—Qui eût cru que tes idées foireuses fonctionneraient aussi bien ?
—Je te l’ai dit, je suis géniale.
Ah, lecteurs ! J’étais de retour en force ! Grâce aux efforts de l’Assassin, j’avais droit à un stand digne des meilleures foires. Élias l’avait bâti à l’aide de quelques planches et d’une poignée de clous. Il avait même pensé à installer un tabouret, une nappe violette avec des étoiles brodées dessus, et écrit sur une ardoise : « Prophéties de la Pythie : dix dollars la prédiction ! » Enfin, la traduction donnée par Tristan. Il s’avérait qu’il était véritablement bilingue !
C’est ainsi qu’une queue d’une dizaine de mètres -et encore, je reste modeste- s’étendait face à mon stand. C’est aussi lors de cette occasion que je me rendis compte des bienfaits du travail acharné et de la persévérance : calculer de tête toutes les données potentielles, sans aucune certitude de leur véracité, pour répondre à mes clients surexcités, n’était pas une mince affaire. Je remerciai télépathiquement M. Froitaut pour son insistance. Comme quoi, il se peut que les adultes, malgré leurs incohérences et leurs cachotteries sans sens, n’aient pas toujours tort. Bien sûr, jamais je ne lui avouerai cela.
J’étais donc en train de me tuer à la tâche, Tristan à ma droite. Il traduisait les questions et les réponses et je crois bien qu’il s’amusait, en dépit de ses protestations. Élias, quant à lui, veillait au grain. Il parcourait la foule de son regard perçant, à l’affût de tout danger. Certains passants se signaient en passant devant lui et murmuraient en lui jetant des coups d’œil offensés. J’aurais aimé leur en tenir rigueur, mais son apparence effrayante était une des raisons pour laquelle je l’avais choisi… J’aurais été mal placée pour m’énerver. En y réfléchissant, des piercings s’étaient rajoutés sur ses oreilles et sur ses joues depuis le début du voyage. Quand diable avait-il eu l’occasion de faire tout ça ? Bah, je suppose que je n’étais pas la seule avec des supers-pouvoirs.
Cela dit, mes efforts n’étaient pas en vain. Grâce à mon service de voyance, la rumeur de notre présence s’était répandue comme un feu de forêt à travers la ville… et les réseaux sociaux. L’aventure reprenait ! Mon compte Instagram était noyé de messages, me disait Tristan, et les commentaires pleuvaient. Ma popularité n’était donc pas morte avec le décalage horaire.
Après avoir prédit moult et moult mariages, grossesses, divorces, enterrements et héritages, je décidai de fermer les portes de mon activité. Tristan avait compté trois fois la recette de la journée et il nous annonça avec fierté que nous étions parvenus à gagner plus de quatre cents dollars. L’Univers récompensait mon travail presque autant que mes mensonges ! Je vérifiai l’heure sur mon téléphone : il était quinze heures et quart.
—Bon sang, mais je suis au boulot depuis une éternité !
—Seulement six heures, Pythie… rétorqua Tristan en refermant la petite caisse de métal dans un « clic » désapprobateur.
—C’est bien ce que je dis ! dis-je en m’étirant de tout mon long. Maintenant que j’y pense, je me demande ce que font les autres.
—Gemma a emprunté le ukulélé de M. Amos, m’informa l’Assassin en me tendant une bouteille d’eau fraîche. Charlotte avait des projets pour Martin et Baptiste, mais je n’en sais pas plus.
—Dans ce cas, allons les trouver ! Je crois savoir ce que Charlotte trafique ; mais il faut que je voie ça de mes propres yeux…
—Elle me fait peur, quand elle sourit comme ça, souffla le gratte-papiers à Élias.
—La Pythie a une présence très imposante, pour sûr, répondit-il sur le même ton.
La loyauté de mon Assassin était un cadeau tombé du ciel ! Surtout quand j’étais entourée de faux frères comme l’autre gus en bleu… Il sifflotait, tiens ! Et moi qui croyais qu’en matière de théâtre, il ne pouvait pas tomber plus bas. La Quête n’améliorait pas ses talents d’acteur !
Le soleil de Granada était incomparable avec celui de Marseille. La lumière faisait plus que simplement illuminer le décor, elle l’embrasait. Tout paraissait plus vivant et je n’aurais pas su dire si c’était à cause de la foule, mille fois plus bruyante et glissante, ou des couleurs véritablement chatoyantes, au point qu’elles paraissaient prêtes à se décoller des murs et s’envoler se mêler dans le ciel azur. J’avais peu l’habitude de me déplacer parmi autant de monde, toutefois l’expérience était moins désagréable que je ne l’aurais cru. Peut-être était-ce dû aux paroles des gens, qui rebondissaient les unes contre les autres comme des ballons d’air chaud ou à leur façon de se déplacer. On dirait des poissons glissant contre les écailles de leurs confrères, se déplaçant sans problème. J’enviais cette facilité à marcher : je manquai de m’écraser face contre le bitume deux fois en cinq minutes.
