Oscar

Notre héros, que ses parents désignaient par de gais pépiements mais que, par facilité narrative, nous choisirons de nommer Oscar, perça son œuf un beau matin de printemps au cœur du verdoyant comté de Trinity, Californie. Lorsque quelques jours plus tard il ouvrit pour la première fois les yeux et découvrit l’immensité du ciel il eut immédiatement envie de le parcourir tout entier. Car il en eut tout de suite la certitude : il était né pour l’aventure. Moins d’un mois plus tard il fut le premier oisillon de sa couvée à prendre son envol. 

Le comté de Trinity n’était pas dépourvu d’agréments pour un jeune pigeon curieux tel que lui et notre héros passa quelques belles semaines à survoler en solitaire les luxuriantes forêts de pins et les immenses champs de marijuana, se rafraichissant dans l’eau claire des lacs et se nourrissant de graines sauvages et de vers de terre délicieusement juteux. Il aurait pu poursuivre cette existence paisible et nicher au sommet d’une quelconque grange en compagnie d’une vigoureuse pigeonne des champs mais Oscar se savait promis à un destin tout autre. Un destin plus grand, et plus lointain. Et c’est ainsi que, par un frais matin de septembre, il quitta pour toujours les vertes vallées qui l’avaient vu éclore et fila toutes ailes déployées vers l’inconnu.

Après quelques jours d’un vol presque ininterrompu il arriva au-dessus de la trépidante cité de Los Angeles. Eprouvé par son long voyage il décida de s’accorder un moment de repos et se posa au beau milieu d’Hollywood Boulevard. Après s’être désaltéré dans une flaque d’eau trouble à la saveur déconcertante il observa, ébloui, le spectacle qui s’offrait à lui : des lumières partout, de toutes les couleurs, des bâtiments immenses et plus d’humains au mètre carré qu’il n’en avait croisé dans tout le comté de Trinity ! Ses congénères aussi étaient en nombre, mais contrairement à lui ils ne semblaient nullement impressionnés par l’animation qui régnait alentour et s’employaient pour la plupart à picorer à coups de bec blasés les miettes de pop-corn, de sandwiches ou de chips qui jonchaient le sol. Oscar lui n’avait même pas pensé à manger. Il était trop excité. Car il l’avait tout de suite senti : il était arrivé à destination. Cette ville débordant de vie et d’énergie où le maïs poussait à même le trottoir serait son nouveau chez-lui ! Il prit un peu de hauteur pour mieux inspecter les environs mais l’endroit, si séduisant qu’il fut, ne lui semblait pas idéal pour nicher. Trop de bruit. Pas assez de ciel. Il trouverait sûrement mieux dans un autre quartier de cette ville qui semblait de toute façon s’étirer à l’infini. Car il n’était pas question de se décider à la hâte ; installer son premier nid c’était tout de même une affaire sérieuse !

Il avait survolé la ville pendant des heures pour explorer chacun de ses quartiers. Tout était tellement plus grand, tellement plus chaotique que tout ce qu’il avait connu jusqu’ici qu’il se sentit plusieurs fois pris de vertige et songea même un instant à faire demi-tour. Mais lorsqu’il approcha du quartier de Bunker Hill et aperçut les gratte-ciels étincelants qui s’élevaient encore plus haut que les nuages il n’eut plus aucun doute. C’était ici, quelque part tout en haut de l’un des plus hauts de ces édifices, qu’il s’établirait ! 

Ce nouvel univers n’était toutefois pas dépourvu de dangers ni de pièges et Oscar se cogna plusieurs fois le bec à des vitres qui reflétaient si bien le ciel qu’il s’y était laissé berner. Mais il apprit vite à louvoyer entre les tours géantes à la façon d’un courant d’air et entama un examen minutieux des lieux. La tâche fut longue et fastidieuse car nombreux étaient les bâtiments qui lui semblaient offrir des opportunités de nichage intéressantes. Mais Oscar cherchait la perle rare, l’emplacement parfait qui allierait calme, prestige, sécurité et vue panoramique. Il finit par trouver le joyau recherché au 444 South Flower Street, un building de 48 étages accueillant le siège de la Wells Fargo Bank (non pas que ce dernier élément ait eu pour lui une quelconque importance). Car en plus d’être immense et fabuleusement scintillant le bâtiment était surmonté d’un « W » géant qui constituait un emplacement de choix : protégé du vent, exposé plein Sud et offrant une vue imprenable sur tout le quartier et bien au-delà, il réunissait tous les critères les plus recherchés sur le marché du logement aviaire. Oscar constata d’ailleurs que le premier creux du « W » était déjà occupé, et depuis longtemps à en juger à l’état du nid qui y était installé. Mais qu’à cela ne tienne il s’installerait dans le second. Il y serait tout aussi bien, et puis l’idée d’avoir un voisin ne lui déplaisait pas. Avant de quitter sa campagne il avait d’ailleurs pendant quelques temps cohabité avec un vieux geai des plus sympathiques…

