette conversation normale m'emplit de joie. J'apprends qu'il a vingt-deux ans et qu'il vit seul depuis une dizaine d'années. Il se débrouille, comme moi. Malgré tout, il affronte les démons, quand moi, je les fuis.

« Pourquoi tu n'utilises pas ce don pour éradiquer les contaminés ?

— Je n'aime pas ce que je deviens.

— Pourtant, c'est ce que tu es, ce que nous sommes.

— On se transforme...

— Et après ? Tu restes toi. »

Il se lève, se place devant moi et me tend la main. Je hausse un sourcil interrogateur, puis la saisis. Il m'aide à me relever et ne me lâche pas. Ses doigts enlacent les miens et une sorte de picotement s'empare de moi.

« Que ressens-tu ?

— Comment ça ?

— Moi, je ressens de la chaleur et de la douceur. Je n'ai pas eu de contact avec quelqu'un depuis longtemps, encore moins avec une personne comme moi. Nous ne sommes pas différents, nous éprouvons des choses, c'est ce qui fait de nous des humains. »

Son autre main remonte le long de mon bras pour se loger dans mon cou, jouant avec mes longs cheveux. Un frémissement traverse ma colonne pour se nicher dans le creux de mon ventre. Jamais un homme ne m'a touchée de la sorte, cette sensation inédite me rend nerveuse, et, en même temps, j'aime ça.

« Qu'est-ce que tu ressens ?

— Je... je ne sais pas vraiment. C'est nouveau pour moi.

— Pour moi aussi. Je suis seul depuis tellement longtemps que je commençais à me demander si j'étais sain d'esprit. Et je te rencontre. »

Il plonge ses yeux dans les miens. Son regard intense me perturbe et son discours me touche. Il paraît fort et fragile à la fois, j'ai presque envie de me blottir contre lui. Il semblerait qu'il pense la même chose, car il se rapproche dangereusement de mon visage. Ses lèvres se trouvent à quelques centimètres des miennes et ses pupilles ne me lâchent pas. Un torrent de sensations diverses s'empare de moi, je suis partagée entre l'appréhension et le désir de le goûter. L'attirance est vive et je me laisserais bien aller, quand j'entends Egun grogner. Je recule un peu pour me dégager.

« Pardon, je ne voulais pas te brusquer. Je ne sais pas vraiment ce que je fais.

— Se retrouver avec un semblable est déroutant. On ne se connaît pas, je n'ai jamais...

— Ne t'inquiète pas. Je suis désolé. Allons dormir, il est tard. »

Nous partons nous coucher, chacun dans une chambre laissée à l'abandon. Le sommeil met du temps à me gagner, je repense à ce contact rapproché. Le sentiment qui me possède est nouveau. Dans tout ce chaos, jamais je n'avais envisagé de trouver quelqu'un comme moi, encore moins un homme qui pourrait me plaire.

« Aurora ! Vite ! »

Je me réveille en sursaut. Que se passe-t-il ? Je mets quelques secondes à reprendre mes esprits. J'entends Riddle hurler et des petits cris que je reconnais comme étant ceux du raton. Je saute du lit et cours vers les voix qui viennent de l'extérieur de la maison.

Le jour se lève et me permet de visualiser le spectacle dans la rue qui me cloue sur place. Une dizaine d'infectés entourent mon camarade, qui n'a plus rien de semblable à son aspect de la veille. Si nos assaillants ne paraissent en rien anormaux à première vue, la brume noirâtre qui émane d'eux ne laisse pas le doute planer quant à leur origine. Contrairement à eux, Riddle, lui, a entièrement muté. La pâleur de sa peau demeure presque fantomatique, le regard qu'il me jette me permet de voir que ses prunelles sont devenues aussi sombres que ses cheveux. Le même halo que les autres l'entoure.

C'est donc à ça que je ressemble ?

« Aurora ! »

Son appel me tire de ma tétanie. Je sens des tremblements dans mon corps, signes annonciateurs du changement qui s'opère en moi. Tout mon être se métamorphose. J'entends alors leurs âmes tourmentées qui hurlent, je respire l'odeur de putréfaction qui se répand, je ressens la douleur de ces personnes qui se meurent de l'intérieur, rongées par l'obscurité.

Je me jette sur eux tel un démon quand je le vois. Egun gît à terre, entouré de cette brume significative de son altération. La rage s'empare de moi et je fonce sur les monstres, déchaînée. Je leur saute dessus un par un, leur plante mon couteau dans la gorge et aspire leur âme. J'évite de me faire avaler mon humanité de justesse quand l'un d'eux m'attrape alors que je lutte pour survivre. Aidée de Riddle, je réalise un carnage et nous délaissons leur enveloppe délivrée du mal, le corps inanimé à tout jamais. Ma respiration ne se calme pas et ma fureur grandit lorsque Egun s'éveille. Ce n'est plus mon ami, il est devenu une ombre. Je l'observe, les larmes me brûlent les yeux, aucun son ne sort de ma gorge.

« Tu veux que je m'en occupe ? »

Je secoue la tête, c'est à moi de le faire. Je m'approche de l'animal qui séjourna à mes côtés pendant si longtemps. Il retrousse les babines, prêt à m'attaquer. Lorsqu'il tente de me sauter à la gorge, je l'attrape et absorbe ses forces. Je m'effondre au sol et le serre fort contre mon cœur meurtri, mon désespoir se déverse sur mes joues et son cadavre.

« Aurora, je suis désolé, je n'ai rien pu faire. Il a voulu te protéger. Mais tu n'es plus seule, à présent. Ne restons pas là, viens. »

Je lève la tête vers mon nouvel acolyte qui me tend la main. Je la saisis, sans lâcher Egun, et nous partons loin de cet endroit néfaste, à la recherche d'un lieu pour que mon ami repose en paix à tout jamais.

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bealionne
Posté le 14/03/2023
Une entrée en matière percutante et emplit d'émotions prenantes. Ce début de récit fantastique est prometteur, les personnages criants de vérité. On vit avec eux ce drame qu'ils traversent On leur souhaite le meilleur ensemble et de tuer (délivrer ?) nombre de pauvres âme égarées. J'attends avec impatience la suite de cette aventure. Bravo Umi ce texte m'a convaincue, allé hop dans ma PAL.
Cara Federsan
Posté le 17/03/2023
Mho merci Béa, mais c'était une nouvelle ! Pour l'instant, pas de suite prévue, mais c'est vrai que cette histoire reste dans ma tête, alors qui sait ?
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