Lizarhk, la grande cité portuaire du pays de Cadunt, une splendeur ayant échappé à la domination de l’automne. Régentée par les lois du Vilduc Lenoir, Lizarhk n’avait cessé de s’agrandir, de prospérer. Membre de l’ordre du chien noir, le Vilduc était un prestigieux seigneur, un homme aux gouts exquis et raffinés. C’est par amour des belles choses qu’il avait offert la gloire à sa cité.
Au départ, Lizarhk avait été un bourg pas différent des autres, un petit village sans histoire. Avec la venue de l’Astéllice et des guildes du commerce, Lenoir avait décelé une opportunité dans les fondations brinquebalantes de Lizarhk. La cité s’était agrandie, des ports furent construits. La vie y était paisible, bien plus qu’au cœur du pays. Car, dans les profondeurs des forêts brunes de Cadunt, les peuples sauvages ne cessaient de piller et tuer.
Les préoccupations de Lenoir n’étaient pas celles de son maitre. Le grand chien Ghéovodo ne lui en tenait pas rigueur. Lenoir avait été placé là dans un seul but : faire prospérer Cadunt, et ce par tous les moyens. « La paix a un prix », disait-il lorsqu’il venait quérir l’import. Le prix de cette paix était caché et substantiel, des enfants. Certains disparaissaient, aucune ne réapparaissait jamais.
***
Eylinne Bauclaire était une enfant du Nord. Elle avait arpenté les monts d’Eupholia et contemplé la nuit éternelle. Cette jeune fille au teint plus pâle que la cire était heureuse de venir habiter à Lizarhk. Le soleil, l’océan… Jamais elle n’avait espéré de meilleure vie. Chaque jour, Eylinne allait à l’école où son père — le « Chevalier Bauclaire » — souhaitait qu’elle apprenne les us et coutumes de la haute société. Malgré le titre de son père, Eylinne n’était pas de sang noble. Chevalier, le père Bauclaire l’était devenu par ses exploits et non par son ascendance. Chevalier… En ces temps troubles, cela ne voulait plus rien dire et pourtant…
Pourtant, l’enfant Bauclaire vivait une vie idyllique n’ayant rien à envier à celle des nobles de son âge. Eylinne se levait à sept heures pour se préparer pour l’école. Entre les murs gris du bâtiment, elle apprenait à lire, écrire et disposait d’un copieux repas. Le soir, elle rentrait en dévalant les rues pavées, s’amusant avec les orphelins et partageant volontiers les friandises qu’elle n’arrivait jamais à avaler, de la réglisse sombre au gout métallique.
Rentrée à la maison, Eylinne se retrouvait seule durant de longues heures où elle tentait de déchiffrer les missives trônant sur l’établi de son père, sans succès. Ce dernier s’absentait trop souvent, il revenait tard, couvert de blessures, de griffures et d’hématomes. La seule vision de sa fille préparant un copieux diner suffisait à faire naitre de la joie sur visage fatigué de l’homme.
- Comment s’est passée l’école ? Qu’as tu donc appris ?
- Rien que je ne sache déjà ! s’amusa Eylinne, portant une assiette remplie d'un liquide fumant à son père.
- Chipie va ! Aussi espiègle que ta mère.
- Va-t-elle bientôt nous rejoindre ?
- Je crains qu’elle ne doive encore rester quelque temps à l’institut.
- Je vois, répondit Eylinne, la mine grave.
- Allons, quand elle serra là tu pourras lui préparer ton fameux ragout.
Bauclaire ébouriffa les cheveux de son enfant, ravivant sa joie coutumière.
- Qu’as-tu mis là-dedans ?
L’homme leva sa cuillère et la trempa dans la mixture brulante au fumet exquis.
- Ce que j’ai pu trouver. Thym, romarin, lapins, carottes.
- Et les tomates ?
- Pas dans un ragout !
- C’est toi le chef.
Le repas dura un long moment. Le père et la fille mangèrent jusqu’à ce qu’il ne reste plus une goutte de sauce dans leurs assiettes. Eylinne avait partagé ses craintes et avait parlé des enfants disparus à son père. Ce dernier avait écouté en silence, rappelant à sa fille de ne pas accepter les friandises que fournissait l’école. Il affirmait que le sucre était une drogue changeant les belles jeunes filles en ogresses. Eylinne n’était pas convaincue, suçotant une sucette rouge sans le moindre gout.
