Ombres d'un Doute (nouvelle)

Notes de l’auteur : cette nouvelle comporte des scènes susceptibles de choquer. Nous avons tenté d’en repérer les principales thématiques sensibles ci-dessous. Attention : la liste suivante peuvent bien entendu divulguer certaines surprises contenues dans l'intrigue.

Thèmes sensibles : allusions sexuelles, cadavres, emprisonnement, gore (descriptions de blessures), gros mots (insultes genrées), meurtre, mort, sang, torture (mentions), viol (mentions), violences physiques.

Deux hommes se dévisageaient sur le chantier de la basilique : le premier d’entre eux gisait, retourné sur le dos. Ses yeux immobiles et écarquillés semblaient fixés sur le second. Une sévère statue de Saint-Pyrrhus les jugeait d’en haut, perchée sur sa plateforme tel un aigle dans son aire. Ses inquiétants traits d’airain étincelaient, éclat combiné du soleil qui pointait entre les poutres et du braséro géant qui brûlait en contrebas.

Rachert de Castelbanat, chevalier-abjurateur pour l’Inquisition Carréiste, était resté muet face à ce cadavre. Une odeur piquante s’en dégageait déjà, se mêlait à l’odeur calcaire des dalles fraîchement poncées. Le zénith tropical de Maillefort chauffait à blanc l’armure rutilante de sieur Rachert, trempait de sueur le surcot de laine grise qui servait d’uniforme à son prieuré… Il passa un mouchoir brodé sur son front noir, s’efforça d’ignorer cette torpeur : lorsque les Quatre Dieux faisaient souffrir leurs ouailles, ce n’était que pour raffermir leur foi. Sa mâchoire carrée, son crâne tondu le démangeaient ; il s’était mal rasé, ce matin, malgré l’obligation pour tous les Frères Jurés de rester purs et propres.

Si ce pauvre ouvrier n’avait pas eu ce trou béant et noirâtre en plein dans la poitrine, Rachert aurait presque pu l’envier. Reposait-il sur le carrelage qu’il avait lui-même scellé ? Sa chemise en lin, maculée de plâtre et de sciure, se tachait désormais de rouge : modeste, mais bien entretenue, elle laissait deviner les muscles noueux d’un artisan aguerri. Rachert ne reluquait guère les formes des autres mâles, autant par indifférence que par peur d’abîmer son âme ; mais il appréciait la force, l’effort. Quant au visage… Les traits jadis burinés du malheureux s’étaient déformés et figés en un cri infini et rond, réplique grimaçante de la blessure béante qui ravageait son torse. La mort, douloureuse, l’avait pourtant fauché d’un seul coup.

Une femme patientait non loin : la contremaîtresse Siloène de Castelbanat. Soucieuse, aussi rigide que son tablier de cuir, elle ne ressemblait guère à son petit frère… qui le dépassait d’ailleurs d’une tête depuis vingt ans. Les boucles crépues de l’aînée dessinaient autour de sa tête une parfaite auréole. Au bout d’un moment, qui lui avait sans doute paru interminable, elle interpela son cadet… pour lui répéter ce qu’elle lui avait déjà bredouillé une heure plus tôt, lorsqu’elle était venue tambouriner aux portes du Palais Inquisitoire et réclamer sa présence :

« C’est le deuxième en moins d’un mois. »

Rachert referma ses paupières quelques secondes et s’autorisa un soupir, le dernier avant un bon moment. Ce n’était pas le cadet, le confident que Siloène avait appelé au secours, mais le chevalier de l’Inquisition… On lui faisait confiance, on dépendait de son jugement. Alors il s’imposa d’interroger Siloène comme n’importe quel autre fidèle, d’une voix calme et sèche :

« Et où est le cœur ?

— Caché dans une jarre, chuchota Siloène qui se rapprochait en lui désignant une bosse dans la poche de son tablier. Question de décence… J’ai fait ce que j’ai pu.

— Bien. Passe-la-moi, c’est une pièce à conviction. On y jettera un coup d’œil aussi. »

Rachert, dans un réflexe de vieux soldat, évalua d’un coup d’œil les alentours tout en ramassant cette urne canope improvisée. À une vingtaine de mètres, à peine dissimulés par un énorme pilier, vingt travailleurs apeurés espionnaient les deux adelphes et le défunt. Tout autour d’eux s’élevaient les portillons en ogive de la future basilique Saint-Pyrrhus-des-champs, ses contreforts massifs, ses travées étincelantes : on approchait de la fin des travaux, une épopée de dix ans. À vrai dire, l’évêque local avait déjà consacré l’endroit, dans l’attente de l’inauguration officielle. Il y avait même célébré quelques offices pour encourager l’ouvrage… Et bénir la vasque vestale, qui brillait déjà de mille feux. La charpente dessinait les contours d’un immense prisme vide ; il n’y manquait plus que la couverture, les tuiles et les verrières.

« Et personne n’a rien vu, Siloène ?

— Non, couina celle-ci d’un mouvement de tête pathétique. La première fois, j’ai cru qu’un vagabond s’était réfugié entre les tas. Une mauvaise rencontre, un règlement de compte, ou… je ne sais pas. Alors, par sécurité, on a fermé les portes du chantier durant la journée. J’ai dit aux ouvriers de rester vigilants, de ne tolérer aucun intrus… de ne pas s’isoler. Mais…

— Ça n’a pas suffi ?

— Celui-là… Édinond… Ses collègues disent qu’il s’est éloigné quelques minutes, le temps d’une pause technique. Mais les latrines sont à l’extérieur, pourtant ! Il n’a pas même passé le seuil de la basilique, les scellés sont restés dessus… C’est à n’y rien comprendre !

— Il y a plusieurs moyens d’effectuer un meurtre en porte close, la coupa Rachert d’une main docte. J’ai déjà plusieurs hypothèses. On les testera une à une. »

Siloène se passa la langue sur ses lèvres, manie qu’elle conservait depuis l’enfance. Fébrile, elle osa alors formuler la question qu’elle se retenait probablement de poser depuis une heure :

« C’est l’œuvre d’un sorcier ?

— Peut-être, maugréa Rachert avec une pointe d’irritation. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs… On va faire une enquête, ne t’inquiète pas.

— Je ferme tout ? Je renvoie les gens chez eux ?

— Non, la sermonna Rachert. Tu sèmerais la panique… Il ne faudrait pas saloper la scène de crime. Et puis, j’aimerais garder un œil sur tous ces gaillards. Laisse-les terminer leur journée ici, cela les empêchera de fuir s’ils sont mêlés à tout ça. Moi, je vais demander des renforts à l’Inquisition pour gérer la logistique et les démarches légales. On prendra le relai. »

Siloène dodelina de la tête. Elle avait fait son devoir en courant chercher Rachert ; dans pareilles circonstances, un inquisiteur carréiste pouvait tout à fait se substituer à la police locale… qui laissait de bonne grâce les chevaliers-abjurateurs traquer les mages, la plupart du temps. Rachert abordait chaque enquête occulte comme si c’était la dernière, celle qui aurait raison de sa vie. L’Inquisition ne recrutait qu’une élite, par nécessité : ces affaires de sorcellerie réclamaient la plus grande prudence et un mental à toute épreuve. Ses moines-soldats, lorsqu’ils prêtaient serment, recevaient en cadeau un coffre d’ébène ouvragé à leur nom… et à leurs dimensions. Un cercueil attendait déjà Rachert dans la crypte des Castelbanat. Plusieurs de ses anciens Frères Jurés avaient rempli le leur dès leur prime jeunesse.

« J’ai peur, Rachert.

— Je ferai le nécessaire, l’assura celui-ci tout en tâtant le pommeau sur son baudrier. Tout ce qui sera mon pouvoir.

— Un cadavre, ça pouvait passer pour un accident, mais deux… Les ouvriers posent beaucoup de questions. Dans ces conditions, j’ignore si la basilique…

— Je t’ai dit que j’allais faire tout mon possible, tempêta Rachert qui foudroyait sa sœur du regard. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

— Pardon. »

Siloène venait de baisser les yeux, comme une enfant prise en faute. Embarrassé par cet inutile emportement, Rachert changea de sujet :

« Comment se passe ton chantier ? L’ambiance ?

