Paraphrénie atypique

Par Fidelis

La dernière parution de l’Impérial Média créait un véritable tollé dans toutes les sphères du régime. Les revanchards propagandistes éructaient un verbiage sans fin sur les ondes des radios gouvernementales, pendant que Val buvait un café dans sa cuisine l’air hagard, le regard perdu, loin des tumultes du secteur.

Il venait de terminer son entraînement martial, et les jours passés à encaisser les coups et enchaîner les attaques le maintenaient plongé dans un mutisme vertigineux.

— Où est-ce rétrograde de penser qu’une pute puisse représenter le Militarium ?

— Une tête doit tomber ! C’est proprement honteux d’présenter l’Militarium de cette manière ! Comme si l’combat et la maîtrise des souterrains étaient d’la gaudriole !

Le vautour laissa échapper un soupir et mi une claque à son cube radio pour le faire taire. Les paupières mi-closes, son mug de café dans une main, il dressa la liste de toutes les tâches délaissées, pour prioriser son entraînement.

Conscient que la journée allait être longue, il s’étira avec lenteur pour finir par se caresser le crâne. Une manière de s’assurer que sa cervelle, qui avait encaissé les salves de coups répétés, se tenait toujours à la même place.

Après un ultime bâillement, il décida enfin à se préparer pour sortir, avec la sensation bien distincte que quelque chose en lui avait changé.

L’une des inventions du premier Âge, servi à pallier la perte d’effectif catastrophique qui avait succédé à la libération prématurée des colons. Une fois le Dôme sécurisé par des enceintes infranchissables contre toutes espèces exogènes, les chercheurs, installèrent sous sa protection et uniquement dans son rayon d’action, un système de restauration automatique des données génétiques qui composaient tous les individus pucés vivants entre ses murs.

Le clonage et la faculté de renaître à l’infini causèrent de nombreux troubles chez les organiques. Le temps devenait une notion qui se perdait dans un néant aussi chargé que le ciel du secteur Un, pour finir par s’étioler en une pluie fine et perpétuelle rendant tout ancrage temporel impossible.

La manifestation des symptômes liés à ces crises existentielles se traduisait de manière très différente chez chaque individu.

Les pensées toujours confuses, Val marchait au milieu de la foule pour rejoindre le Militarium. Avant de se mettre au travail, il décida de faire un crochet sur sa route pour visiter un ami. Il marqua une pause au pied d’une tour, leva la tête pour essayer d’en discerner la cime qui se perdait dans le smog de pollution engendré par les industries, en vain.

L’édifice devait dater du haut moyen âge impérial. La plupart des logements qu’il abritait étaient vides, à l’exception d’un irréductible qui résidait au sommet. Il emprunta l’ascenseur, qui l’amena jusqu’au quinzième étage et du se taper les cinq derniers à pied.

La cage d’escalier offrait l’aspect d’un charme désuet. Les moulures au plafond, la largeur des couloirs et la sophistication des garde-fous en faisaient une œuvre d’art. Le délabrement causé par le manque d’entretien laissait à penser qu’on l’avait autorisé pour apporter une patine séculaire à l’ensemble.

Une fois au dernier étage, le vautour continua son ascension, pour accéder sur le toit de la structure.

Il poussa une porte métallique grinçante et déboucha sur une surface plane, parsemée d’antennes rouillées, de transformateurs hors service et de conduites d’aération géantes, dont les boudins pour la plupart crevés ne remplissaient plus leur fonction. Il se fraya ensuite un passage jusqu’au bord de la tour où il découvrit son ami. Assis les pieds dans le vide, il regardait le paysage, peuplé d’ombres fantomatiques des autres édifices noyaient dans la brume silencieuse.

Allen, un vautour comme lui rencontré durant son séjour en psy, était un gars sans histoire. Il n’adressait la parole qu’à de très rares personnes dont Val faisait partie, sans en connaître la raison.

Il vint le rejoindre et prit place à côté de lui, sur le rebord avant de lui parler.

— Salut, alors ça donne quoi ce matin.

L’autre ne bougeait pas, il semblait humer l’air ambiant à la recherche d’une indication, et finit par lâcher d’un ton sans surprise comme si la visite de ce dernier allé de soi.

— Pas terrible, un dix et un douze mètres.

Avant de se décider à tourner son regard vers Val et de l’interroger, une pointe de curiosité dans la voix.

— Ça fait un bail que je t’ai pas vu, comment vas-tu, toujours à la recherche de l’âme sœur ?

Val enfonça les mains au fond de ses poches, la bruine qui tombait le couvrait d’humidité et le léger vent qui s’exprimait du haut de la tour ne le laissait pas insensible.