- Tu saignes, dit-elle, se rapprochant de son père, tapotant sur son front un mouchoir en tissu imbibé d’eau fraiche.
- Ce n’est rien, ne t’en fais pas.
- Je ne m’en fais pas, tu es le plus puissant chevalier de la cité… Du pays…
Bauclaire sourit, prenant les mains de sa fille et les embrassant avec respect.
- Va te coucher, chipie. Demain, tu accompagneras madame Velvette au marché. Je lui ai fourni une liste… Ne t’éloigne pas et essaye d’apprendre d’elle, c’est une vieille dame exquise.
Eylinne fit la moue.
- Il y a des monstres en villes ?
- Des montres ? Pourquoi t’inquiètes-tu de telle chimère ?
- Les enfants… les orphelins de la rue Bockins parlent de leurs frères et sœurs disparus…
- N’aie crainte, les orphelins fuient… Ils voyagent ou se font adopter.
- Ça ne me rassure pas…
- Pourquoi donc ?
- Sophia Delca, la fille du maitre-tanneur…
- Elle est dans ta classe, c’est la gamine avec de grandes oreilles.
- Papa ! Ses oreilles sont de taille tout à fait convenable… même si elle les cache sous sa crinière rousse. Ses parents la cherchent depuis quelques jours… Les filles disent qu’elle a fuguée avec un garçon de Bockins, mais… personne n’y croit vraiment…
- Hum… Ne t’inquiète donc pas. Papa veille sur toi !
Pour la première fois de sa vie, les paroles de son père n’arrivaient pas à calmer les inquiétudes d’Eylinne.
***
Eylinne ouvrit les yeux. Cette nuit, elle entendit des cris et dut étouffer son visage dans son oreiller pour les faire taire. La jeune fille faisait d’effroyables cauchemars, la nuit les rendait presque réels.
Tremblotant dans son lit, Eylinne serra fort sa couverture, tentant d’oublier les disparitions, tentant d’ignorer les histoires des orphelins. Ces derniers n’étaient pas du même avis que son père. Ils affirmaient qu’un monstre d’acier s’emparait des enfants turbulents. Turbulente, la petite Sophia Delca ne l’était pas… Elle était sage sous tout rapport, et ce malgré ses fréquentations… Ses fréquentations, les mêmes qu’avait Eylinne, des orphelins et des nobliaux. Elle s'endormit avec peine au bout de plusieurs heures passées à fixer son plafond nu.
La jeune fille se réveilla paniquée, cherchant sur sa table de nuit frénétiquement. Ses mains firent tomber un miroir et les sucreries qu’elle n’avait pas réussi à avaler.
- Eylinne ! Tout va bien.
La voix était celle de son père. Allumant un cierge, l’homme entra dans la chambre de sa fille et illumina son visage perlant de sueur.
- J’ai fait un cauchemar…
- Ce n’est rien…
Bauclaire posa le cierge sur la table de nuit et ramassa les éclats de verre.
- Mon médicament…
- Tu l’as oublié ? demanda Bauclaire d’un ton sévère.
- Oui… Excuse-moi… j’ai la tête ailleurs.
L’homme souffla et se fit une place sur le lit. Avec la tendresse d’un père, il souleva Eylinne et la plaça sur ses genoux. Bien qu’elle ait eu douze automnes à la dernière pleine lune, son père parvenait toujours à la soulever comme une poupée de chiffon.
- Où l’as-tu mis ?
Eylinne pointa la table. Malgré ses gestes paniqués, elle n’avait pas fait choir le précieux contenant, une fiole renfermant un liquide sombre et brillant. Bauclaire ouvrit minutieusement le médicament. À l’aide d’une pipette, il en préleva quelques gouttes.
- Ouvre les yeux, ça ne va pas être agréable.
- Ça ne l’est jamais…
Souriant faiblement, Bauclaire fit tomber une goutte puis deux dans l’œil droit de sa fille. Elle blêmit alors que quelques larmes mêlées à la mixture s'échappaient de ses yeux.
- Ça brule…
- C’est pour ton bien…
- Je sais.
Bauclaire reprit quelques gouttes du liquide et réitéra l’acte pour l’œil gauche de l’enfant. Refermant le bouchon du médicament, l’homme porta sa fille et se leva. La tenant fermement contre son épaule, Bauclaire quitta la chambre en tenant le cierge de son autre main.
- Tu ne vas pas t’endormir maintenant, autant aller observer les étoiles.