— Hein ? Oh, pas trop compliquée, ânonna Siloène d’un air perdu. Disons, autant que ça peut l’être dans ces circonstances… L’Église n’embauche pas n’importe qui, ces gars savent ce qu’ils font. On leur a dit qu’édifier la basilique compte pour la rémission de certains péchés, alors, forcément, ils mettent du cœur à l’ouvrage. Une indulgence par journée effectuée… C’est dans leur contrat. »

C’était la première bonne nouvelle de la journée. Siloène avait un goût sûr, du talent au bout du ciseau et du burin, des compétences indéniables en matière d’architecture… mais pas l’étoffe d’une meneuse d’hommes. Elle ne dirigeait les travaux que depuis quelques mois ; l’architecte d’origine avait succombé à la peste, et son remplacement, très politique, s’était fait en catastrophe. Prétendument, le culte carréiste avait embauché Siloène pour ses compétences de fondeuse et de sculpteuse ; ce monumental bronze de Saint-Pyrrhus était censé couronner sa carrière d’artiste-démiurge. Mais d’aucuns soupçonnaient l’Église d’avoir surtout souhaité récompenser la maison Castelbanat, qui la servait depuis des siècles, en lui attribuant cette charge prestigieuse… Aussi, la nomination de Siloène au poste de contremaître avait d’abord alarmé Rachert. Son aînée se laissait si aisément marcher sur les pieds, elle allait se faire humilier ! Heureusement, il s’était retenu de critiquer ses ambitions. Contre toute attente, Siloène avait visiblement appris à se faire respecter… si bien qu’elle parlait désormais de ses employés sans crainte apparente :

« Des braves gens, fiers de leur métier. Ils se sont cotisés pour m’acheter une couronne de houx et de bruyères et la placer sur la pierre tombale de Cathaire… Certains sont même venus à la veillée funèbre, tu ne t’en souviens pas ?

— Non, s’assombrit Rachert. J’étais en mission à ce moment-là… Je n’ai pas pu venir.

— Ah, désolée ! J’oubliais.

— Bref, marmonna-t-il en dissimulant une seconde fois sa gêne. Pas de conflits particuliers au boulot, donc ?

— Un chantier, ce n’est une succession de crises à gérer, énonça Siloène sur le ton de l’évidence. Mais non, rien de choquant. Pour tout dire, on est même un peu en avance… C’est peut-être parce que je suis en deuil. Les gens filent doux avec moi, j’ai l’impression.

— T-Tant mieux, bredouilla Rachert qui s’éloignait déjà. Reste là. »

À la va-vite, il agrippa une bannière aux armes du culte et la déposa sur le visage du cadavre pour lui rendre un peu de dignité. Mais il n’avait pas fait cinq pas vers l’immense double-porte de la basilique que la voix plaintive de sa sœur, dans son dos, l’interpellait déjà :

« On ne t’a pas vu, au vide-grenier !

— J’étais de garde, prétexta Rachert en se figeant.

— D’accord, l’implora Siloène. Mais quand même… Tu ne pouvais pas nous prévenir, indiquer ce que tu souhaitais conserver ?

— Pour quoi faire ? On ne m’a pas couché sur le testament, que je sache.

— Je ne te parle pas d’emporter le manoir avec toi, se regimba son aînée. Tu as autant de droits sur ses biens que n’importe qui d’autre… Bon sang, c’était quand même ton beau-frère ! Les voisins ne se sont pas gênés pour se servir, eux ! Les parents de Cathaire n’ont pas besoin de toutes ses affaires, et moi non plus. Ça n’aurait dérangé personne que tu prennes quelque chose… un souvenir de lui, que sais-je ! Il a… Il avait de très beaux livres sur Arapède. Tu adores ça, non ? La ville d’Arapède.

— Je ne déteste pas, non. »

Cathaire : leur frère de lait, leur ami d’enfance, le voisin sympathique… Celui qui avait partagé tous leurs jeux, tous leurs secrets. Probablement le meilleur homme du monde. La peste les en avait privés. Le seul crime que Rachert pouvait lui reprocher, c’était d’avoir épousé Siloène ; une union qui lui avait de prime abord semblé incestueuse, ou presque… Il s’était senti trahi. Pourtant il avait bien fallu surmonter sa répugnance, n’en rien laisser paraître aux fiancés pour les bénir de ses vœux. Rachert savait rester à sa place, garder ses opinions pour lui. Sans cela, on ne l’aurait jamais laissé rejoindre les rangs de l’Inquisition. Son père, avant de mourir, le lui avait dit : « ta sœur nous couvrira de gloire, mais toi, tu préservas notre honneur. »

Siloène s’approchait désormais de lui, les yeux un peu trop humides à son goût. D’une voix chevrotante, elle persistait à tirer sur sa corde la plus sensible :

« Il t’appréciait beaucoup, tu sais ?

— Je reviens tout de suite, feula Rachert qui se remettait déjà en marche. Essaye de souffler un peu, en attendant. »

Il ne se retourna pas, ni pour saluer sa sœur, ni pour affronter le jugement muet et métallique de Saint-Pyrrhus. D’un pas leste, le vase mortuaire sous le bras, il s’éloigna de la gigantesque vasque enflammée puis franchit le seuil de la basilique. Bon sang, pourquoi Siloène lui parlait-elle de tout cela maintenant ? L’émotion dégagée par ce meurtre crapuleux n’excusait pas tout. D’ailleurs, c’était l’unique sujet qui aurait dû mobiliser leur attention.

Rachert héla une calèche dans les rues asséchées de Maillefort, puis paya plusieurs écus pour retourner en vitesse au siège prieural de l’Inquisition. Tout au long du trajet, il ressassa en son for intérieur les faits qui lui avaient été exposés. Malgré sa longue expérience, il n’arrivait pas à s’en faire une image claire. Il y avait de la magie là-dessous, cela ne faisait aucun doute ; mais de quel genre, pour quel mobile, il l’ignorait. C’était une affaire d’un genre inédit… Or le temps jouait contre lui. Il n’avait pas le temps d’écumer les archives de l’ordre, de solliciter l’expertise du Saint-Siège pour en savoir davantage. Au rythme où se déroulaient ces meurtres rituels, un troisième cadavre souillerait la basilique d’un jour à l’autre. Un cadavre qui aurait peut-être le visage de Siloène…

Cela, Rachert ne pouvait le tolérer.

« J’ai promis de faire tout ce qui était en mon pouvoir », martelait-il silencieusement.

À l’impossible, était-il tenu ? Il y avait, bien sûr, une certaine catégorie de personnes auxquelles on pouvait s’adresser, lorsque les lois de la nature se montraient trop contraignantes… Lorsque la foi et la science médicolégale faisaient défaut, il restait la divination.

Rachert, malgré la canicule, se sentit frissonner. Ses mains gantées et jointes suppliaient déjà les Quatre Dieux de pardonner le péché qu’il s’apprêtait à commettre… Néanmoins il n’y avait aucun mal à demander de l’aide lorsqu’on en avait besoin : d’ailleurs on le lui avait si souvent répété, au séminaire ! C’était même le devoir d’un homme juste : avouer ses propres limites, déléguer.

L’Enfer était pavé de bonnes intentions… mais le Paradis aussi. Et Rachert n’avait plus le temps de regarder sa carte.

Deux heures plus tard, il s’engouffrait avec une lampe à huile dans les oubliettes pierreuses de la commanderie inquisitoire. Il les connaissait par cœur ; pourtant, par sécurité et par protocole, un Frère Juré l’accompagnait. Sieur Éléanaud de Limet marchait devant, un trousseau de clefs en fer forgé dans sa main droite, l’épée dégainée dans l’autre. C’était un soldat valeureux, généreux ; avec ses larges épaules et ses joues taillées à la serpe, ce chevalier-abjurateur ressemblait fort à Rachert de Castelbanat… au point qu’on les confondait parfois. Ils auraient pu s’apprécier ; ce n’était pas le cas.

Dans ces couloirs étroits, poisseux comme les entrailles d’un animal marin, ils comptaient les numéros des cellules : 173, 174… 175. Sans prendre la peine d’entrouvrir la lucarne pour annoncer sa venue, Éléanaud déverrouilla la lourde porte de fer, de plomb et d’argent mêlés : l’alliage parfait pour contrer d’éventuels sortilèges.