Porté par l’enthousiasme et l’énergie de sa jeunesse notre héros se mit au travail sans perdre de temps. Il alla chercher au sol les meilleures brindilles, les transporta une par une jusqu’en haut de l’immeuble et commença à construire son nid. Mais alors qu’il s’accordait une pause pour contempler le travail déjà accompli il vit un oiseau de carrure imposante approcher à vive allure puis se poser tout à côté de lui. Son nouveau voisin sans doute. Un peu impressionné il l’observa à la dérobée. A en juger par son gabarit et son plumage ce pigeon était bien plus âgé que lui et il portait, en guise d’œil gauche, une balafre qui lui courait presque jusqu’au bec. De son œil restant il le toisait avec insistance. Les relations de voisinage ne débutaient pas aussi bien qu’il l’avait espéré mais Oscar était certain qu’il saurait rapidement mettre ce vieux pigeon dans de meilleures dispositions. Dans sa courte vie il avait déjà croisé toute sorte de congénères et s’était rendu compte que, même chez les plus grincheux d’entre eux, l’hostilité ne résistait jamais à une offrande bien choisie. Il s’approcha donc de son nouveau voisin avec au bec sa plus belle brindille. Mais le vieux pigeon - que nous nommerons Big Johnny – repoussa sa faveur d’un violent coup d’aile puis, sans crier gare, fonça sur le nid qu’Oscar avait commencé à tisser et le détruisit entièrement en quelques furieux coups de pattes. Afin d’achever sa démonstration il asséna ensuite à notre héros plusieurs violents coups de bec sur le crâne. Stupéfait et complètement étourdi Oscar prit la fuite sans demander son reste et alla se réfugier quelques mètres plus bas, sur la terrasse supérieure de l’immeuble. Mais là se trouvaient déjà trois corbeaux qui lui firent un accueil à peu près aussi hostile que le précédent. Et l’expérience se répéta ensuite à chaque étape de la chute inexorable qui le mena en quelques funestes minutes du sommet du 444 au pavé humide de Venice Boulevard

C’est donc ainsi que notre héros, à peine débarqué de ses paisibles vallées, fut initié à l’implacable ordre social auquel aucun oiseau des villes ne peut se soustraire : quiconque veut gagner sa place au sommet doit débuter dans le caniveau et se hisser ensuite mètre après mètre, étage après étage, au prix d’une lutte sans trêve et sans merci. Mais plutôt que de le décourager cette découverte éveilla en lui une hardiesse nouvelle. Après tout il était venu pour l’aventure et voilà qu’elle se présentait à lui ! Certes le chemin serait long et semé d’embûches mais il se sentait prêt à relever le défi : qu’importe si cela devait prendre des mois ou des années, un jour le « W » du 444 lui appartiendrait !

Il rassembla donc son orgueil blessé et son squelette endolori et commença par s’installer sur le toit d’un modeste restaurant mexicain. Il ne s’était élevé que deux ou trois mètres mais le lieu était calme, fleurait bon la quesadilla à toute heure du jour et se trouvait à proximité d’un petit square où des humains solitaires venaient tous les jours distribuer du pain sec. C’est d’ailleurs là qu’Oscar fit la connaissance de sa première compagne, une jeune pigeonne au jabot bien rond et au plumage de jais que nous éviterons de nommer afin de ne pas nous attacher. Il l’invita rapidement à partager son nid et quelques semaines plus tard ils accueillaient leurs premiers oisillons. Il y eut ensuite d’autres compagnes, d’autres oisillons, mais Oscar n’était pas de ces pigeons qui s’épanouissent dans la vie de famille. Car en vérité il avait en tête une chose et une seule : le « W » du 444. Chaque jour il passait plusieurs heures à survoler Bunker Hill à la recherche d’un nouvel endroit où nicher. Il s’agissait bien-sûr de gagner à chaque fois quelques mètres vers le ciel, quitte à forcer le destin si l’emplacement était déjà occupé. Au début la tâche fut relativement aisée. Quelques gloussements menaçants suffisaient à faire déguerpir les occupants, pour la plupart de jeunes blancs-becs sortis de l’œuf ou de petits moineaux aussi légers qu’une plume. Mais à mesure qu’il prenait de la hauteur ses adversaires se faisaient plus coriaces. Il dut alors se résoudre à recourir à des méthodes plus radicales : coups de becs, coups de pattes ou jet de projectiles, tout était permis ! Il y laissa beaucoup de plumes, puis finalement un œil, le gauche, qu’un merle lui creva au cours d’un combat particulièrement âpre. Au fil de ces longs mois de lutte Oscar avait pris de l’envergure, et son plumage aussi s’était assombri. Un jour, alors qu’il observait son reflet sur la surface parfaitement chromée du California Plaza, il eut de la peine à se reconnaître. L’espace d’un instant il crut même que c’était le vieux Big-Johnny qui se tenait là, à côté de lui ! Et pourtant c’était bien lui, Oscar, l’oiseau massif et ombrageux qu’il voyait là ! Du jeune Oscar qui survolait les vertes forêts de pins il ne restait guère que le doux souvenir de la saveur terreuse des vers sauvages et un penchant pour les femelles bien en chair…