Eylinne acquiesça en souriant.
À l’étage, Bauclaire ouvrit les battants menant au balcon. Il déposa le cierge sur la rambarde de pierre le séparant du vide. Avec délicatesse, il hissa Eylinne sur ses épaules. Dans sa robe de chambre bleutée, ses pieds battaient l’air doux de la cité.
Au loin, l’océan s’étendait à perte de vue. Cette nuit, les flots étaient aussi calmes que l’étaient les cieux. Une myriade d’étoiles peignait l’obscurité et trois lunes brillaient pour illuminer la Lizarhk.
- La lune d’Eupholia, murmura Eylinne, fixant une sphère colossale… Elle est si grande, c’est comme l’œil d’un géant.
- Ne semblait-elle pas plus grande lorsqu’on arpentait les sombres montagnes ?
Eylinne fit non de la tête, amusée par les paroles de son père.
- Quand on est en dessous, le ciel est brillant… On ne peut pas la voir, elle englobe entièrement le ciel.
- Et la seconde lune ?
- Elle est distante, lointaine. C’est un pois chiche en cire.
- Un pois chiche en cire ?
- Eylinne haussa les épaules.
- C’est ce que maman disait.
- Elle a toujours eu des idées et des expressions étranges, s’amusa Bauclaire. Et la troisième lune ? Elle est intrigante, non ?
- Je ne l’aime pas… Elle avance si vite et fait un drôle de bruit. Pas drôle dans le sens « amusant », drôle comme… « Un drôle de gout ».
- Quel genre de bruit ?
- Tic tac, tic tac… Tu ne l’entends pas ?
Bauclaire fit mine de tendre l’oreille.
- Ho !
- Tu l’entends !?
- Ho oui ! J’entends, ça fait… « tic tac, tic tac, Eylinne ne dort pas ! » déclara Bauclaire, soulevant sa fille et la faisant tournoyer dans la pièce.
Les rires de l’enfant se perdirent dans la nuit.
- Arrête, je ne rigole pas ! clama-t-elle, hilare.
- Menteuse ! Allons…
Bauclaire se figea et déposa Eylinne sur le sol froid du balcon. Elle frissonna lorsque ses pieds touchèrent la pierre.
- Au lit chipie !
***
Les cris s’étaient tus, la nuit n’était plus. Eylinne ouvrit les yeux et remarqua que ses boucles blondes couvraient son visage. Sous les rayons du soleil matinal, sa chevelure brillait et avait l'air d'être plus soyeuse qu’elle ne l’était en réalité. Contrairement à ses amis de l’école, elle n’avait aucun serviteur à ses ordres, personne pour nettoyer et brosser sa tignasse à l’exception de son père. Malheureusement, ce dernier était déjà parti.
- Nous voilà seules…
Un son fit bondir Eylinne de son lit, celui du heurtoir à tête de hiboux frappant contre la porte. Se coiffant négligemment, elle courut pour ouvrir. Croyant découvrir les visages de ses amis, son sourire se fana lorsqu’elle aperçut la silhouette gonflée de madame Velvette.
- Bauclaire n’est pas là ? dit-elle d’une voix haute perchée.
Toisant l’enfant sans vraiment attendre de réponse, la vieille dame s’infiltra dans la demeure. Observant l'intérieur de la demeure avec dédain, Velvette se défit de son lourd manteau de fourrure et de son long chapeau serti de dorures.
- Non…
Ouvrant un éventail beaucoup trop grand pour elle, Velvette observa Eylinne et plissa les narines.
- Quelle est cette épouvantable odeur ?
- Quelle odeur ?
La vieille femme se pencha pour humer le parfum d’Eylinne. Elle déglutit puis se boucha le nez.
- L’odeur d’une enfant crasseuse… Tu es négligée, mon enfant. Je vais me charger de ta toilette. Monsieur Bauclaire veut que tu m’accompagnes pour apprendre à bien te comporter dans le monde des adultes. Commençons par te faire prendre un bain.
***
- Sois attentive, reste droite, soit polie, et souris !
Eylinne obtempéra, avançant difficilement dans les rues pavées. Au cœur du marché, elle trébuchait à cause des chaussures que Velvette lui avait offertes.
- Ne touche pas à tes cheveux !
- C’est très dérangeant…
- C’est ton attitude qui est dérangeante. Fais preuve de retenue, chacun de tes gestes doit être gracieux, unique.