Malgré sa minceur, le faisceau de lumière aveugla la prisonnière qui s’était recroquevillée dans un coin de la pièce… Elle semblait sortir d’un très long sommeil. Même dans cet état, cette rebouteuse n’était pas plus crasseuse qu’à son arrivée dans cette prison… Rachert l’avait surprise à vendre des philtres toniques dans les bas-fonds de Maillefort ; comme ceux-ci étaient réputés pour leurs poux, on l’avait rasée et rincée à l’eau glacée. La longue robe de bure qu’on l’avait forcée à enfiler révélait une silhouette amaigrie, et de solides chaînes ; elle n’était là que depuis trois jours, mais ses articulations s’étaient déjà rougies sous leurs poids. Éléanaud, d’un ton acerbe, railla cette créature diabolique :

« Tes prières sont exaucées, l’oiselle ! Tu vas revoir ton pays avant de brûler…

— D’être pendue, le corrigea Rachert. Elle vient de Pluvède, à en croire son dossier… Ils n’ont pas les mêmes châtiments, là-bas.

— De mieux en mieux, s’offusqua Éléanaud. Les Pluves sont tous des païens ! Est-ce à ces gens qu’on laisse le soin de juger cette ensorceleuse ?

— Techniquement, ce sont des athées.

— Bon, des mécréants, si vous préférez… C’est du pareil au même ! Ce que vous pouvez être tatillon, Frère… »

Sans ménager la prisonnière qui peinait à se relever, ils déverrouillèrent les cadenas qui la retenaient au sol et au mur… sans la lâcher des yeux, ni toucher aux entraves qui l’empêchaient d’incanter la moindre formule. D’ailleurs un masque mécanique couvrait aussi sa bouche. Habitué à cette procédure, Rachert somma la magicienne pluve de les suivre à travers les couloirs… Elle se laissa faire, résignée ; lorsqu’ils parvinrent à l’air libre, dans la Cour fortifiée de la commanderie, elle contempla le soleil une dernière fois. Cependant que Rachert la calait dans un fiacre blindé et banalisé, Éléanaud le tançait :

« C’est vraiment nécessaire, ce transfert ?

— Notre bon roi Audard a passé un accord d’extradition avec les dirigeants de la République, bougonna Rachert. Ils jugent leurs mages, on juge les nôtres… Et les vaches seront bien gardées. Il faut la reconduire à la frontière… Le Comité de Salut Public prendra le relai de l’autre côté.

— Qu’est-ce que ça change, le pays qui s’occupe de son cas ? Elle crèvera de toute façon. Et puis, au bout du compte… On obéit d’abord aux Cardinaux, nous ! L’inquisition n’a pas de compte à rendre à Sa Majesté. Vous faîtes du zèle, Frère !

— Je préfère passer pour un zélote qu’un défroqué, le sermonna Rachert. Puisque vous vous souciez tant d’appliquer la règle monacale, Frère, pourquoi ne pas ranger votre chambrée ? Par Saint-Pyrrhus ! Ce serait dommage que nos supérieurs la découvrent dans un tel état… »

Éléanaud, renfrogné, n’y trouva rien à redire. Rachert n’avait qu’une vague idée du genre de feuillets illustrés ou d’ustensiles indécents que son voisin de dortoir cachait dans son armoire personnelle ; mais la cloison entre leurs cellules respectives n’était pas bien épaisse, et certains bruits équivoques, de l’autre côté, venaient régulièrement troubler son sommeil…

Tout en refermant la porte du fiacre derrière lui, il s’assit à côté de sa captive : Litanie Sceau. C’était le nom qu’avaient obtenu ses tourmenteurs, sans la moindre difficulté : la jeune sorcière se savait condamnée, et avait préféré épargner à tout le monde un interrogatoire long et pénible. On lui avait rasé ses longs cheveux hirsutes et noirs, retiré ses habits criards. Rachert peinait à reconnaître la femme qu’il avait arrêtée, avec cette parodie d’appareil dentaire qui lui mangeait la moitié du visage… On lui aurait donné vingt ans, pas plus. Seuls ses yeux plissés et son teint cramoisi révélaient ses origines étrangères.

Éléanaud retournait à son poste au sein de la forteresse. À l’extérieur, le conducteur jouait déjà de sa cravache : les chevaux s’élançaient au trot sur les pavés. Les grilles gigantesques du prieuré inquisitoire se refermèrent derrière eux, avec lourdeur et fracas.

Sitôt que le fiacre eût passé le seuil de la citadelle, Rachert se pencha sur l’ensorceleuse pour dévisser son mord. La Pluve, surprise, crut sans doute qu’il essayait de l’enfourcher… car elle se mit aussitôt à mugir, à tenter de s’échapper vainement… Cette idiote allait alerter le conducteur, avec toute cette agitation ! Pour l’immobiliser, Rachert dut l’écraser sur la banquette. En l’étouffant presque sous la masse de son propre corps, il lui murmura d’un ton impérieux à l’oreille :

« Écoute-moi bien, sorcière… Nous sommes seuls. D’ici trente secondes, je t’enlèverai ce bâillon métallique. Ensuite, nous discuterons à voix basse quelque temps. Si tu cries, je te tue. Si tu te débats, je te tue. Tu as une chance, une seule, de t’en tirer avec la vie sauve, et c’est celle que je compte t’offrir. D’accord ? Hoche la tête, si tu as compris. »

Au bout d’une attente insupportable, Litanie Sceau remua faiblement son crâne sur le coussin. Rachert, d’une main experte, fit jouer ses clefs pour désamorcer le mécanisme et le récupérer sans bruit. La magicienne, malgré son consentement, retenait de furieux sanglots. Rachert la laissa reprendre ses esprits. Elle fixait Rachert d’un air halluciné : on devinait l’anxiété, la stupéfaction dans ces grands yeux noirs en amande… mais aussi le dégoût, une haine ancestrale de l’Inquisition Carréiste qui avait brûlé tant des siens.

« J’ai besoin de ton expertise, lâcha-t-il sans ambages. Un cadavre à examiner… Un meurtre à élucider. Tu me diras qui l’a fait, comment et pourquoi. Rends-moi ce service, et moi, je te rendrai ta liberté.

— Tu plaisantes, s’éberlua Litanie qui retrouvait un peu de sa superbe. C’est toi qui finiras en prison, mauvais moine !

— C’est mon problème. Tu as d’autres préoccupations, j’imagine…

— Qu’est-ce qui me dit que tout cela n’est pas une mise en scène, pour mieux me cuisiner ? Je n’ai aucune raison de te faire confiance.

— Bon sang ne saurait mentir. Mon nom est Rachert, fils de Rachert, seizième dans la lignée des Castelbanat… et je tiens toujours mes engagements. Tu as ma parole de chevalier, de Frère Juré. »

À ces mots, la sorcière éclata d’un rire nerveux. La situation avait quelque chose d’absurde, il fallait bien le reconnaître. Mais face à une criminelle de ce genre, Rachert ne se souciait guère des apparences. Malgré sa situation critique, Litanie persistait à le railler :

« Le beau serment que voilà ! Un soldat-abjurateur digne de ce nom ne relâcherait jamais une criminelle.

— J’en ai le droit si c’est pour attraper un magicien autrement plus dangereux, se récria Rachert qui masquait mal sa vexation. L’Inquisition n’a que faire d’une minable faiseuse d’anges telle que toi… elle a d’autres ennemis.

— Jamais je ne dénoncerais un confrère, crâna-t-elle vainement. Et certainement pas à un fanatique comme toi !

— C’est un ritualiste sanguinaire, insista-t-il sur le même ton avec lequel on aurait raisonné une enfant. Un démoniste arracheur de cœurs. Deux innocents sont déjà morts pour ses sacrifices impies… D’autres suivront. S’il reste la moindre poussière de décence dans les recoins de ton âme maudite, tu pourras au moins citer son arrestation pour ta défense… lorsque ton âme comparaîtra au tribunal des Quatre Dieux. Dis-moi où le trouver, et comment le tuer. Sers la justice, et elle te servira. »

Litanie cracha à la figure de Rachert.

Ravalant sa colère, il fouilla son surcot à la recherche de son mouchoir… Tandis qu’il essuyait de sa main gantée la bave qui maculait son front, Litanie renchérit :

« S’il y a une justice, c’est plutôt les gens comme toi qui charrient de la merde en Enfer !