Cela lui prit près de deux années – soit près du quart d’une vie de pigeon – mais Oscar finit enfin par toucher au but. Il avait gravi mètre après mètre, étage après étage, jusqu’aux ultimes hauteurs de la pyramide et il régnait désormais sur la terrasse supérieure du 444. C’était la dernière étape avant le toit du Monde. Le dernier pallier avant le grand « W ». Il s’installa donc sur la terrasse avec sa nouvelle conquête, y construisit un nid confortable et y vécut un temps très heureux. Mais lorsque le dernier de ses nouveaux oisillons prit son envol Oscar sentit que le moment est venu. Le moment d’affronter à nouveau Big-Johnny et de prendre la place qu’il avait toujours considéré comme étant la sienne. Sa place sur le grand « W ».

Au petit matin, alors que la ville était encore silencieuse, il avait quitté son nid et avait volé jusqu’au toit du bâtiment. Il avait parcouru ces quelques mètres le cœur battant, à la fois anxieux du combat à venir et saisi par la solennité du moment. Big-Johnny dormait encore, niché au creux du « W ». Seul. C’était un très vieux pigeon désormais, au plumage fané et aux pattes écaillées. En le découvrant ainsi, si vulnérable, Oscar eut un moment d’hésitation et faillit rebrousser chemin. Mais non, il avait trop lutté pour en arriver là et il était bien trop tard pour renoncer ! Pour achever de s’encourager il se dit que Big Johnny n'avait sûrement pas eu ce genre d’état d’âme lorsqu’il avait délogé le précédent occupant. Il se posa sur le bord du nid et Big-Johnny se réveilla en sursaut. Dans un impérial bruissement d’ailes le vieux pigeon se dressa sur ses pattes puis se mit à dodeliner doucement de la tête. Il semblait serein, comme satisfait. Comme si lui aussi attendait ce jour depuis longtemps et était soulagé qu’il soit enfin arrivé. Il déploya à nouveau ses ailes pour signifier à notre héros qu’il était déterminé à jeter ce qui lui restait de forces dans cet ultime combat, puis il s’approcha. Oscar eut un mouvement de recul et pendant quelques secondes les deux rivaux se livrèrent ainsi à une sorte de danse inaugurale, chacun avançant puis reculant tout en toisant l’autre de son œil valide. Ce fut Oscar qui porta le premier coup. Un direct du bec sur le crâne. Big-Johnny encaissa sans broncher et contrattaqua immédiatement avec un puissant crochet de la patte gauche qui étourdit sérieusement notre héros. Le combat dura dix longues minutes dont nous vous épargnerons la fastidieuse description, les techniques volatiles de combat étant somme toute assez répétitives. Nous nous contenterons de révéler qu’Oscar prit finalement l’avantage et que Big-Johnny, exténué et rompu par un dernier uppercut, reconnut sa défaite en repliant ses ailes sur son vieux corps meurtri. Il eut ensuite un dernier regard pour ce grand « W » qui, pendant toutes ces années, lui avait tenu lieu de foyer puis s’envola dans le ciel angeleno que le soleil commençait à peine à percer.

Oscar éprouva un sentiment étrange en le voyant peu à peu disparaître dans l’horizon. De la nostalgie peut-être. Car il n’était pas certain de rencontrer à nouveau un adversaire si valeureux. Et puis s’il allait encore devoir se battre à l’avenir ce serait désormais pour défendre sa place, et non plus pour la gagner. Le temps des conquêtes était terminé. Une page s’était tournée et il en était un peu ému. Il prit un instant pour embrasser le panorama du « W ». On voyait presque toute la ville, et même jusqu’aux sommets enneigés du mont Baldy ! Oui il allait être heureux ici. Peut-être même qu’il y installerait pour de bon sa femelle du moment pour y passer avec elle ce qui lui restait d’existence. Le moment était peut-être venu pour ça aussi. Mais pour l’heure il avait surtout besoin de se reposer. Il s’installa dans le nid de Big-Johnny. Il aurait tout le temps de construire le sien ensuite, une fois qu’il aurait repris des forces. Terrassé par la fatigue il s’endormit dans l’instant.