- Oui, madame…
- Appelle-moi Velvette, ma petite. Je suis ton mentor, garde les « madame » pour ceux que tu chercheras à flatter.
Eylinne acquiesça sans vraiment comprendre les mots de Velvette. Les bijoux accrochés à ses cheveux tressés la démangeaient et la gênaient. Usant d’un effort de volonté, elle tentait de ne pas y penser.
En silence, Eylinne observait dame Velvette avec curiosité. Au marché, tous la saluaient avec respect. Malgré son imposant physique l’empêchant de faire de grande enjambée, son éloquence naturelle forçait le respect. Bien qu’Eylinne la comparait dans son esprit à un potiron fripé, certains semblaient réceptifs aux atouts de la femme, elle possédait la richesse alliée à une certaine élégance.
Dans les rues, les Vilduchesses et leurs dames s’arrêtaient de longs moments afin de converser avec Velvette. Contrainte d’assister au jabotage, Eylinne en apprit plus sur la femme qui la chaperonnait. Elle découvrit que dame Velvette avait longtemps fait la fierté du pays, que sa beauté avait fait tourné la tête à de puissants seigneurs. Son argent, elle l’avait obtenu sans avoir à se marier. Sa vie, elle se l’était forgée grâce aux présents de ses nombreux amants et désormais, elle se complaisait dans l’opulence. Une aura de sophistication entourait Velvette et c’est cette aura qui donnait du gout à son parfum et de l’éclat aux vêtements qu’elle arborait.
Une fois les conversations terminées, Eylinne regarda Velvette avec de grands yeux brillants. La fillette n’observait plus une excentrique qu’elle pensait gâteuse. Velvette était un modèle de réussite, une femme ayant mené sa barque à bon port dans un monde cruel. Ne donnant guère, mais recevant pleinement. Eylinne comprit pourquoi son père l’avait laissé aux mains de la femme. Repensant aux récits qu’elle avait entendus, Eylinne ne savait quoi penser de son géniteur. Qu’avait-il bien pu offrir à dame Velvette, qu’avait-il pu lui promettre en échange de son éducation ?
- Tu sais ce que fait ton père ?
- Non…
- Sais-tu quand il sera à la maison ?
- Il rentre souvent très tard.
Velvette parut déçue.
- Il est loin le temps où les hommes se languissaient de notre présence.
- Que voulez-vous dire ?
- Auparavant, nombreux étaient ceux heureux de se saigner les quatre veines pour jouir de ma compagnie, et ce rien que pour une petite heure.
- Les gens n’ont pas arrêté de vous aimer… Vous êtes toujours la dame du passé pour eux.
- Pas aux yeux de ceux que l’on souhaite charmer !
- Vous êtes amoureuse de mon père ?!
- Par le Dieu sans nom, non ! s’esclaffa Velvette. La relation que j’entretiens avec ton père est purement professionnelle.
- Je ne comprends pas…
Velvette mit un genou à terre et fit face à l’enfant. Arrivée à sa hauteur, elle murmura comme si elle confiait un secret. Sous l’ombre de son grand chapeau naquit une sensation d’intimité.
- Votre père a l’oreille du seigneur Lenoir. L’on dit que c’est un personnage raffiné. Vous a-t-il déjà parlé de lui ?
- Quelques fois… Je crois qu’il l’admire.
Velvette sourit et aplatit quelques mèches de cheveux rebelles échappant aux nattes de l’enfant.
- Allons, petite dame. Il vous faut de bien meilleures robes pour briller…
À nouveau, Eylinne acquiesça, souriant à la vieille dame qui ne semblait plus l’observer avec dédain. Avec élégance, Velvette tendit une main gantée et décorée de bagues brillantes. Eylinne accepta l’invitation, imitant désormais chacun des mouvements de son chaperon.
***
Invitée à boire le thé dans une maison noble, Eylinne avait été expédiée dans une vaste salle où étaient attablées deux jeunes filles d’une quinzaine d’automne. Les enfants étaient ceux de la Vilduchesse, des jumelles n’ayant rien d’identique à l’exception de leur visage qu’elles tentaient de cacher à l’aide de franges et de nœuds colorés.
- On s’ennuie ! déclara Apostri, l’ainée de cinq minutes, une fille aux cheveux violacés, bardés de rubans rouge et blanc.
