J'ai renversé mon cocktail bleu sur les graines séchées et j'ai pensé : « Oups, j'ai pas fait exprès. » Mon fils Louis s’excusait toujours ainsi. N’empêche, de cette maladresse est né l’arbre extraordinaire que j’ai nommé le mizurito.
VON PEPPERKORN Erin, La botanique, c’est magique ! Mémoires d’une jeune fille exaltée, Paris, Florimard, 1953, p.250.
2022
L'arbre bleu était un arbre promeneur et il lui arrivait de se déraciner pour gambader en forêt. Un après-midi, je le suivis. Le mizurito fit tout à coup tournoyer une de ses racines au-dessus d'un terrier. Un blaireau déboula et se fit capturer. L’arbre le roula ensuite sur un tas de feuilles comme s’il se préparait un sushi.
J’eus trop peur, je m’enfuis. Je me réfugiai dans les bras de Louis Von Pepperkorn et je hurlai : « Le mizurito est un sérial killer ! » C’est à ce moment-là qu’il me dévoila le secret de l’arbre bleu : « Gabriel, il ne tue pas les animaux. Au contraire, il prélève leurs cellules pour les fortifier. » Le vieil homme ajouta : « Il modifie la génétique des espèces fatiguées ou de celles en danger. Quand tu apercevras ses premiers bourgeons, c’est que la transformation aura abouti. Au cœur de ses feuilles se cacheront les mizuros. Ce sont les espèces requinquées par la magie. Tu verras comme elles pètent le feu quand elles détalent au printemps ! »
Le 17 avril suivant, j’assistai pour la première fois à cet événement intrigant. D’abord, des craquements montèrent du mizurito. On aurait dit que le pique-nique annuel des amateurs de pistaches se tenait sur ses branches. Ensuite, une flopée d’animaux jaillit de tous les côtés.
À mesure que les mois passaient, notre forêt grouillait de vie. Mais je constatais avec tristesse que cette abondance s'arrêtait à nos collines. Au-delà, la région s’appauvrissait. D'année en année, les arbres, les animaux, les insectes disparaissaient.
Ce n’était pas juste ! J’étais en colère. Un soir, alors que nous dînions, j’explosai : « Restons pas les bras croisés ! Envoyons un mizuro aux maires de chaque commune voisine ! » Louis leva son verre : « Tu as raison, que prospère la magie du mizurito ! »
2023
— Gabriel, c'est l'heure.
J’ai fait semblant de dormir un peu pour que Louis continue ses caresses dans mes cheveux.
Quand je suis sorti de la maison, le soleil se levait à peine. Je suis monté sur l'échelle et j’ai grimpé sur le mizurito. Je me disais qu'à cette heure-ci, il ne s'échapperait pas, il dormait. Je sentais sa respiration sous la paume de mes mains lorsque j'effleurais son écorce. L’arbre était enrhumé et ses éternuements le faisaient se cabrer. Cela me déséquilibrait. Perché à dix mètres du sol, il fallait que je me concentre si je ne voulais pas me louper. Pour l’instant, je me tenais. Il suffisait que j’imagine que j’étais acrobate dans un cirque. Ma plus grosse trouille, c’était de réveiller le mizurito. Que ferait-il s'il me surprenait à califourchon en train de couper ses bourgeons ? Ses colères étaient aussi impressionnantes que sa taille. Il se servait de ses branches comme de projectiles pour viser les merles qui goûtaient ses fleurs.
Je m’étais hissé jusqu’au sommet et je peinais à respirer. Il faisait chaud et moite là-dessous. J’étais en nage ! Les feuilles étaient collantes et quelle odeur ! Les fleurs vaporisaient leur parfum sous mon nez telles des vendeuses prêtes à tout pour me faire acheter leur flacon. J’avais cinquante bourgeons à récolter, un pour chaque commune de ma région. J’en comptai seulement dix dans mon panier et déjà, je flanchai.
La branche sur laquelle j’étais assis a brusquement bleui. Mes fesses ont chauffé. L’arbre a éternué au même moment. J’ai glissé et j’ai bien cru que j’allais tomber. J’ai bougé mes bras dans tous les sens et je me suis retenu de justesse à une branche.
Enfin, je suis redescendu. Je me suis tout de suite assis à mon bureau avec une pile de colis prêts-à-envoyer. J’ai chatouillé un bourgeon avec un pinceau. Doucement, une feuille s’est déployée et un être tout bleu s’en est détaché. Quatre pattes, une queue recourbée, une peau recouverte de paillettes bleues. C’était donc ça un mizuro ? Celui-ci ressemblait à un petit renard.
Je l’ai emballé délicatement dans du papier bulle. J’ai pris soin de trouer une ouverture pour qu’il respire et je l’ai calé avec du journal. C’est à ce moment que Louis est arrivé avec une liste :
— Les adresses des cinquante mairies alentour ! T’en es où ?
J'ai répondu :
— Regarde ce paquet bien emballé ! Mon cher, l’opération mizuros est un succès !
— Bravo, mon Gabi. J’ai de la chance, tu es un successeur digne de confiance.
Soudain, j’ai pleuré. Louis s’est approché et j’ai enfoui ma tête contre son torse. Observer ce tout-petit mizuro m’avait troublé. Dix ans plus tôt, c’était moi qui étais sorti d’un bourgeon après que l’arbre bleu avait pompé le bras du vieil homme. C’est ainsi que Louis avait compris que j’étais celui qui sauvegarderai le précieux mizurito.
Je découvre ton travail et ta plume à travers cette petite nouvelle, que je trouve bien construite. J'aime bien cette structure en deux temps, le dénouement est plein d'espoir et a ce petit twist qui en fait un texte efficace et marquant.
J'ai été surprise du décalage entre l'écriture poétique et symbolique de la narration et la familiarité/modernité des dialogues ("sérial killer", "requinquées", "pètent le feu").
Malgré le peu de temps passé avec eux, j'ai trouvé que Louis et Gabriel étaient des personnages touchants. Quand à cet arbre fantastique, j'adore. J'ai trouvé que le moment de "l'éclosion" de toute cette profusion animale étaient vraiment un temps fort de la nouvelle, l'image est très belle.
Merci pour ce partage, et belle semaine !
Je te remercie beaucoup d'avoir pris le temps de lire mon histoire et d'avoir rédigé un commentaire.
Tes remarques et ton regard me sont précieux !
Faire lire ce qu'on écrit est indispensable, ta perception m'éclaire. Un grand merci !
Je te souhaite également une bonne semaine.