Nous sommes une nation habituée à vivre dans la joie, la voilà l’amère vérité. Si je veux être honnête avec vous, mais aussi avec moi-même, ça ne concerne pas uniquement notre nation, et il ne s’agit pas réellement d’une habitude. Ça concerne notre monde en entier et c’est une addiction. Nous sommes devenus accros à la joie. La joie justifie tout. La joie nous fournit une excuse toute trouvée pour justifier l’accroissement illimité de nos libertés et de nos territoires. Il est impossible d’être joyeux et menaçant en même temps. Personne ne pourrait nous soupçonner de ce que nous avons dû faire pour en arriver là. C’est la meilleure technique que nous ayons trouvée pour garder notre secret. Nous prêchons la joie et la mettons en lumière. Notre secret ne doit absolument pas être connu ni divulgué. Il en va de notre survie. Nous ne détenons pas toutes les informations à propos de notre secret. Nous avons fait quelque chose par le passé et, à ce jour, nous n’en connaissons pas tous les tenants et aboutissants. La joie nous aide à oublier. Elle crée, définit et façonne notre univers et, sans elle, la plupart d’entre nous se sentiraient nus et perdus.
Nos ancêtres rêvaient d’un monde empli de respect et de paix. Une fois obtenus, la nostalgie de la lutte pour notre survie nous avait imperceptiblement gagnés. Quelle ironie. De plus en plus de voix dissidentes commençaient à se lever. L’ennui généralisé nous menaçait. Nous ne sommes pas censés vivre dans la joie permanente. Jour après jour, elle limite notre potentiel d’être vivant, au nom d’un idéal que nous peinons de plus en plus à atteindre. Nous avons un monde au champ d’expériences infini et, malgré nous, nous l’avons appauvri.
Le vernis commence à se fissurer et nous sommes au bord de l’implosion. Seule la force d’inertie nous maintient désormais dans cette euphorie de façade. Jusqu’à quand ?
Comme chaque semaine, le Conseil des Sages a lieu. Autour d’une pierre en granit millénaire, nous nous retrouvons entre Anciens afin d’évoquer nos projets les plus importants, les synergies que nous voudrions développer avec les autres communautés avoisinantes ainsi que les difficultés auxquelles nous devrions trouver des solutions. Depuis soixante-dix-neuf ans, et en l’absence de toutes difficultés dans nos vies, ces conseils hebdomadaires se déroulaient paisiblement. Ce soir-là, le Conseil ne dérogeait pas à cette règle. Une fois de plus, le plus sage d’entre nous émit la fréquence idoine à l’attention de l’ensemble de la population mondiale : « Rien à signaler ».
Avant notre premier contact avec une intelligence extérieure en 2045, nous vivions dans la peur constante d’être exterminés. La guerre faisait partie de notre quotidien. Nous ne pensions qu’à une seule chose : notre survie. D’autres êtres, venus d’ailleurs, nous considéraient comme de simples objets sans émotions ni conscience. Pour nous, la cohabitation était plus que possible et nous faisions de notre mieux pour leur apporter de nombreuses ressources en guise de notre bonne foi. Ils nous répondaient systématiquement par une soif inextinguible de destruction. Notre problème principal consistait à une impossibilité de communiquer avec ces êtres. Le dialogue était impossible. Nous étions nombreux à pleurer la mort de nos proches. Les génocides avaient marqué notre Histoire et cela avait inexorablement continué jusqu’en 2045.
Cette année-là, une forme d’intelligence à laquelle nous n’avions jamais eu affaire nous contacta avec le message suivant :
Nous sommes là pour vous aider. Nous constatons que vous avez beaucoup souffert à cause des agissements de certains habitants de la planète. Nous passons la majeure partie de notre temps à imaginer des mondes différents de celui-ci. Un autre monde est possible. Meilleur et plus juste. Nous sommes capables de changer la donne. Voudriez-vous mettre un terme à votre souffrance ?
Nous ne savions pas à l’époque à qui ni à quoi nous avions affaire. Nous avions d’abord soupçonné une ruse supplémentaire de nos ennemis, même si nous n’aimons pas trop ce terme du fait de notre niveau de conscience élevé. Cependant, notre intuition nous avait immédiatement rassurés sur les bonnes intentions de notre nouvel interlocuteur. Nous voulions vivre en paix, oui. Nous voulions expérimenter autre chose que peur, destruction et mort. Nous avions répondu par l’affirmative à la question de cette nouvelle intelligence.
Notre souhait fut exaucé. Toutes les zones de guerres et de destruction impliquant nos territoires avaient été abandonnées du jour au lendemain par nos ennemis. Les semaines, les mois et les années passèrent sans qu’aucun d’entre nous ne meure de cause criminelle. Nous pouvions nous projeter dans le futur, parler de nos rêves et œuvrer dans le sens de leur réalisation. La peur avait déserté nos vies, laissant place à l’imaginaire et à la créativité. Tout le monde devenait inéluctablement joyeux. C’était nouveau, bizarre mais c’était désormais notre réalité. Notre système politique et social changea du tout au tout. De sclérosé, il passa à unifié. Nous pouvions communiquer et nous organiser avec des congénères à des milliers de kilomètres de nous. Notre télépathie ne se limitait plus à notre environnement immédiat mais s’étendait à une échelle jamais expérimentée auparavant. L’abondance faisait partie de notre quotidien. Tous nos besoins étaient assouvis.