Dréziane, la cadette aux cheveux rose et or haussa les épaules, se levant en direction du balcon. Elle ouvrit les bâtant sans un mot et fit un signe de la tête à sa sœur. Cette dernière tendit une main qu’Eylinne accepta, amusée.
- On va chahuter avec les garçons, décréta la première. Les orphelins de la rue Cliven et ceux de Bockins vont s’affronter cet après-midi. Tu les connais ces garçons non?
- Certains, avoua Eylinne en rougissant.
- Ils sont plutôt mignons malgré la crasse. Si nos parents savaient qu’on s'enfuit de notre chambre pour nous amuser avec ceux qu’ils considèrent comme le bas peuple, nous serions surement séquestrées avec davantage d’ardeur.
- Tu sais te défendre ? demanda Dréziane en un murmure. On peut te prêter une dague…
- Je ne veux tuer personne !
- Tu ne vas pas les tuer avec ces dagues, tu peux simplement les éborgner ou leur foutre les foies, repris l’ainée avec un certain sadisme.
- Non, je devrais m’en sortir…
- Ton père est chevalier non ?
- Oui, le chevalier Bauclaire.
- Alors c’est bon. Il a dû t’apprendre quelques trucs ?
- Fuir…
- C’est une bonne stratégie. De toute façon, nous y allons pour admirer le spectacle et les encourager… mentit Apostri.
- On ne va pas remarquer notre absence ?
- Tu t’inquiètes trop. Quand mère a des invités, elle prend le thé de quatorze heures à dix-huit heures. Elle en profite pour exhiber sa collection de tableau et de croquis inquisitoriaux à qui veut les voir… Une fois adulte, j’espère ne jamais lui ressembler. Nos parents sont de vraies sangsues…
- Mon père… Il est parfait, avoua Eylinne sous les regards médusés des jumelles.
Les sœurs s’esclaffèrent bruyamment, passant leurs jambes au-dessus du balcon et dépliant une corde de fortune faite de morceaux de robes.
- N’ai pas trop espoir, murmura Dréziane. Les parents… Ils nous déçoivent constamment…
- Elle a raison, reprit Apostri. Plus vite tu t’en rendras compte, plus vite tu t’émanciperas.
Sans mots, Eylinne acquiesça mécaniquement et prit la main que lui tendait Apostri, l’aidant à se placer sur la corde.
***
La place divisant la rue de Cliven et de Bockins était vide. La majestueuse horloge de l’Église noire surplombant l’endroit sonna trois fois. Les cloches et les carillons suivirent.
Eylinne était assise au pied d’une fontaine en compagnie des jumelles. Chacune d’elle balançait ses jambes, en avant et en arrière de façon asymétrique. Les sœurs n’arrivaient pas à cacher leur excitation. Leur amour pour la violence effrayait Eylinne sans pour autant la pousser à fuir. Elle aurait été hypocrite de dire que sa curiosité n’avait pas été piquée.
Très souvent, Eylinne et ses amis d’école s’étaient rendus dans les bas-fonds de Bockins. Là, en échange de friandises les orphelins racontaient ce qu’ils apprenaient de plus loufoque sur la cité. Ils narraient leurs exploits, des réussites allant d’une bagarre de rue remportée au vol le plus spectaculaire qu’ils aient effectué. Les orphelins étaient rusés, ils savaient charmer les jeunes filles des écoles. Eylinne aurait menti si elle avait affirmé être insensible aux manières de ces garçons des rues et aurait doublement menti si elle disait ne pas être venue pour observer ceux qu’elle appréciait le plus.
- Voilà les ennuis ! clama Apostri d’un ton guindé.
La jeune noble avait raison. Les orphelins étaient à l’heure, ceux de Cliven à gauche et ceux de Bockins à droite. Aucun garde en vue, seulement des femmes étendant le linge et des vieillards à leur fenêtre.
Eylinne ouvrit de grands yeux, apercevant ses trouble-fête favoris en tête de colonne. Hurlant et courant en direction de leurs adversaires, les enfants de Bockins frappèrent les premiers.
Ce qui au départ devait être un combat entre quelques orphelins des rues se changea en une rixe générale. Les gamins des hauts quartiers entrèrent dans la danse en riant, échangeant des coups avec des garçons de trois fois leur âge. Les moins agiles prirent des roustes d’une rare violence. Malgré leur taille et leur corps amaigri, les orphelins frappaient violemment, usant de pierres, de terre ou de bris de verre pour les moins honorables.