— C’est bon, tu as fini ? Nous n’avons pas beaucoup de temps… J’ai besoin d’une réponse. Oui ou non. »

Les yeux perfides de la sorcière brillèrent à nouveau. Rachert ne cilla pas, la défia sans un mot. Alors que les chevaux continuaient leur course sur les pavés, la magicienne finit par concéder :

« Juste un coup d’œil et un avis. Sans obligation de résultat. Après, tu me relâcheras dans la nature… Et ici ! Je ne veux pas retourner en Pluvède. Trop de gens m’y connaissent…

— Soit. On dira que tu m’as échappée, à l’aide d’un sortilège quelconque… Mais tant que tu n’auras pas rendu ton avis, tu garderas les menottes. Je ne te les enlèverai que lorsque tu m’auras donné une véritable piste… C’est notre contrat.

— Parce que tu crois vraiment que je vais tenir ma promesse ?

— Le doute ne m’est pas permis. Croire, c’est mon métier.

— Ton commerce, s’esclaffa Litanie avec morgue. À bien évaluer nos situations respectives, je dois admettre que tu es meilleur négociant que moi… »

Rachert, fulminant, encaissa néanmoins cette pique. D’un doigt sur la bouche de sa complice, il ouvrit la fenêtre du fiacre et héla le conducteur :

« Un arrêt rapide, s’il-vous-plaît ! Nous passerons par la basilique Saint-Pyrrhus-des-Champs. Il y a quelqu’un, là-bas, qui doit interroger notre prisonnière. »

Les chevaux, brusquement tirés hors de leur trajectoire, faillirent envoyer leur voiture dans le décor. Décidément, cette enquête débutait sous les meilleurs auspices… Lorsqu’ils parvinrent à destination, Rachert consentit à retirer les fers et la tige métallique qui reliaient les pieds de Litanie. Pour examiner la scène du crime, elle allait devoir marcher… On l’avait averti, au séminaire, que certains enchanteurs pouvaient invoquer le diable avec leurs pieds, en exécutant un ballet complexe ; néanmoins sa captive, dans cet état de fatigue et de désorientation, ne risquait plus de danser ce genre de gigue. Rachert dut même soutenir Litanie par l’épaule pour l’aider à gravir l’escalier monumental du parvis. Ils devaient avancer vite : le spectacle d’une détraquée en tenue de bagne, attifée de menottes clinquantes, ne manquerait pas d’attirer l’attention des badauds dans la rue. Heureusement, le soleil commençait à faiblir…

Lorsqu’ils pénétrèrent à l’intérieur du chantier, une vingtaine d’ouvriers s’affairaient autour d’un individu autrement plus abominable. Des cris d’horreur montaient dans l’assemblée près du grand feu vestal… On se bousculait !

Une longue forme humaine, au sol, gisait dans une flaque sombre… à trente mètres de celle que Rachert avait examinée ce midi.

« Ventrebleu, s’étrangla-t-il. Pas déjà !

— Monsieur de Castelbanat… vous devriez vraiment m’enlever ces menottes maugréa Litanie dont le vouvoiement soudain n’avait pas échappé à son interlocuteur. Il se trame ici des choses bien plus dangereuses que ma petite personne.

— Contente-toi de faire ton travail », la reprit-il aussitôt d’une violente tape dans le dos.

Tout en la poussant ainsi vers ce troisième cadavre, Rachert réclama le calme. Les artisans, en les voyant, se turent. Toutefois, Siloène, affolée, accourait pour le héler :

« Il faut partir, tout de suite ! Cet endroit est maudit, maudit !

— Non, répliqua son cadet. Je d’être aussi brusque, mais les preuves sont fraîches… Le meurtrier doit encore se trouver dans les parages, c’est maintenant qu’il faut rester sur le qui-vive. J’ai ramené une experte. »

La mâchoire de Siloène se décrocha lorsqu’elle découvrit la gueuse enchaînée que Rachert venait d’introduire dans sa basilique, ce futur saint des saints.

« Rachert, lâcha-t-elle d’une voix blanche. Ne me dis pas que c’est une…

— Tu as une meilleure idée ? Alors boucle-la, la coupa sèchement son frère. Laisse-la se concentrer. »

Tous les yeux se tournèrent vers Litanie, dans un mélange d’effroi et de ce qui ressemblait un peu trop à du respect. Rachert surprit même deux bâtisseurs à faire des messes basses, le nom de l’enchanteresse sur leurs lèvres… Avaient-ils eu recours à ses services, dans les bas-quartiers, pour se faire lire les lignes de la main ? Bon sang, Maillefort se remplissait de diabolistes ! Quant à Litanie, elle changeait d’attitude à vue d’œil : maintenant qu’elle retrouvait son statut, sa fébrilité laissait place à une froideur toute professionnelle. Le temps de jauger chacun des hommes assemblés, elle hocha la tête et jeta :

« Comment il s’appelait ?

— Charland, consentit à répondre Siloène mal à l’aise. C’était notre charpentier.

— Aucun témoin, j’imagine… Bon. Voyons voir… »

Ensuite, elle s’accroupit aux côtés du mort. La vue de ce cadavre encore frais ne semblait aucunement l’émouvoir ; sans doute en avait-elle déjà disséqué pour ses expériences médicales répugnantes… Rachert ne pouvait cependant pas lui faire la morale ; en tant que guerrier, il s’était lui aussi désensibilisé depuis longtemps à ce genre d’atrocités. Rapidement, cependant, Litanie s’enquit à la ronde d’une masse spongieuse et noire dans la mare de sang, pas très loin de son ancien propriétaire :

« Que fait ce cœur là ?

— Quelqu’un l’a arraché, répondit Siloène par réflexe.

— J’avais deviné, merci… Ce que je demande, c’est ce qu’en a fait le meurtrier.

— Heu… rien, a priori ? Je crois qu’il s’en est débarrassé aussitôt.

— Étonnant. Si je devais arracher un cœur encore palpitant, ce serait pour le sacrifier, en monnaie d’échange lors d’un rituel… histoire de payer un démon. Sinon, quel intérêt ? »

Des exclamations répugnées s’élevèrent parmi les ouvriers. Rachert tâtonna nerveusement l’épée à son baudrier. Il regrettait déjà d’avoir emmené Litanie en ce lieu sacré… Elle y amenait fatalement la zizanie et l’indécence, comme tous les gens de son acabit.

Puis, soudainement, ses épaules et ses bras s’arquèrent comme ceux d’un animal acculé. Elle venait de remarquer quelque chose, mais quoi ? Après s’être redressée, tout aussi subitement, elle courut vers l’autre corps pour s’y pencher. Personne n’avait eu le temps de déplacer le défunt Édinond. Rachert, inquiet, interpela sa prisonnière :

« Qu’est-ce que tu cherches ?

— Sainte-Mère, pesta Litanie qui commençait à palper sans ménagement l’autre macchabée. Retirez-lui sa chemise.

— Hein ?

— Soulevez-le, déshabillez-le ! Tout de suite ! Ces restes sont anormaux. »

Rachert n’appréciait guère qu’elle lui donnât des ordres. Mais comme elle l’ignorait, il choisit de lui obéir… pour le moment. Étouffant un juron, il s’agenouilla lui aussi. Ses mains tremblèrent à peine lorsqu’il déboutonna l’étoffe sur le torse de Charland : il avait eu à exécuter ses gestes sur le champ de bataille. Il extirpa le vêtement sans se soucier de l’abîmer ; avec cet énorme trou et ces coulées de sang, personne ne risquait de le récupérer. Lorsque le mort fut à moitié dénudé, Rachert le regarda quelques secondes, hagard… Mais Siloène, qui se tenait derrière lui, poussa alors un cri perçant et l’avertit :

« Oh, par les Quatre ! Ce corps…

— Mais quoi, à la fin ?

— Il n’a pas d’ombre. »

Les sourcils de Rachert se hissèrent d’un seul coup. Sur les dalles, à la lumière enflammée du braséro, le pantalon en toile de jute de l’ouvrier projetait une trace noire… Mais, quelques pouces plus haut, les contours de ce double indistinct disparaissaient tout à fait. Bon sang ! Comment cette diablerie avait-elle pu lui échapper ? Litanie, qui terminait d’inspecter le cadavre d’Édinond, rétorqua de son côté :

« Ici non plus…

— Ventrebleu, s’alarma Rachert. Qu’est-ce que ça veut dire ? Où sont-elles passées ?

