ONE SHOT

LES MECHANTS COEURS BRISES

Ils n'étaient pas comme ça, avant. Libres et fiers, ils battaient de bonheur, ils n'avaient pas peur. Maintenant que quelqu'un les a brisés, ces pauvres cœurs, il faut bien qu'ils en fracassent d'autres.

Ce n'est rien de plus qu'une question de justice, qu'un rapport de causalité.

Des cheveux qui sentaient bon la fraise et toujours le sourire, toujours un mot gentil, toujours un méchant faible pour les Happy End, Clara ne veut pas se rappeler qu'elle ressemblait à ça avant. Elle n'était pas naïve au point de croire aux contes de fée et aux princes charmants mais à l'amour, le seul, le vrai, qui dure toute une vie, elle y croyait de tout son coeur. Elle blâme les films, les livres, ses amies, le ciel au-dessus de sa tête ; pourtant, on l'avait prévenue, peut-être avait-elle choisi de ne pas écouter.

Les garçons sont méchants, mauvais, ils vous sucent le sang, vous rongent et ils aiment ça parce que c'est encore plus drôle que le sexe.

Mais lui, il avait l'air si... gentil. Il la complimentait comme une œuvre d'art et la regardait à chaque fois comme si elle venait de se métamorphoser magiquement devant lui. Ses sourires, oh elle en avait eu des vertiges, et quand il la touchait, tout son corps brûlait. Le petit problème, bien sûr, c'est qu'il souriait à d'autres, et qu'en cachette, il les touchait aussi. La pilule, elle est dure à avaler, ça déchire la gorge, ça donne envie de vomir ses tripes alors Clara ne voulait tout simplement pas l'avaler.

Vient toujours un jour où c'est la fois de trop. C'est naturel, après tout, rien n'est fait pour durer éternellement, ni le bon, ni le mauvais.

Il lui a dit la vérité. Au fond, elle avait toujours su comment il était, il est vrai qu'il essayait d'être discret parce qu'il était bien élevé, mais elle avait seulement décidé d'ignorer les signes. Elle était trop faible, lui avait-il dit tristement, et les faibles ont toujours tort. Les garçons gagnent parce qu'ils ne sont pas faibles, ils sont plus forts, ce fut la dernière chose qu'il lui dit seul à seul.

Clara était une fille mais non, elle ne resterait pas comme ça, et ça, ce fut ce qu'elle se dit à elle-même. Je serai forte, comme un garçon, méchante, comme un garçon, je vais jouer un peu, moi aussi. Je gagnerai comme un garçon.

Ce que Clara ne savait pas encore c'est qu'il ne faut jamais écouter un garçon qui donne des leçons "comme un garçon".

Un soir dans un bar, elle rencontra Thibaut. Il n'avait rien de spécial, il souriait beaucoup, blaguait beaucoup, l'insouciance personnifiée. Pourquoi lui et pas un autre ? Clara ne l'avouerait à personne mais Thibaut lui ressemblait. Enfin, pas à la Clara de maintenant, mais à la Clara d'avant. Un peu timide, il lui confia qu'elle lui avait plue au premier regard, elle sourit -elle l'avait détesté au premier regard, mais elle ne le lui dit pas.

Elle avait bien retenu la leçon. Ce n'est pas le premier qui dit "je t'aime" qui perd, c'est celui qui le pense. Et Thibaut le pensait tellement, c'en était pathétique. Enfin, elle le trouvait pathétique mais, bien évidemment, tout est une question de perspective. Alors, elle joua avec lui comme une chef -alors, qui est la faible maintenant ?

Leur rupture fut tragique, elle était d'une froideur à toute épreuve et il pleurait beaucoup trop.

Après Thibaut, il y en eut bien d'autres, non pas qu'ils aient une quelconque importance. Elle gagnait à chaque fois, c'était ça l'important. Ses amies ne comprenaient pas bien, comment pouvait-elle être si gentille, douce et attentionnée avec elles, et si impitoyable avec ces garçons ? Elle ne leur répondait pas, ah, elles verraient bien quand elles auront le coeur brisé. Le plus horrible, c'est qu'elle le souhaitait, qu'ils aient tous le coeur brisés, tout le monde sur cette planète, qu'ils deviennent tous comme elle.

Ils gagneraient tous ensemble.

Un soir, elle revint à ce bar, elle avait presque oublié qu'elle avait rencontré Thibaut à cet endroit. Il était là, lui aussi, et le seul regard auquel elle eut droit lui glaça le sang. Il parlait suavement à une fille et elle était clairement sous son charme. Il lui ressemblait vraiment, mais pas à la Clara d'avant.

Si elle avait eu le courage d'aller lui demander ce qu'il pensait de tout ça, de toute cette mascarade, il lui aurait certainement répondue que les filles sont méchantes, mauvaises, elles vous sucent le sang, vous rongent et elles aiment ça parce que c'est encore plus drôle que le sexe.

Et la belle farandole des méchants cœurs brisés continue de s'allonger, c'est une danse infinie. Ils disent qu'ils gagnent à la fin mais ils ne précisent jamais quoi.