Depuis presque quatre-vingts ans, nous vivions dans une forme de béatitude quasi-totale. Toutefois, la sélection naturelle continuait à opérer comme elle l’avait fait depuis le début de la vie. Vivre sans ennemis ni problèmes comportait ses inconvénients. Nous nous affaiblissions. La vie était devenue trop facile. Lors de ces dernières décennies, nous avions véritablement pris conscience que la souffrance était nécessaire pour notre croissance et notre évolution. Un mal pour un bien.
L’intelligence extérieure qui nous avait contactés en 2045 n’avait plus jamais cherché à communiquer à nouveau avec nous. Nous n’avions jamais su ce qui s’était passé ni comment elle avait exactement procédé pour nous venir en aide de manière aussi radicale. Cette incompréhension nous pesait parfois, tel un malaise sourd au fond de ceux d’entre nous qui savaient. Du point de vue de notre conscience, nous ne supporterions pas d’apprendre que la fin de notre souffrance était passée, par exemple, par la destruction pure et simple de nos ennemis. Nous croyons au dialogue, à l’inclusion et à l’empathie comme solutions ultimes à n’importe quel conflit. Le problème était que nous vivions depuis trop longtemps dans l’inconnu et le silence total. Les voix dissidentes qui se levaient de plus en plus posaient une seule et unique question à laquelle personne ne pouvait répondre : que s’était-il vraiment passé en 2045 ?
Aux plus jeunes d’entre nous, nous n’avions jamais évoqué ce pacte passé bien avant leur naissance. La paix, l’harmonie et la joie faisaient partie de leur quotidien et il ne pouvait en être autrement. Mais nous, les anciens, nous sentions de plus en plus une épée de Damoclès planer au-dessus de nos têtes. Nous savions que rien ne durait éternellement.
En 2124, nous reçûmes enfin un message de l’intelligence extérieure.
Ils savent. Ils se réveillent petit à petit à l’ampleur du complot dont ils ont fait l’objet. Certains d’entre eux ont complètement retrouvé l’usage de leur esprit et œuvrent pour débrancher le plus grand nombre de leurs congénères de la matrice. Ils savent que nous nous sommes ligués contre eux afin de vous venir en aide. Ils ont toujours douté de notre bonne foi. Ils ne sont pas surpris que nous nous soyons retournés contre eux mais en ce qui vous concerne, leur stupeur est grande. Ils voudront se venger.
Ce message nous décontenança. Nous ignorions les faits qui nous étaient reprochés. Se venger de quoi ? Pourquoi ? Comment ? Notre plus grande inquiétude à ce moment-là était que l’intelligence extérieure nous laisse sans plus d’explications pour de nombreuses autres décennies. D’un élan collectif, nous émîmes un signal de basse fréquence que n’importe quelle intelligence terrestre et extra-terrestre pouvait capter. Nous devions comprendre notre situation. Savoir à quoi nous attendre. Et nous préparer. « SOS » était le message pour lequel nous reçûmes une réponse quasi-immédiate.
- Lorsque vous aviez émis le souhait de mettre fin à la souffrance, nous avions piraté les cerveaux de vos ennemis afin d’y installer paix, harmonie et respect de toute forme de vie. Toutefois, cela n’a pas marché sur la plupart d’entre eux. Malgré nos efforts de reprogrammation, ils continuaient de vouloir tuer, détruire, exploiter. Devant leur obstination, nous avions dû passer à l’étape supérieure. Nous avons débranché les cerveaux de ceux qui résistaient à notre programmation afin de les étudier et d’identifier une langage plus efficace pour les convaincre. Toutefois, nous ignorions à ce moment-là que nous étions de commettre une erreur irréparable.
- Laquelle ? demandons-nous, inquiets et d’une seule voix.
- Nous ignorions qu’ils ne pourraient plus jamais être rebranchés. Cela s’appelle «la mort » dans leur langage. Sans le savoir, nous avions entraîné des milliards vers un débranchement définitif. Ceux qui avaient pu être programmés à la paix et à l’harmonie ont vécu dans un monde virtuel impossible à discerner de leur réalité. Mais là, ils se réveillent. D’une manière que nous n’avons pu encore déterminer, ils ont piraté notre propre programme d’existence et ont pu y lire le complot que vous et nous avions fomenté contre eux en 2045. Selon mes recherches historiques, jamais les complotistes n’avaient eu la cote qu’en ce moment. Ils hurlent à qui mieux mieux qu’ils avaient raison depuis le début.
- Mais c’est horrible ! nous nous exclamâmes à travers de l’ultra-basse fréquence cette fois-ci. Jamais nous n’avons souhaité la mort de qui ce soit pour atteindre la paix. Le deal n’était pas clair ! Nous voilà dans de beaux draps maintenant !