— Nulle part. Elles sont détruites. Ces gens n’ont plus d’âme. Elles ont été dévorées… par le revenant. »

Il sentit monter dans son ventre un terrible courroux : la Sceau racontait n’importe quoi, bien sûr. L’âme était immortelle. Tout le monde savait cela. L’enchanteresse n’avait pas obtenu l’attention cinq minutes qu’elle commençait déjà à répandre l’hérésie ! Sans desserrer les dents, Rachert tenta de la ramener à des considérations plus terre-à-terre :

« C’est donc un nécromancien ?

— Je n’ai pas dit cela.

— Mais tu parles de morts-vivants…

— De revenants, le corrigea-t-elle en levant les yeux au ciel. Un mort-vivant est un cadavre réanimé par un maléfice… C’est une créature artificielle qui réclame une intervention humaine ! Le revenant, lui, peut apparaître de lui-même à la suite d’un traumatisme.

— Tu veux dire qu’un mage a causé du tort à un défunt ?

— Mais c’est une obsession, chez vous ! Il n’y a pas de sorcier, s’agaça-t-elle pour de bon. Je vous l’ai dit : il n’y en a jamais eu. Cette basilique est hantée, espèce d’andouille ! Vous vous êtes maudits tous seuls ! »

Ses mots s’étaient décochés telle une gifle. Rachert s’était retenu à temps de lui en rendre une, pour de vrai ; mais avec sa force et son gantelet de fer, il aurait pu la tuer. Non, il avait encore besoin d’elle… Il s’entretiendrait plus tard avec les artisans pour leur rappeler qu’ils rôtiraient dans les flammes de l’Enfer s’ils s’abaissaient à croire ces fadaises barbares… sans parler des soucis que pourrait leur causer l’Inquisition Carréiste.

« L’ombre est une des sept composantes essentielles de l’Être, continuait à pérorer Litanie avec condescendance. Il y a le Corps, bien sûr : c’est la structure, le récipient qui donne sa forme et sa cohésion aux six autres. Viennent ensuite le Reflet, le Souffle, le Discernement, le Nom, la Chance… et enfin, l’Ombre. La mort n’est qu’une étape dans le grand cycle de la vie, mais elle reste une grave crise… Il faut bien la gérer. Un problème, notamment, peut survenir… Lorsque le corps décède, les cinq autres parties de l’Être qu’il retient se désagrègent pour retourner à l’Infini. Toutes, sauf une : l’Ombre. Car un cadavre peut continuer à porter une ombre sur le monde physique, n’est-ce pas ? Ce qui signifie qu’une partie de notre âme subsiste sur Terre, alors qu’elle devrait passer dans l’au-delà… C’est ainsi que naissent les revenants. Les différentes religions du globe sont nées pour pallier ce genre de problèmes. »

Cette fois-ci, Rachert se sentit bouillir. Non, elle n’avait pas le droit de mêler la liturgie carréiste à ses divagations. Se poser en ennemie des Quatre Dieux, en servante du Diable, cela pouvait se concevoir ; mais prétendre que les prières, les rites sacrés, les sacrements du culte constituaient une forme de sorcellerie, un pis-aller aux pratiques des enchanteurs, c’était plus qu’il ne pouvait supporter. Mais Litanie Sceau s’enfonçait dans ses divagations :

« Aussi, les mortels ont inventé des rites spécifiques qui permettent de séparer l’Ombre de sa dépouille… La plupart optent pour une scission radicale et réduisent l’ancien corps en poussière, par une crémation. D’autres l’enterrent ou l’immergent, pour laisser l’Ombre rejoindre ses sœurs dans les ténèbres. Certains, même, exposent les restes sur un rocher béni pour que les oiseaux sacrés les dévorent. Mais qu’on lègue l’enveloppe physique au Feu, à la Terre, à l’Eau ou à l’Air, le résultat est le même ! Ces cérémonies funéraires n’ont qu’un objectif : acter la séparation de l’Ombre et du Corps, au cas où elle ne se serait pas effectuée correctement. Mais certains d’entre nous se perdent, et oublient ces notions élémentaires…

— Assez, l’interrompit Rachert qui commençait à perdre son sang-froid. Garde tes sottises philosophales pour toi ! Nous avons encore notre piété. Qu’est-ce que tu insinues ?

— Rien, le défia Litanie qui croisait les bras en s’avançant vers lui. Je constate, voilà tout. Il s’est passé ici quelque chose de grave, qui bouleverse l’ordre naturel. »

Alors, oubliant peut-être le désespoir de sa condition, elle s’adressa avec sévérité aux travailleurs rassemblés autour d’eux :

« Au vu des dégâts déjà causés, si l’un de vous a quelque chose à vous reprocher… je lui conseille de se dénoncer tout de suite. Lequel d’entre vous est coupable ? Qui n’a pas rendu les derniers hommages à ses morts ? »

Certains se signèrent, les yeux baissés. D’autres reculèrent ; la crainte qu’inspiraient les sorcières semblait revenir, tout d’un coup… Même Siloène avait saisi son chapelet, pour prier à voix basse. Et soudain, une pensée terrible traversa Rachert tel un éclair : l’enterrement de Cathaire ! Il ne s’y était même pas rendu… Non, ce n’était pas possible. Oui, par lâcheté, il n’avait pas osé affronter les larmes de Siloène, sa détresse ; il l’avait abandonnée au moment où elle avait le plus besoin de lui… Il pouvait affronter n’importe quel ennemi avec sa main d’épée ; mais on ne lui avait jamais appris à réconforter qui que ce fût. Mais sa foi, elle, n’avait pas faibli : il avait dit les bonnes prières, allumé les bons cierges, envoyé tout l’argent qu’il pouvait pour les obsèques… Et puis, Siloène n’était tout de même pas seule. Elle avait forcément reçu de l’aide pour la cérémonie. Cathaire avait été pleuré, honoré… Son âme reposait forcément en paix.

« Mais enfin, s’exaspéra Litanie. Bougez-vous, espèces d’inutiles ! Vous voulez continuer à vous faire massacrer, l’un après l’autre ? Tant qu’on n’offrira pas une cérémonie décente au défunt qui s’est senti offensé, les meurtres continueront ! Comment voulez-vous adjurer un esprit dont vous ne connaissez même pas le nom ? Vous êtes stupides, ou quoi ?

— Femme, l’arrêta Rachert d’une main autoritaire sur l’épaule. Arrête tes prêches ridicules ! Tu vois bien que ces pauvres gens n’y sont pour rien. Aucun carréiste digne de ce nom ne laisserait partir les siens sans les rites d’usage.

— Bien sûr que si, s’obstinait-elle en se retournant vers lui avec véhémence. L’un de ces balourds a forcément… mal exécuté les rites funéraires ! C’est la seule explication que je vois à tout cela !

— EH BIEN, TROUVE-NOUS-EN UNE AUTRE ! »

Rachert, hors de lui, lui avait gueulé au visage. Litanie, malgré le choc, plissa ses lèvres de dégoût face aux postillons. Ils s’entreregardèrent, dans une haine réciproque.

« Détachez-moi les mains, lui commanda-t-elle.

— QUOI ?

— J’ai résolu votre affaire, alors libérez-moi. C’était notre contrat.

— Mais c’est HORS DE QUESTION, s’insurgea une fois de plus Rachert. Je t’ai demandé qui a commis ces meurtres… Termine d’abord ce travail ! Ou sinon, c’est le bûcher ! Tu n’es plus en position de parlementer… C’est compris ? »

Les bras de Litanie, qui cherchait quelque chose à répondre, retombèrent le long de son corps. Ses yeux avaient perdu en assurance. Il n’y restait plus qu’une peur pure. Sa respiration s’accélérait. Ce fut sur une tout autre voix qu’elle finit par l’implorer, les larmes aux yeux :

« Monsieur de Castelbanat… je suis herboriste ! La nécromancie n’est pas ma spécialité… C’est de la magie noire, ma mère s’est toujours refusée à me l’enseigner ! Je n’y connais rien.

— Eh bien tant pis, décréta-t-il tout en se saisissant d’elle par le bras. On se débrouillera sans toi.