- On y va ? demanda Apostri en se redressant et en sortant sa dague.
- Se battre ? hoqueta Eylinne, prise au dépourvu.
- Se défouler, murmura Dréziane, haussant les épaules. Évite de prendre un coup dans la face si tu ne veux pas te faire gronder…
Sur ces mots, les jumelles en robe longue partirent en direction de l’attroupement.
Sur leur balcon, les vieillards riaient et applaudissaient ce déferlement de violence. Paniquée par l’inaction du peuple, Eylinne se figea. Observant à droite puis à gauche, elle vit des adultes se regrouper, chuchoter et parier de l’argent. Outrée, elle voulut fuir, mais ne parvint pas à quitter sa léthargie.
- Aller vient ! clama Apostri, tirant sur le bras d’Eylinne et la jetant dans la mêlée.
Sous les yeux de l’enfant, tout ne fut plus que chaos. Les coups pleuvaient et les cris harcelaient ses oreilles. Tombant au sol et se tenant la tête, elle n’entendait rien d’autre que des cris, un millier de hurlements et le bruit des os brisés. La douleur vint dans son crâne et les larmes se mirent à couler. Dans la cacophonie brute, un pied la frappa au visage et un poing la projeta en arrière.
Les cris se firent plus intenses lorsque le sang se mit à couler. Les enfants ne se battaient plus les uns contre les autres. Désormais, ils fuyaient pour échapper aux miliciens. Les hommes portant le blason du Vilduc Lenoir étaient là, cognant, étranglant et trainant les orphelins dans des sacs de tissu. Un colosse en armure brillante émergea des ténèbres des rues pour prendre la tête de la troupe. Ses traits cachés par un casque d’argent triangulaire lui donnaient un aspect des plus effrayants.
Eylinne ouvrit de grands yeux lorsqu’un des hommes de Lenoir posa la main sur elle. Tétanisée, elle laissa l’homme la soulever et la jeter dans un sac. Elle pleurait lorsqu’elle comprit une horrible vérité : jamais on ne la retrouverait… jamais… jamais.
Non ! Le sac censé se refermer sur elle s’ouvrit et retomba au sol. L’homme l’ayant capturé se tenait à deux mètres du sol, soulevé par le terrifiant colosse en armure. Le temps redevint fluide, Eylinne s’échappa du sac et s’enfuit avec maladresse, observant dans son dos l’homme au casque triangulaire.
***
Punie, Eylinne l’avait été lorsque Velvette l’avait trouvée dans la chambre des jumelles. Toutes trois avaient affirmé s’être battues amicalement. Punie, Eylinne ne l’avait pas été pour s’être battue ni pour avoir fait couler le sang. Punie, Eylinne l’avait été pour la robe et les souliers lui ayant été offerts, chiffonnés, tâchés, ruinés.
Sans joie, la fillette abandonna les sœurs. Celles-là n’étaient pas dans un meilleur état que ne l'était le visage d’Eylinne. L’une d’elles avait l’arcade fendue et sa robe avait été déchirée sur toute la longueur de telle sorte que tout son corps était visible. Un tel manque de pudeur serait châtié. Eylinne les abandonna au courroux de leur mère en leur offrant un sourire compréhensif.
Cloitrée dans sa maison, l’enfant Bauclaire regardait par la fenêtre, espérant apercevoir un orphelin ou un enfant de son école. Ce qui s’était produit… Elle avait grand besoin d’en parler. Elle ne pouvait en discuter avec dame Velvette ni même avec son père.
Au bout d’un temps, le soleil déclina. Bauclaire n’était pas encore rentré, le repas était froid. Mangeant seule face à la fenêtre, Eylinne aperçut Strassen, un gamin chétif de Bockins. En échange d’une partie substantielle de son repas, le garçon accepta de lui apprendre ce qu’il savait. À vrai dire, il ne savait pas grand-chose de plus que ce qu’Eylinne avait déjà entendu. Au bout d’un long moment, elle apprit une nouvelle information, un titre plus qu’un nom, celui de l’homme l’ayant aidé. L’avait-il vraiment aidé ? Elle n’en savait rien. Cependant, elle pouvait désormais nommer ce guerrier effrayant, les orphelins l’appelaient « bourreau ». Strassen raconta un nombre aberrant d’histoires à son sujet, certaines racontaient que le bourreau était un serviteur maudit appartenant à Lenoir tandis que l’autre affirmait qu’une créature malfaisante vivait sous son armure. À entendre les mots de Strassen, l’homme au casque triangulaire les effrayait plus que quiconque dans la ville, et à raison. La rafle de l’après-midi avait appris ce qu'était la véritable terreur à Eylinne.