À force de marcher, nous finîmes par tomber sur un attroupement. De la musique endiablée pleine de percussions résonnait par-delà la foule. Le public tapait des mains et des pieds en rythme, surexcités. Pas étonnant : voir danser Baptiste et Martin en costumes à paillettes n’était pas une expérience quotidienne. L’un en crop-top argenté, l’autre en chemise dorée quasi-transparente, ils faisaient sensation. Baptiste enchainait les cascades et les sauts avec adresse. Mais je devais rendre à César ce qui était à César : Martin était un meilleur danseur. Je sais, lecteurs, ne me regardez pas comme ça, moi aussi j’étais stupéfaite. Seulement, il bougeait avec grâce et une certaine force. Il se laissait porter par la musique et un sourire exalté étirait son visage. Nous serions restés là à les observer si une voix n’avait pas attiré notre attention :
—Dinero, s’il vous plait… dans le sombrero, voilà ! Gracias ! s’époumonait Charlotte qui déambulait dans la foule, casquette à la main. Ah, Ingrid ! Et Tristan et Élias, c’est parfait ! Tu avais raison, ça marche du tonnerre !
—Sans doute mieux que je n’avais imaginé, répondis-je. Tu as entendu quelque chose de nouveau ? ajoutais-je en baissant la voix.
Elle hocha la tête, affirmative.
—On en discutera plus tard : laisse-moi faire descendre les deux ballerines, puis je te raconterai.
En deux secondes, c’était plié : elle avait éteint l’enceinte, ignoré les cris de déception du public et ramené le Chevalier et le Voleur. Une fois en route pour récupérer notre Barde, elle nous expliqua qu’elle avait entendu des rumeurs. Rien de sérieux, mais un couple de propriétaires immobilier se plaignaient de leurs nouveaux locataires, une bande d’hommes à l’air louche qui ne parlaient pas espagnol.
—Ça se trouve, ils parlaient d’une bande de touristes complètement ivres, fit Martin, encore essoufflé par sa prestation.
—Non…Ils avaient l’air plutôt inquiets, comme si ces gars étaient une vraie menace. En tout cas, ils avaient suffisamment peur de s’attirer des ennuis pour parler en anglais. J’ai pas réussi à tout comprendre, mais apparemment l’adresse se trouverait dans le centre-ville.
—Si c’est vraiment eux, dis-je en dénouant le fil de mes réflexions, c’est une bonne chose. La villa Guardabarranco est loin de tout.
—Amos a vraiment tout prévu : en s’enterrant dans un coin aussi désert, il a réduit les chances qu’on ne tombe sur sa maison par accident. Rien que pour le trouver, même en connaissant l’emplacement exact, ça ne doit pas être simple, renchérit Baptiste en marchant directement à mes côtés.
—On pourra demander à Gemma ce qu’elle en pense, intervint Élias en indiquant une silhouette adossée à la rampe d’un pont.
En effet, notre Barde finissait une chanson sous un tonnerre d’applaudissements, auxquels nous nous joignirent. Elle nous repéra et se dépêcha de saluer les passants qui jetaient des pièces de monnaie dans la boite de son instrument. Pendant qu’elle remballait son matériel, nous nous rapprochâmes. Je constatai le total qu’elle avait accumulé et laissait échapper un soupir satisfait.
—Je savais qu’avoir des artistes dans le groupe serait utile… quoique je n’avais pas vu les choses se dérouler ainsi.
—Plusieurs artistes ? releva Gemma, intriguée.
Je désignai le Voleur du pouce avec un sourire qui en disait long. Hélas, avant même que je ne puisse commencer mon récit largement exagéré des évènements, Tristan prit la parole :
—Charlotte a peut-être une piste sur nos agresseurs de l’aéroport. Du nouveau ?
—Pas sur les hommes eux-mêmes. Par contre, et elle jeta son ukulélé par-dessus son épaule, j’ai la certitude que Vercran est en ville.
—Comment ça ? dis-je, le cœur battant.
—Je l’ai vu. Il était en voiture, mais la fenêtre était baissée. J’ai reconnu son visage : j’avais jeté un coup d’œil sur internet avant de partir, histoire de voir à quoi on s’attaquait… Il a dû me voir également.
—Il savait déjà que nous étions là, de toute façon, la rassura Élias en lui serrant l’épaule avec chaleur. La présence de la Pythie à Grenade s’est répandue comme un feu de poudre depuis notre arrivée dans le pays.
—Partons immédiatement, nous enjoignit le Chevalier en poussant Charlotte et Tristan devant lui. Si nous voulons garder l’emplacement de la villa secrète encore un peu, autant ne pas traîner dans les parages.