— NON, hurla Litanie alors qu’il la traînait vers le fiacre. LÂCHE-MOI, ESPÈCE DE MONSTRE ! »

Elle n’était pas de taille à lui faire face ; d’ailleurs, des fers retenaient toujours ses bras. Comme elle tentait de se débattre, il passa un bras autour de son cou et l’emporta, toujours plus brutalement. Aucun des ouvriers rassemblés dans la basilique ne s’était opposé à la décision de Rachert, à son autorité de chevalier-abjurateur… personne, à part Siloène. Cependant qu’il ramenait sa captive vers le fiacre, la contremaîtresse se précipitait vers son cadet, tentait de le raisonner :

« Attends ! Il y a sûrement d’autres solutions. On devrait peut-être…

— AaaaaaaaaaaaaAAAAAAH ! »

Le trio se figea sur ce hurlement.

En se retournant vers l’arrière de la basilique, ils virent l’homme qui venait de le pousser : une mosaïste… Les gens s’étaient déjà écartés d’elle.

Au milieu de sa poitrine, une main noire comme la nuit surgit. Cette poigne serrait entre ses doigts informes une masse molle qui palpitait encore… Et derrière l’ouvrière se dessinait une trace sombre : non pas la sienne, mais celle d’un homme…

Le bras fantomatique, dans un bruit horrible, lâcha son butin et rentra à l’intérieur du torse qu’il venait de transpercer. Le cœur retomba par terre, rebondit dans la flaque de sang qui commençait à se former sous la blessure. Aussitôt, le reste du cadavre retomba dans une éclaboussure.

Derrière lui, sur le mur de pierre taillée, l’ombre se mit à grandir.

« FUYEZ », hurla Rachert qui relâchait Litanie tout en dégainant son épée.

Personne n’avait attendu son ordre. Mais que fichait-il, au juste ? Contre ce monstre, sa lame lui servirait autant qu’un boulet de canon face à un orage. Tandis que la forme obscure triplait de volume, les ouvriers s’éloignaient à toute berzingue…

« J’ai fait fermer les portes du chœur, s’affola Siloène en arrière. Ils sont piégés ! »

L’un d’entre eux trébucha sur une dalle descellée. Le spectre se saisit alors de lui… Rachert n’eut pas la force de regarder. Au mur, comme sur l’écran d’un théâtre de marionnettes, la silhouette de la femme jouait avec sa proie. Il entendit ensuite un bruit de fruit écrasé…

« Je crois qu’on devrait battre en retraite, osa souffler Siloène.

— Oui, ânonna Rachert qui se sentait défaillir. Ça vaut mieux… »

Ils se retournèrent, abandonnant les autres hommes à leur sort, pour courir jusqu’au porche monumental.

À mi-parcours, néanmoins, ils durent s’arrêter : devant eux, sous l’orgue, l’ombre gigantesque s’était déplacée avec une prodigieuse rapidité. Celle-ci les dominait, leur barrait le chemin ! L’arc lumineux dessiné par le braséro circulaire, au centre de la nef, lui avait permis de traverser d’une traite la basilique…

Dans un réflexe stupide, Rachert dressa vers elle son arme : les contours de la femme obscure se hérissèrent alors, comme les poils d’un chat… Il voulut s’écarter, mais la peur paralysa ses jambes.

« ATTENTION », cria Litanie en le poussant du poids de son épaule.

Rachert, surpris, s’écroula sur le sol ; juste à temps pour lui permettre d’éviter le bras spectral qui venait de fondre vers lui. Retrouvant la mémoire du combat, il évita derechef un second assaut d’une roulade, puis un troisième… Puis il se remit sur pied, tenta un coup d’épée. Celui-ci ne réussit qu’à trancher l’air chaud. Rachert lâcha avec rage cette arme qui lui faisait défaut, pour la première fois de sa vie. La lame clinqua sur le sol de l’édifice. Il tenta de saisir un des membres tentaculaires et informes du revenant, mais ses doigts se refermèrent sur du vide… Cela pouvait durer encore longtemps. Rachert affrontait un adversaire sur lequel il n’avait aucune prise.

« La charpente, cria-t-il à ses deux compagnons. Réfugiez-vous le plus haut possible ! Je vais la distraire…

— Monsieur de Castelbanat, l’implora Litanie une seconde fois. Les menottes…

— Tudieu, râla-t-il en détachant le mousqueton à sa ceinture. Tu ne perds pas le nord, toi ! C’est bien parce que tu m’as sauvé… Siloène, détache-la. »

Il lança le trousseau de clefs à sa sœur. Puis il bondit, pour éviter une autre attaque. Siloène et Litanie, sans demander leur reste, coururent vers les escaliers qui menaient aux galeries des travées supérieures. Rachert, de son côté, tentait de résister aux attaques répétées du monstre. Leur combat rappelait davantage l’entraînement à la lutte que Rachert avait subi dans sa prime jeunesse qu’à un véritable affrontement : il en était réduit à encaisser les coups, poings serrés, ses coudes au-devant de lui. Il était plus rapide que ce spectre, certes… mais de peu. Et, contrairement au spectre, il se fatiguerait tôt ou tard.

« Je déclare forfait », lui annonça-t-il.

Puis, d’un coup de pied, il envoya valser son épée vers le porche. Sa lame, en sifflant, tournoya au loin. Cette ruse déconcentra l’ombre, qui se courba l’espace d’un instant vers cette étrange toupie : suffisamment de temps pour permettre à Rachert de lui tourner le dos. Il se mit à courir de toutes ses jambes, lui aussi, vers les escaliers. Tout en montant les marches quatre à quatre, il entendait derrière lui des bruit secs et fracassants. Des pierres se brisaient, s’éclataient : l’ombre frappait le carrelage en s’élançant à sa poursuite… Mais ces coups, peu à peu, ralentirent et s’espacèrent.

Lorsqu’il parvint aux balcons de l’étage, Rachert eut le soulagement de retrouver Siloène et Litanie intactes. Essoufflé, il s’abaissa un moment pour risquer un coup d’œil en contrebas… L’ombre, toujours démesurée, continuait à agiter ses bras terribles le long des bas-reliefs ; mais elle semblait s’être étendue jusqu’à sa taille maximale, et n’arrivait plus à happer ses victimes.

« La lumière, expliqua Rachert en essuyant la sueur sur son front. Elle a besoin de la lumière pour se prolonger… pour exister. »

De leur perchoir, Rachert apercevait la toiture nue et vide : et entre ses croisements, les collines de Maillefort, les toits de ses maisons. Au loin, le soleil s’était tout à fait couché : la seule source lumineuse de la basilique était donc l’immense réceptacle enflammé du vestibule, tout en dessous. La forme noire restait donc clouée au sol, en dépendait pour sa subsistance.

Ils étaient parvenus à proximité du socle surélevé où reposait la statue de Saint-Pyrrhus. Dans l’abri de cette charpente, Rachert pourrait réfléchir à un meilleur plan.

Son calcul avait payé.

« C’est bien beau tout ça, se plaignit Litanie. Mais comment on redescend ?

— On est à vingt toises d’altitude, admit Siloène. Tous les murs sont à pic ! »

Son calcul se payait cher.

Siloène et Litanie suaient à grosses gouttes, tout comme lui. Autour d’eux, les larges poutres de la basilique formaient un réseau rectangulaire… S’ils sautaient, en visant bien, ils pourraient peut-être progresser vers un autre bout du bâtiment. La descente en rappel, néanmoins, s’annonçait difficile ; c’était risquer de se rompre le cou. De toute manière, ils n’avaient rien à leur portée pour fabriquer une corde solide, aucun grappin.

Ils ne pouvaient qu’attendre.

« Quelqu’un va remarquer notre absence, suggéra Siloène. Les soldats de la ville finiront bien par forcer les portes de la basilique.

— L’ombre est toujours en bas, la gronda son frère. Tu veux que les sergents du guet meurent à notre place ?

— Je n’ai pas dit ça, se défendit-elle. Je réfléchis !

— Combien de temps peut durer ce fichu bol ?

— Le feu vestal ? On vient de le réalimenter en bois et en huile… Tel que c’est parti, il durera au moins jusqu’à demain midi. »

Et dès l’aurore, l’ombre gagnerait encore en puissance… suffisamment pour étendre ses masses noires jusqu’au toit. Rachert, croyant bien faire, venait de les acculer dans une véritable impasse. D’ici là, les choses ne feraient qu’empirer.