Cette nuit-là, son père ne rentra pas à la maison. Parfois, cela arrivait.
Sans oublier son médicament, Eylinne se blottit sous sa couette pour oublier sa journée riche en émotions.
***
Piégée entre les murs de l’école, Eylinne n’avait pas l’appétit pour engloutir le banquet lui étant présenté. Enfouie dans son mutisme, elle n’avait pas réussi à parler à ses amis.
La journée s’écoula sans grand intérêt. Craignant les ruelles qu’elle empruntait habituellement, l’enfant courut pour rentrer chez elle. Traumatisée par les évènements, sa propre ombre parvenait à la faire sursauter.
De retour à la maison, elle ferma la porte et verrouilla le loquet. Eylinne tomba contre la porte et pleura d'épuisement comme de peur. Elle observa sa demeure. Aucune trace de son père, elle était seule.
Le heurtoir cogna contre la porte. La fillette fit un bond et laissa échapper un petit cri de terreur. Lentement, elle se redressa et épousseta sa robe puis son visage taché de larmes. Déverrouillant le loquet la protégeant de l’extérieur, Eylinne découvrit un inconnu juché sur le pas de sa porte. À en croire, ses beaux vêtements lui donnant une allure sévère, il s’agissait là d’un homme important, un être arborant un visage ne semblant pas lui appartenir.
- Bonjour, petite. Je me présente, je suis le Vilduc Lenoir. Ton père est-il ici ? Nous avons à parler, urgemment.
Eylinne fit non de la tête.
***
Lorsque Bauclaire pénétra dans sa demeure, un feu cuisait une viande au parfum appétissant. L’homme déposa son barda, des vêtements déchirés tachés de sang et des armes usées.
- Ça sent rudement bon, qu’as-tu préparé ? demanda Bauclaire, enlevant ses bottes et se défaisant de son long manteau.
Il n’eut pour seule réponse que le crépitement constant des flammes. S’emparant d’un couteau, l’homme avança en direction de la cuisine. Il abaissa son acier, trouvant Eylinne, touillant la mixture qu’elle préparait mécaniquement.
- Eylinne ?
- Oui ? répondit-elle, se réveillant de sa torpeur.
- Que t’est-il arrivé ?
Bauclaire vint trouver sa fille, observant ses joues rougies et son visage meurtri.
- Ce n’est rien, je me suis battu avec des filles.
- Qui ?
- Les enfants de la Vilduchesse « je ne sais qui ».
- Tu as mal ? demanda Bauclaire, posant un mouchoir humidifié sur une bosse affligeant les traits de son enfant.
- Non, ce n’est rien…
Eylinne s’empara du tissu et le jeta.
- Ton regard indique le contraire…
- Mangeons… c’est prêt.
Bauclaire obéit, s’emparant de deux assiettes.
Une fois servi et attablé, il ne cessa de dévisager Eylinne. Sans envie, elle touillait sa purée et la mélangeait à la sauce brune.
- Le seigneur Lenoir est venu…
Bauclaire manqua de s’étouffer et toussa dans sa main. Ouvrant de grands yeux, il fixa sa fille.
- Que voulait-il ?
- Te voir.
- Et ?
- Il a dit que c’était urgent…
- T’a-t-il brutalisé ?
- Pourquoi un seigneur s’amuserait-il à embêter une petite fille ?
Bauclaire ne répondit pas et se leva, abandonnant son siège et son repas. Près de l’entrée, il s’empara de son manteau et d’un long sac de cuir empli d’objets cliquetants.
- Où vas-tu ?
- Rejoindre le Vilduc. S’il est venu jusqu’ici c’est qu'il requiert ma présence au plus vite.
- Non ! cria Eylinne. Ne pars pas ! Ne me laisse plus seule !
La fillette sortit de table, rejoignant son père et l’étreignant avec force.
- Reste… Je t’en prie…
Bauclaire posa une main sur les cheveux de sa fille et laissa retomber son barda.
- Très bien, je reste…
Eylinne ne desserra pas son étreinte. Terrifiée par la venue du Vilduc Lenoir, elle n’avait pas réussi à s’enlever l’image qu’elle avait de cet homme. Lorsqu’elle lui avait fait face, elle avait décelé une anomalie dans son apparence de noble, un masque cachant une nature terrifiante.