Il fut réveillé en sursaut par des coups de feu. D’un coup d’ailes il descendit de quelques mètres afin d’observer ce qui se passait au sol. Une nouvelle fusillade entre humains. Rien d’inhabituel dans la Cité des anges et pas de quoi s’alarmer non plus. D’ailleurs ici on tuait plus facilement les humains que les oiseaux. C’était une des nombreuses raisons pour lesquelles il aimait tant cette ville. Rassuré il étira longuement ses ailes fourbues puis tenta de se rendormir mais le vacarme des tirs l’empêcha de retrouver le sommeil. Alors il se dit que, quitte à être éveillé, il allait commencer à aménager ses quartiers. Il entreprit donc d’aller récolter quelques solides brindilles pour construire les fondations de son nid. Depuis le toit il effectua une descente en piqué, se posa sur la branche d’un grand palmier et prospecta les alentours. Encore mieux qu’une brindille il aperçut au sol une belle paille de couleur rouge qui ferait magnifiquement l’affaire. Il se posa sur le trottoir et s’en empara d’un coup bec. Il était si ravi de sa trouvaille qu’il décida d’aller immédiatement la déposer en haut. Il venait tout juste de reprendre son envol lorsqu’il ressentit un choc violent dans l’estomac. Puis une décharge électrique le traversa tout entier, de la pointe du bec au bout de la queue. Il sentit ensuite son cœur se recroqueviller comme un raisin sec tandis qu’il revivait dans un éclair confus les émotions les plus marquantes de sa vie : les doux pépiements de sa mère, l’odeur des forêts de pin, la clarté de l’eau des lacs… La douceur laineuse de quelques-unes de ses compagnes lui revint aussi en mémoire, en même temps que le premier envol de quelques-uns de la centaine d’oisillons qu’il avait eu le temps d’engendrer. Et pour finir le 444. Le 444 et son inaccessible « W » dont il avait rêvé tant et tant de nuits et qu’il aura finalement fait sien. Pour un instant. Un instant d’éternité. Et juste avant de rendre son dernier souffle Oscar se dit qu’en fin de compte tout était bien. Et que si tout était à refaire il ne changerait rien. Il quitta ainsi cette vie sans regret, heureux d’avoir accompli son destin. Le destin d’un petit pigeon de la campagne parvenu à s’élever jusqu’aux dernières hauteurs de la grande ville. Après tout ils n’étaient pas si nombreux à avoir parcouru un tel chemin ! Et dans plusieurs dizaines d’années, peut-être, on raconterait encore son histoire. Et alors un jour un jeune pigeon partirait lui aussi à l’aventure, convaincu que rien n’est impossible…

Le lendemain les journaux locaux consacrèrent tous leur une à la fusillade qui avait la veille plongé tout le quartier de Bunker Hill dans l’effroi. Sous la photo de l’inspecteur Mike Bosko, héroïquement tombé au champ d’honneur, ils affichèrent également celles des vingt-neuf autres victimes – hommes, femmes et enfants – fauchées par des balles perdues alors qu’ils se rendaient paisiblement au bureau ou faisaient leur shopping. La propriétaire de Colonel Fluffy, un adorable bouledogue anglais lui aussi victime collatérale des évènements, lui rendit un émouvant hommage dans la rubrique des annonces animalières du L.A. Gazette. Notre héros n’eut quant à lui pas droit aux honneurs de la presse. A vrai dire il n’eut droit à aucun honneur du tout. Son petit corps raide fut ramassé le soir-même par les services municipaux de nettoyage et jeté à la décharge d’Emery Street en même temps que les cadavres de cinq autres pigeons, trois moineaux, une mouette, un couple de rat, un écureuil roux et une grenouille égarée. Le « W » du 444 ne resta pas longtemps inoccupé. Une corneille bien avisée vint s’y installer une heure à peine après le trépas d’Oscar avant d’être délogée quelques jours plus tard par deux corbeaux pugnaces. Et ainsi de suite. Car ainsi va le Monde, sur Terre comme dans le ciel...      

L’acteur : Le spectateur attentif aura observé qu’aucun pigeon ou autre volatile n’apparaît à l’écran au cours de la scène concernée. La disparition tragique d’Oscar figurait pourtant bien au scénario original du film mais les pigeons de cinéma ne sont pas légion et le seul spécimen que le réalisateur imaginait à la hauteur du rôle, un pigeon biset baptisé Cocopop, était au moment du tournage déjà occupé à réaliser les motion captures du film d’animation Vaillant, pigeon de combat D (un choix de carrière qui pose question…). Nous vous demandons donc, à titre tout à fait exceptionnel, de bien vouloir faire preuve d’indulgence et d’imagination et de confier si vous le voulez bien le rôle d’Oscar à l’un des pigeons de votre connaissance (si vous vivez en zone rurale une mésange ou un merle feront l’affaire).

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