Il frissonna avant de lui répondre d’un ton sans émotion qui n’échappa pas à son interlocuteur.

— Oui toujours.

Les pupilles d’Allen se firent plus saillantes.

— Toi t’as rencontré quelqu’un… avant de faire entendre un soupir et de continuer d’un air fataliste… tu sais comment ça va se terminer, ça se termine toujours de la même manière.

Un silence s’installa entre les deux vautours, leurs regards perdus dans le vide.

— Oui je sais, je sais, mais ça n’empêche pas d’essayer, comme toi.

Il renifla, sentait le froid commencer à l’imprégner.

— Et tes clichés tu as saisi des trucs sympas ?

Allen afficha une moue mitigée sur son visage avant de se lever.

— Un kob et un troll, mais j’ai pas eu leurs yeux, juste leur silhouette, tu me files un coup de main ?

La question était purement rhétorique, il savait très bien que si Val s’était donné la peine de monter, c’était dans cette intention.

— Bien sûr.. Lâcha ce dernier un peu surpris en sortant de sa rêverie, pour se redresser à son tour.

Le clonage éternel faisait naître des réactions les plus inattendues chez les organiques. Pour certains, il leur faisait complètement oublier la valeur de leur enveloppe corporelle, pour ne chercher à travers elle que ce moment unique, celui qui précède la fin.

Val prit une longue inspiration et poussa son ami dans le dos pour le précipiter du haut de la tour. Il le vit disparaître avalé dans la couche de brume, qui saturait les alentours. Sans un bruit sans un mot, il observa le corps s’évanouir dans le paysage fantomatique.

Chez Allen, c’était sa manière à lui d’appréhender l’éternité. Dans une chute perpétuelle qu’il recommençait plusieurs fois par jour, pour saisir un cliché le plus près possible de l’asphalte, avec si la chance lui souriait le visage des passants marqués de terreur.

Val resta un moment à regarder le vide, fut tenté un instant de l’imiter, puis se décida à faire marche arrière pour redescendre par les escaliers.

                                                          ***

Une fois dans la rue, il distingua un attroupement de gens qui regardait le haut de la tour en laissant échapper des éclats de voix teinter de surprise et d’inquiétude.

Le vautour reprit sa route sans un mot et sentit, un bras s’atteler au sien, il tourna la tête et sourit en reconnaissant l’elfe, qui le salua.

— Coucou toi, comment vas-tu ?

Il était heureux de la voir.

— Stella, ça fait plaisir ça faisait un bail.

Elle se colla à lui les abritant de son parapluie.

— Tu viens encore de pousser Allen, tu sais que je n’aime pas ça, tu l’encourages dans sa démence c’est indigne de ta part.

Le sermon se voulait amical, Val n’ignorait pas qu’elle se faisait surtout du souci pour lui. Il tenta de se justifier.

— Je suis l’une des dernières personnes à qui il parle, je l’aide à se sentir moins seul.

L’elfe pas convaincu se mit à le questionner.

— Et toi, tu as rencontré quelqu’un je crois, dis-m’en plus, je veux tout savoir.

Ils passèrent devant des boutiques aux vitres couvertes de miroirs, dont le reflet des badauds se retrouvait vêtu des habits qu’elles vendaient.

Le vautour haussa un peu les épaules.

— Y a pas grand-chose à en dire, finit-il par lâcher d’un ton sans assurance, et avança pour donner au change, mais j’ai un bon pressentiment.

C’est devant un chapelier que Val lui indiqua en tendant l’index.

— Tiens regarde, tes chapeaux préférés !

Pour d’autres, organiques, la parade de leur esprit malade s’effectuait de manière tout à fait différente, en s’invitant dans une autre réalité, avec d’authentiques gens qui la peuplaient.

Quand ils s’arrêtèrent devant la vitrine, le miroir ne refléta qu’une silhouette, celle du vautour, seul sous la pluie.

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David.J
Posté le 16/02/2025
Un récit où l’identité et la perception du réel se brouillent. L’’ambiance est pesante et immersive. La notion d’identité et d’éternité est bien traitée. Cool !
Fidelis
Posté le 17/02/2025
Merci pour ton encouragement, j'apprécie, et oui quand on voit à l'heure actuelle, le peu de respect que nous avons (je parle de l'humanité en général) pour la vie, on peut facilement imaginer ce type de dérive si l'on accédait à une forme d'immortalité.
Croisons les doigts un jour l'homme deviendra plus sage, c'est ce qu'il faut espérer.





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