Comme pour lui répondre, le boucan reprit de plus belle. Des craquements grotesques résonnaient en contrebas. Siloène, interloquée, risqua un coup d’œil vers le sol. Ses traits s’affaissèrent tout à fait, et elle constata d’une voix blanche :

« La chaire… Les bancs… L’ombre est en train de les fracasser.

— Laissez-moi deviner, se lamenta Litanie d’un rire jaune. Ils sont en bois ?

— Je crois… Je crois qu’elle les jette dans la vasque. »

Rachert entendit le bruit de buches gigantesques, jetées dans leur foyer. La mort viendrait encore plus vite qu’escompté : avec tout ce combustible, c’était un véritable incendie qui se déclarerait sous peu. S’ils ne succombaient pas tous trois aux ténèbres meurtrières qui leur léchaient déjà les pieds, ils mourraient asphyxiés par la fumée, ou consumés… à moins, bien sûr, qu’ils chutassent beaucoup plus tôt dans le précipice de la nef : cette charpente cèderait tôt ou tard sous la chaleur, malgré sa solidité.

« Je suis désolé, lâcha Rachert aux deux femmes.

— Tu devrais être content, se plaignit Litanie. J’aurai mon bûcher, en fin de compte. »

Rachert, de rage, frappa le mur de son poing. Le sang coulait sur ses phalanges ; il n’en avait cure. Comment en était-il arrivé là ? Il avait accompli son devoir toute sa vie, les Quatre Dieux ne pouvaient l’abandonner maintenant ! Ils n’envoyaient aucune épreuve que leurs fidèles ne pouvaient surmonter, on l’en avait assuré. L’erreur devait venir de lui, rien que de lui. Il devait simplement modifier son approche.

Ses yeux, mus par une force intuitive, trouvèrent alors Litanie.

S’il s’agissait d’une plaisanterie du destin, Rachert ne la trouvait pas drôle… Mais les voies des Seigneurs Élémentaires étaient impénétrables, et leur humour aussi.

Humilié, Rachert se fit néanmoins violence. S’avançant vers Litanie d’un pas lent, il s’agenouilla. La sorcière jeta sur lui deux yeux médusés tandis qu’il baissait la tête et lui attrapait la main :

« Je suis désolé, récita-t-il d’un ton désespéré. Je suis désolé. Recevez mes excuses, ô sorcière… Je ferai tout ce que vous me direz. Prenez ma vie si vous le voulez, mais faites que tout cela s’arrête. Pitié. »

Litanie gémit de dégoût lorsqu’il lui baisa la main. Elle la retira aussitôt. Rachert resta ainsi prostré devant elle, longtemps, dans cette position de soupirant éconduit. Il ne s’était jamais senti aussi nu et ridicule. Pourtant, au bout d’un moment, sa nouvelle déesse finit par lui donner une directive.

« On ne la vaincra pas, décida Litanie Sceau la tête dans les mains. L’âme défunte, il faut… lui donner ce qu’elle veut. Ce dont elle a besoin.

— Quoi ? Noms de dieux, la supplia-t-il en relevant le chef. Quoi ?

— Des rites. Une fin décente… Vous êtes prêtre, non ? Actez sa fin ! C’est la seule façon d’apaiser ce revenant. Vous trouverez bien quelque chose à psalmodier, un éloge funèbre… Improvisez ! Séparez le cadavre de son ombre… déprofanez-le.

— Le… Le cadavre ?

— Il ne peut pas être loin, décréta-t-elle. Les meurtres se sont tous déroulés dans la basilique… C’est sa zone de hantise, les morts sont plutôt territoriaux.

— Il n’est quand même pas dans les fondations ?

— Non, ça ressemblerait trop à un enterrement… Si la dépouille avait été ensevelie, elle n’aurait jamais engendré un être aussi tourmenté ! Le corps doit forcément se trouver dans les parages… mais où ? Peut-être dans les murs, ou… »

Litanie ne termina pas sa phrase ; perdue, un doigt sur la bouche, elle zieutait chaque recoin de l’église qui s’offrait à son regard entre les arcades et les balustrades sans rien trouver… Car elle avait pourtant raison : la basilique ne contenait pas trente-six cachettes. Dissimuler un cadavre dans un chantier aussi fréquenté aurait de toute manière été difficile. Peut-être avait-il été emmené dans un récipient quelconque : une caisse, un coffre, ou…

« Non, s’exclama soudain Rachert d’un air indigné. Pas ça, non.

— Quoi, s’enquit Siloène à leurs côtés. Qu’est-ce que tu as ? »

Rachert n’eut pas un regard pour sa sœur.

Ses yeux s’étaient fixés sur la statue de Saint-Pyrrhus … le bronze de Saint-Pyrrhus, plus exactement, que son aînée avait dessiné et fondu pour la basilique. Une représentation humanoïde, mais plus grande que nature… et creuse, pour économiser le cuivre.

Dans un cri muet, il reconnut le visage de la figure ailée. C’était celui d’un homme qu’il avait connu, plus vrai que vrai, évident comme le nez au milieu de la figure.

« Non, déblatéra Rachert en se levant d’un bon. Non, non…

— Attends ! Qu’est-ce tu fais ? Reviens-ici ! »

Il n’aurait pas dû poser ses mains gantées sur l’effigie du saint. C’était un geste sacrilège… Mais il ne pouvait plus s’arrêter. Déjà, Rachert trouvait sur l’épiderme métallique des interstices, des vis et des agrafes qui n’auraient jamais dû s’y trouver. Quelque part sur la gorge d’airain, on devinait un opercule… comme une tête amovible. Il n’osa pas la desceller. Il devinait trop bien ce qui se trouvait derrière, ce qu’elle cachait… Qui elle cachait.

« ARRÊTE, rugit alors Siloène avec une énergie qu’il ne lui connaissait pas. Ne touche pas à ça, c’est instable… Tu vas l’abîmer !

— Oh, seigneurs », suffoqua-t-il.

Lorsqu’elle comprit à son tour, Litanie s’étouffa elle aussi d’une main sur sa bouche. Désemparé, Rachert se tourna vers sa sœur et l’invectiva d’une voix pathétique :

« Mais qu’est-ce que tu as fait ?

Siloène était méconnaissable. Ses traits doux s’étaient comme durcis, ses pupilles étrangement fixées. Une lippe aigrie et acerbe avait déformé ses lèvres ourlées. Après un temps, elle lui concéda :

« Je ne pouvais pas m’en séparer.

— Hein ?

— Je ne pouvais pas m’en séparer. Cathaire restera toujours avec nous, ainsi. Tu n’es pas content ? Tu l’aimais, toi aussi. Il nous protégera tous… comme Saint-Pyrrhus, qui veille sur nous. »

Si l’ombre n’avait pas continué son impitoyable vacarme de meubles arrachés, la basilique aurait pu sombrer dans un silence sépulcral. L’odeur de brûlé commençait à monter vers les étages. Avec ces flammes qui grandissaient à vue d’œil en dessous d’eux, Rachert se sentait tout à fait en Enfer. Ce n’était plus sa sœur qu’il avait devant lui, mais une démone… une folle qui les conduirait tous deux sur le chemin de la perdition.

« Madame de Castelbanat, intervint Litanie à distance sur un ton mesuré qui trahissait une pointe d’horreur. Je ne suis pas croyante, encore moins carréiste, mais ce genre d’hommage ne me paraît pas… très orthodoxe. À en juger ce qui se passe ici, je crois que votre défunt mari ne l’apprécie guère.

— Tu n’es pas de la famille, lui jeta Siloène. Reste à ta place, créature !

— Je ne comprends pas, balbutiait Rachert. Cathaire, tu… Tu m’avais dit que tu l’avais enterré.

— Et comment aurais-tu pu t’en assurer, sale égoïste ? Je l’aurais fait, l’injuriait son aînée sur le ton du reproche. J’allais le faire. Mais je n’ai pas pu. Au dernier moment, je… je l’ai déplacé et j’ai enseveli un cercueil vide. C’était facile. Il n’y avait pas grand-monde, à l’enterrement. Quant à la logistique… Je devais me charger de tout, comme d’habitude avec toi ! J’ai dû tout faire moi-même. La toilette mortuaire, la paperasse, la dépose, l’inhumation… Tu m’as tout laissé gérer tout seul ! Non pas que ça m’étonne. Quand Père nous a quittés, tu m’as sorti les mêmes excuses… Toujours occupé à tes fonctions, toujours absent ! Ah, ça ne sert pas à grand-chose d’avoir un frère dans le clergé… Tu nous as abandonné, Rachert. Au moment où on avait le plus besoin de toi. Alors, par pitié… Ne nous fais pas la morale. »

Les poings de Siloène se serraient de rage, mais ses yeux restaient secs. Elle avait débité sa diatribe d’une traite… comme si elle la préparait, la retenait depuis des mois.