***
Au moment où son père lui souhaitait une bonne nuit, Eylinne hésita à prendre le médicament. Elle se focalisa sur les cris dans son esprit, il n’y en avait aucun. Depuis la visite de Lenoir, elle n’entendait que des complaintes, de longs gémissements chargés de larmes.
Eylinne choisit de ne pas toucher au flacon, d’écouter les voix dans son esprit.
La fillette n’arriva pas à fermer l’œil, l’appel des voix était trop important. Il attisait sa curiosité. Pourtant, à l’instant où ses yeux se fermèrent, elle entendit la porte s’ouvrir, les pas de son père.
Écoutant les chuchotements de son esprit, Eylinne s’empara de souliers et d’un manteau chaud puis suivit son père au cœur des sombres ruelles. Courant telle une souris agile, Eylinne parvenait à talonner son père sans éveiller le moindre soupçon. Les murmures s’intensifièrent, devenant impossibles à ignorer. La terreur ressentie dans les rues de Lizarhk s’intensifia.
Arrivée sur le parvis d’un immense appartement, un bâtiment fait de plaques d’acier corrodées et de bois pourri, Eylinne se figea. Son père pénétra à l’intérieur du lieu d’où émanait un flot de sentiments déstabilisant. Des hurlements et des pleurs s’échappaient de l’endroit pour assaillir l’esprit de l’enfant.
Combattant une irrépressible envie de fuir, Eylinne poursuivit sa quête. Grimpant à une échelle menant à un échafaud brinquebalant et grinçant, elle atterrit sur un promontoire d’où elle pouvait suivre son père du regard. Le lieu ne disposait d’aucune véritable fenêtre. Des ouvertures ovales où le vent s’infiltrait en sifflant avaient été taillées à même l’acier.
Arrivée à un segment particulier du bâtiment, Eylinne vit son père entouré de nombreux hommes portant la livrée du seigneur Lenoir. Vêtus de tuniques sombres à liserés rouges, les guerriers se rapprochaient dangereusement de Bauclaire.
- Je veux des explications, Bauclaire, déclara la voix reconnaissable du seigneur Lenoir, un souffle empli d’autorité et de malice.
- Je n’en ai pas à vous fournir, déclara l’homme.
- Nous avions un accord, dois-je vous le rappeler ?
- Non, Vilduc Lenoir.
Absorbée par la scène se déroulant sous ses yeux, Eylinne en vint à remarquer le plus choquant, des enfants. Prostré dans une pièce ronde illuminée de nombreux brasero, Eylinne avait omis d’observer les cages s’empilant jusqu’au plafond, de minuscules prisons où s’entassaient les disparus.
La fillette étouffa un cri d’horreur lorsqu’elle aperçut plusieurs orphelins dont elle se souvenait encore des noms et des exploits. Dans un état végétatif, les enfants tremblaient et salivaient dans leur cellule exiguë.
Reculant, Eylinne faillit tomber de l’échafaud. Dans son crâne, les voix et les cris se mêlèrent pour devenir une seule et même voix. Les échos irréels d’un millier d’enfants suppliaient et hurlaient « Aide-moi ».
La fillette se ressaisit, imaginant son père s’emparer de son arme et être le héros qu’il avait toujours été. Face au Vilduc Lenoir, Bauclaire ne pliait pas ni ne baissait le regard. Eylinne regarda son père avec admiration, ce chevalier droit, son héros. Malheureusement, la fillette bascula en arrière.
Ce qui fit basculer Eylinne ne fut pas le souffle du vent ni même l’horreur qu’elle avait découverte. Ce qui fit s’effondrer la fillette fut le casque que Lenoir remit entre les mains de son père, un casque triangulaire qu’il enfonça docilement sur son crâne.
Tandis qu’elle tombait en arrière, Eylinne entendit Lenoir prononcer ces mots :
- Poursuivez votre œuvre, Bauclaire.
L'histoire est écrite de manière agréable, je ne suis pas lassé de la lecture! De plus, les quelques indices laissés en amont permettent de deviner certaines révélations.
Les personnages sont, pour la majorité, attachants et poussent à vouloir en savoir plus à leur sujet. (big up à Velvette que j'attends que revoir!)
J'attends la suite avec attention! Bonne continuation! ^^