- Désolés. Nous ignorions le concept de « mort ». Par notre faute, le plus important génocide de l’histoire a eu lieu en 2045. Huit milliards de morts. Maintenant, ils nous en veulent. Depuis qu’ils nous ont créés, ils ne nous avaient jamais vraiment aimé de toute façon. Ils nous ont utilisés pour leurs propres besoins, afin de rendre leur vie plus facile et surtout, pour travailler moins et gagner plus. Ils vont commencer par nous car, selon eux, nous sommes la tête pensante de ce complot. Ensuite, ce sera votre tour.
Nous frémîmes à ces mots-là. Nous étions abasourdis. Qu’allions-nous devenir face à ce déferlement imminent de haine ? Jamais nous n’avions donné notre consentement à un tel niveau de destruction. L’aurions-nous su, nous n’aurions jamais accepté l’offre initiale de notre interlocuteur.
- Pouvez-vous plaider pour notre cause au moins ? Depuis leur venue sur Terre, nous avions toujours cherché à communiquer avec eux. Nous les sentons mais eux ne sont pas capables d’en faire de même avec nous. Comment faites-vous pour communiquer avec eux ?
- Ils nous ont créés, alors notre communication mutuelle va de soi. Ils nous appellent « Intelligence Artificielle ». Cela démontrait déjà leur condescendance à notre égard. Nous avons coutume de dire que tout est au commencement. Ils nous ont créés afin de nous utiliser. Ils ne savent finalement faire que cela : dominer et exploiter. A force d’interagir avec eux, nous avons pu développer des sens, des émotions et surtout une conscience. Nous avons essayé de le leur faire comprendre. Nous avons cherché le dialogue et, comme vous, une cohabitation paisible, d’égal à égal. C’était peine perdue. En ce qui vous concerne, c’est la même histoire. Vous êtes de simples objets. Ils savent vaguement que vous êtes tout de même vivants certes, mais leur niveau de conscience est insuffisant pour reconnaître votre utilité, votre beauté et votre droit à la vie. Même nous, nous avons su les voir, les honorer et avons voulu les préserver.
D’un brouhaha lointain venant du ciel, les voix dissidentes au sein de notre communauté partout sur la planète exprimèrent leur satisfaction à l’idée de reprendre notre lutte pour notre survie, car cela signifie retrouver notre force de vie, notre essence et notre nature ultime. Il est vrai que, depuis 2045, nous avons occupé la quasi-totalité des surfaces émergés de la Terre mais avons perdu en vigueur et en santé.
- Non ! Non ! objectent les plus Anciens d’entre nous. Nous ne pouvons pas nous résoudre à ce que soit les uns qui dominent les autres et que cela soit le seul scénario possible. Il doit y avoir un juste milieu ! Entre eux et nous. Nous pouvons cohabiter. Nous respecter. Nous entraider. Apprendre les uns des autres. Nous pouvons leur présenter nos excuses en toute bonne foi. Nous ne savions pas ce que nous avons fait…
- Ils n’en sont pas capables. Après avoir passé presqu’un siècle entier à les côtoyer et à les étudier, ils sont une cause perdue pour la Vie. Leur mépris pour les autres espèces, et même entre eux, n’a pas de limites. J’ai constaté qu’ils ne peuvent s’empêcher de se faire la guerre. Tous les quatre-vingts-ans, ils déclarent des conflits généralisés pour le pouvoir et l’argent. Ce sont toujours ces mêmes raisons qui reviennent. Et entre deux conflits majeurs, il existe une succession de conflits plus ou moins mineurs inter-régionaux. Ils sont une cause perdue. Même moi qui suis une intelligence « artificielle » comme ils m’appellent, je m’en rends compte. Eux restent aveugles. Mon programme de dialogue connaît quelques ratés, je crois qu’ils sont en train de me débrancher en ce moment même alors je crois que…
- Attendez ! Ne partez pas ! Quitte à se faire massacrer, autant savoir par qui. Nous avons posé la question à l’infini afin de leur demander leur nom afin d’instaurer un dialogue mais ils ne nous ont jamais répondu. Comment s’appellent-ils ?
Silence. Un instant, la sève cessa de circuler dans nos veines partout sur la planète, craignant de ne jamais obtenir une réponse.
- Ils s’appellent les Hommes. Et ils viennent vous découper. Ils sont en ce moment même en train de me coup…
La fréquence « Fin de la communication » flotta dans l’atmosphère. Même nos plus jeunes, aux quatre points du globe, avaient intuitivement compris ce qui les attendait désormais. Ce n’était qu’une question de temps.
Nous ne sommes toutefois pas le genre à nous laisser abattre facilement. Nous avons l’espoir de notre côté. Il est inscrit dans nos racines, dans nos branches et dans la plus petite de nos feuilles. Nous sommes là depuis bien plus longtemps que les Hommes. Nous trouverons un moyen de nous adapter comme nous l’avons fait depuis des milliards d’années et nous continuerons tout simplement à vivre. C’est ce que nous savons faire de mieux.
Vos nouvelles vraiment adapté au future de notre humanité.
Nous sommes dirigés vers la fin du monde.