Rachert ne lui connaissait pas cette hargne, cette rancœur… À quand remontait leur dernière conservation véritable ? Il avait toujours fui Siloène, dans les moments difficiles. C’était après tout son aînée, l’héritière du nom des Castelbanat, celle qui lui disait quoi faire, qui croire, où aller. Les rares faiblesses de Siloène l’avaient toujours révulsé, terrorisé. Ces émois déplorables représentaient l’envers de son univers, une anomalie contre-nature, niaient chacune des certitudes auxquelles il se raccrochait.

La réalité de la situation le transperça de part en part. Ce qu’il avait en face de lui, c’était bien Siloène, le vrai Siloène… Il n’avait rien voulu voir. Quand avait-elle bousculé dans la folie, exactement ? On n’en aurait sans doute jamais la réponse.

« Saint-Pyrrhus, murmura Rachert de guerre lasse. Pardonnez-moi pour ce que je m’apprête à faire…

— Qu’est-ce que… LÂCHE-LE, hurla alors Siloène en le voyant à l’œuvre. Enlève tes mains de là ! »

De ses bras puissants, Rachert enlaça le sinistre chef-d’œuvre de son aînée pour tenter de le soulever. Il aurait sans doute dû enlever son armure auparavant, mais le temps lui manquait…

« Faites miséricorde, Seigneurs, à Votre servant défunt, récitait-t-il entre deux poussées.

— Je t’ai dit d’arrêter, feulait Siloène à ses côtés. Tu vas lui faire mal ! »

Rachert avait à peine hissé la statue d’un pouce que sa sœur s’était déjà jetée sur lui. Il tenta de la repousser d’une épaule, mais Siloène revint aussitôt déjà à la charge. Elle happait ses poignets, les frappait, tentait de délivrer l’effigie de bronze. En temps normal, Rachert l’aurait étalée au sol de toute sa force… Mais il craignait de provoquer la chute fatale de son aînée : les poutres sur lesquelles ils se tenaient restaient étroites… D’ailleurs, il y avait tout juste eu assez de place pour le saint. Un faux mouvement, un déséquilibre, et les deux adelphes se fracasseraient le crâne vingt toises plus bas.

« Qu’il n’ait pas… à subir… le châtiment de ses actes, car il a désiré garder… Votre volonté, baragouinait Rachert.

— Tais-toi, pleurait Siloène qui le martelait de ses poings. TAIS-TOI ! »

Rachert pleurait lui aussi… à cause de l’effort. Cette horreur pesait aussi lourd qu’un cheval ! Jamais il ne s’en débarrasserait. Ses muscles, pourtant bien entraînés, semblaient s’écarteler. Il n’était arrivé à déplacer ce scaphandre que de quelques pouces. Si seulement il pouvait atteindre ce coin, histoire de s’assurer une distance suffisante… Pourtant il devait persévérer. Il fallait continuer, ignorer Siloène qui tentait désormais de lui crever l’œil…

« Et comme la vraie foi… l’a unie ici-bas… à la foule des fidèles, grinça Rachert entre ses dents. Que Votre miséricorde… l’associe là-haut aux chœurs des anges…

— CRÈVE », hurla sa sœur en plantant ses dents dans son oreille.

Rachert, cette fois-ci, gueula. Sa tempe diffusait mille particules de souffrance dans son corps… Si insistante qu’il sentit ses mains faiblir. Le bronze faillit lui écrabouiller les pieds en retombant. Mais alors qu’il s’attendait à recevoir de nouveaux coups, il vit soudain Siloène reculer. Une autre femme l’avait happée : Litanie s’était avancée sur la poutre à son tour, avait profité de son inattention pour l’attraper par le col. Elle tenta de la tirer vers l’arrière, mais elle ne faisait pas le poids. Siloène la fit dégringoler : les deux femmes s’étalèrent toutes deux sur la poutre, dans un bruit sourd… Par miracle, elles avaient atterri sur l’exacte ligne droite du bois, et n’étaient pas tombées dans le vide.

Rachert savait qu’il tenait là sa dernière chance : il s’autorisa une grande inspiration. Puis, les coudes contractés, il prépara son ultime assaut et délivra sa sentence :

« Par les Quatre Dieux, donnez-lui, Seigneurs, le repos éternel… »

D’un coup d’épaule étudié, il bouscula la statue.

Saint-Pyrrhus décrivit un arc-de-cercle au-dessus de sa plateforme… puis le mouvement s’accéléra vers le socle.

Il y eut un effroyable bruit de bois brisé.

Rachert recula de quelques pas juste à temps : l’homme métallique, échoué, venait de pulvériser une partie de la charpente… La poutre se brisa : l’œuvre d’art tomba dans le vide… vers le grand braséro. L’espace d’une seconde, Rachert vit ses contours s’estomper au sein des flammes… Une crémation de fortune pour son beau-frère. Il avait réussi. Tout était fini.

« CATHAIRE », hurla dans son dos Siloène qui se relevait déjà.

Brusquement réveillé de sa rêverie, Rachert vit sa sœur bondir vers l’avant… Ses bras, apeurés, s’animèrent alors pour tenter de la rattraper.

Ils ne l’atteignirent pas.

Une seconde trop tard, ses mains gantées happèrent le vide tandis qu’Siloène s’y précitait. La contremaîtresse chuta elle aussi vers le grand feu, pour rejoindre son bien-aimé. Dans le bruit infernal de la basilique, Rachert ne l’entendit même pas s’écraser dans la vasque du feu vestal. Les deux figures humaines y disparaissaient, consumées…

La basilique s’emplit alors de mille cris.

Rachert, pris d’une violente douleur aux tympans, se recroquevilla les mains sur le crâne. C’était une cacophonie de voix déchirantes, de pleurs languissants et terribles… Il savait d’où elles provenaient. Les sons de leurs complaintes firent trembler les murs cependant que l’Enfer, hilare, ouvrait et refermait ses portes. Une bourrasque démentielle traversa alors l’église, manqua de faire s’effondrer Rachert. Le feu vestal s’aplatit, dansa sous le vent… mais tint bon. Aussi rapidement qu’il avait débuté, le concert de hurlements s’arrêta. La tempête retomba en même temps que le silence.

Sur les murs, l’ombre démentielle avait disparu.

Rachert, au fond de la vasque qui s’était remise à flamber, ne vit rien, rien que les flammes : pas une particule d’airain fondu ni de corps calciné…

Alors, il s’effondra à genoux et se mit à gémir.

Les souvenirs mélangeaient dans sa tête, bons comme mauvais : les anniversaires, les baptêmes, les sourires radieux lors du mariage de Cathaire et Siloène, les dragées que celle-ci avait glissé dans sa poche lorsqu’il était parti au séminaire, leurs courses effrénées dans les champs de blé du domaine Castelbanat, et la peste, la guerre… tout, sauf le deuil.

Litanie Sceau ne disait rien. L’air exténué, elle s’assit sur la plateforme aux côtés de Rachert. Entre deux sanglots, il lui beugla :

« Tu es libre. Laisse-moi. Pars !

— Je ne peux pas. »

Elle resta là, un moment, tandis qu’il pleurait sa sœur. Au bout d’un moment, Litanie lui posa une main timide sur l’épaule.

Rachert n’eut pas la force de la repousser.

FIN

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Le Diable
Posté le 18/10/2024
Ce chapitre regorge de références à MOI - diabolique, diabolistes, diablerie, Diable (2 fois, je préfère celle avec Majuscule), fumée, infernal, enfer (5 fois), braséro, Inquisition, châtiment(s), âme maudite et plusieurs autres maudits, créature, péché, pouvoir, fanatique, obsession, variations autours des verbes brûler et souffrir, du rouge, du noir- je me suis régalé!
Arnault Sarment
Posté le 18/10/2024
Merci à vous ! Nul doute qu'en plaçant mon récit sous votre influence, j'ai tout à fait garanti son efficacité. Je suis ravi qu'il vous ait plu, en tous les cas !
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