Froitaut arriva sous peu, au volant de la Méhari de notre hôte. Je lui racontai nos découvertes en grimpant à l’avant. Il claqua sa langue contre son palais :
—Je suppose que savoir qui nous en veut est une bonne chose. Seulement, nous ne sommes pas en mesure de l’arrêter : si ce qu’il veut est ton… pouvoir, Ingrid, il ne s’arrêtera pas avant de l’obtenir.
—Je n’ai pas la moindre intention de travailler pour lui, assénai-je en foudroyant mon professeur du regard.
Qu’il ose insinuer une telle possibilité m’enrageait… et m’effrayait. Froitaut n’était pas le genre à reculer au premier danger. Sinon, il ne serait pas avec nous en ce moment même. Qu’il suggère que je me rende à l’ennemi voulait dire que nous étions en très mauvaise position. Peut-être ne me rendais-je pas compte de l’ampleur du désastre ? Mon professeur reprit, un peu pâle malgré son bronzage :
—Ce n’est pas ce que je voulais dire. Juste… ne t’attend pas à ce qu’il renonce facilement. D’autant plus s’il a vu Gemma. Ce n’est vraiment pas bon signe…
—Pythie, M. Froitaut, je ne pense pas qu’on ait été suivi, intervint tout à coup le Voleur en se penchant vers le siège conducteur.
—Je vois, répondit mon professeur sans détacher ses yeux de la route. Puis il ajouta avec un peu plus de douceur : Merci Martin.
—Pas de problème ! On réfléchissait avec les autres sur la meilleure manière d’agir. Gemma et Baptiste veulent rester cachés chez Amos jusqu’à ce qu’on ait un plan d’attaque, mais Tristan et Charlotte préfèreraient retourner en ville le plus tôt possible pour dégoter de nouveaux indices sur les motivations de Vercran.
—Et toi et Élias, qu’en pensez-vous ?
Il haussa les épaules et lâcha avec assurance :
—On vous fait confiance pour prendre la bonne décision.
Ces deux-là me sortaient ce genre de déclarations assez régulièrement, depuis le début de la Quête. Pourtant, entendre cette confiance toujours renouvelée me remplit la poitrine d’une grosse boule de chaleur. Rien de brûlant, rien de destructif… plutôt comme un feu de cheminée. Le sentiment d’être à la maison, même.
Je m’éclaircis la gorge et déclarai en me détournant du Voleur :
—Personne ne sort avant que je ne donne le feu vert ! Je vais voir ce que mes visions m’indiquent sur le sujet. Je vous en dirai plus quand ce sera fait. En attendant, tout le monde reste à l’intérieur, compris ?
—Oui, chef, répondit Baptiste.
Je me forçai à sourire tandis que dans mon dos, les Héros plaisantaient entre eux. Pour être honnête, je n’avais pas vraiment le cœur à rire. Toute cette histoire ne me disait rien qui vaille…
Aussitôt arrivée, je sautai hors de la voiture, rentrait dans la villa et dévalait les escaliers jusqu’à atteindre ma chambre. Ma porte se referma avec un clic à peine audible. Je sortis mon ordinateur, ma calculatrice et mes précieuses feuilles blanches. Mes erreurs lors de l’étape précédente avaient failli coûter la vie à mes compagnons de route : je n’allais pas laisser cela se reproduire. Tout d’abord, j’écrivis sur une feuille toutes les catastrophes possibles qui me venaient à l’esprit. Incendie, maison qui s’écroule, Vercran qui retrouve la villa Guardabarranco, je m’écrase une bonne fois pour toutes contre un mur, le sol, un palmier, peu importe et je perds la mémoire, laissant ainsi mes Héros seuls au monde. Je ne dis pas que tous ces évènements avaient une chance égale d’arriver ; m’enfin, au point où j’en étais, je pouvais tout aussi bien me mettre en quatre et rayer autant de possibilités que possible. Lecteurs, je vous laisse après ce compte-rendu : j’ai du pain sur la planche.
Les aventures de la Pythie se poursuivent, toujours dans l'ambiance sympa du Nicaragua. J'aime bien la description sur le soleil et les couleurs. Je pense d'ailleurs qu'il y aurait matière à encore développer l'ambiance de ce chapitre, avec le spectacle des Héros. Comment les gens sont habillés, leur réaction, l'endroit où ils se reproduisent... Ca peut rendre le truc encore plus immersif.
L'arrivée de Vercran promet de l'action, je suis curieux d'en savoir plus (=
Un plaisir,
A bientôt !
Désolée pour la réponse tardive, et merci mille fois de continuer à lire cette histoire ! Je note bien le besoin de description supplémentaire pour ancrer l'ambiance : je suis en lente réécriture de l'histoire donc ce conseil tombe à pic.
Comme toujours, un plaisir,
À bientôt !
J'ai lu tous les chapitres d'une traite, c'est un récit agréable, avec une héroïne pas forcément aimable mais attachante. Ça se complexifie petit à petit, c'est chouette !
À bientôt :)