Partie 1 : Comment tout a commencé

J’affirme mon innocence, car tout est de la faute du poisson rouge !

Il est le seul et unique responsable du désastre qui a eu lieu l’autre jour au Bal des Plumes ! Je suis sûre qu’il avait tout manigancé derrière mon dos depuis le début, avec ces petits yeux globuleux, là… C’est évident. Il ne faut jamais faire confiance à un poisson rouge, tout le monde le sait. J’aurais dû le mettre à la porte dès le début. Expédier son bocal direction l’océan Atlantique. Le jeter dans les toil… Bon, vous avez compris. Je rechigne quelque peu à me rendre coupable de poissonicide, mais parfois, on n’a pas vraiment le choix. Et la pitié avec les poissons rouges, on ne m’y reprendra plus !

Un scandale pareil, ça va me suivre toute ma vie, c’est clair.

Plus aucune Plume de voudra m’adresser la parole. Je finirai seule, abandonnée et je...

Cléophée : T’en fais pas un peu trop là ?

Ah oui, j’ai oublié de préciser : je ne suis pas vraiment seule dans ma tête. Je suis autrice depuis des années, alors forcément, mes personnages ont fini par occuper pas mal de place dans mon cerveau. Presque toute la place, en fait.

Cléophée étant un de mes personnages qui aime beaucoup les bals enfin surtout les jolies femmes en robes qui s’y trouvent, elle n’a pas raté une miette des évènements. C’est donc tout naturellement qu’elle a décidé de s’incruster dans mon petit discours d’aujourd’hui, celui où je vous raconte la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, sur ce qui s’est passé au Bal des Plumes, et la façon dont le poisson rouge a tout gâché. Pas moi, hein. LE POISSON ROUGE ! J’espère que livrer ma version des faits pourra sauver un minimum ma réputation. Je compte sur vous pour être indulgents.

Mais d’abord, reprenons toute cette histoire depuis le début.

Déjà je tiens à signaler que ce n’était pas mon idée d’être chargée de l’organisation du bal ! Je m’y suis collée car tous les autres se sont défilés, mais il était clair dès le départ que je n’étais pas très douée dans ce domaine. Alors en effet, la superbe salle que je nous ai dégotée ne donnait pas seulement sur un grand jardin extérieur : il y avait aussi une immense piscine creusée, pas tellement adaptée à nos activités, je le reconnais. Piscine qui faisait visiblement de l’œil à notre petit poisson rouge délinquant. Poisson qui n’était PAS prévu au programme ! Pas plus que l’énorme désastre qu’il a causé !

La seule chose de prévue, c’était que les Plumes s’amusent ensemble. De préférence, au sec, habillés de robes et costumes tous plus élégants les uns que les autres. Joie et magnificence. Voilà ce que ce bal aurait dû être ! Enfin, des yeux éblouis, ça nous en avons eu, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais disons que ce n’était pas vraiment un éblouissement de ce genre-là que j’avais en tête au départ…

Je tiens tout de même à remercier la Maîtresse des Stats et la Fée des Poèmes, pour leur précieuse aide lors des préparatifs ! Je ne m’en serais jamais sortie sans elles. C’est qu’on n’imagine pas le nombre de choses à gérer… de la décoration de la salle jusqu’à la préparation du buffet, en passant par les activités annexes à prévoir pour garder tous les invités captivés entre deux danses. Ce fût éreintant, mais notre trio de choc a tenu bon pour vous offrir la journée la plus mémorable de votre vie ! Alors lâchez-vous sur les applaudissements, d’accord ? Bien que les choses aient « un peu » dérapé, elles le méritent amplement.

De façon peu surprenante, c’est la Maîtresse des Stats qui m’a rejointe en première sur le lieu du bal, avec quelques dizaines de minutes d’avance. Fidèle à elle-même, cette petite jeune femme d’une vingtaine d’années, avec ses cheveux blancs aux racines et roses aux bouts, et une couronne de fleurs roses et bleues pâles posée sur la tête, dégageait quelque chose d’incroyablement pipou.

J’ai toutefois déchanté un instant à cause de… sa robe à fleurs rose. Car elle était resplendissante dedans, c’est certain. Sauf que j’étais moi-même vêtue d’une robe similaire. Robe que j’avais passé des heures à choisir, et m’ayant coûté une petite fortune, alors j’aurais bien aimé paraître originale et ne pas croiser mon clone à ce bal ! Enfin, ce n’était pas exactement le même robe, bien sûr, mais la ressemblance sautait tout de même aux yeux. Trop à mon goût.

Ignorante de mes états d’âme, la Maîtresse des Stats s’est précipité vers moi avec un grand sourire, en criant :

— Oh, nous sommes copines de robe ! C’est génial ! Il faut trop qu’on fasse des photos ensemble !

Et il m’a fallu approximativement une seconde pour être apaisée. Pire que ça même. Comblée ? Ravie de cette similitude ? Car une fois que votre regard a croisé rien qu’un instant ces doux yeux bleus pleins de gentillesse et d’amour, vous ne pouvez plus faire autrement : vous rejoignez l’autre rive, le monde des patpats et du pipou à volonté, où l’on voit la vie en rose.

J’ai donc balbutié :

— Tu veux… immortaliser notre duo ?

— Oui ! On pourrait même se trouver un surnom ! Genre… Les Danseuses à Fleurs ou Les Deux Roses ?

— Les Filles en Rose ?

— C’est bon, j’ai trouvé : Les Ballerines Roses !

— Ok, vendu !

La Maîtresse des Stats a balayé la salle du regard avant de déclarer :

— Et pourquoi pas récupérer chacune un de ces rubans roses là-bas ? Ils sont jolis.

— Mais oui, trop stylé !

Alors qu’on se les attachait mutuellement au poignet, une idée lumineuse a traversé mon esprit :

— Et si toute la journée on faisait semblant d’être jumelles et on s’amusait à se faire passer l’une pour l’autre auprès des Plumes ?

— Oh ! J’ai toujours rêvé d’avoir une jumelle. Mais je suis pas sûre de vraiment comprendre ton projet…

— C’est simple, voyons ! Tu m’aimes bien et tu as envie de me faire plaisir, n’est-ce pas ?

— Euh, oui ?

— Alors tu as juste à continuer d’être toi-même, et donc distribuer des tonnes de compliments et de patpats à tous les gens que tu croises. La seule différence, c’est que maintenant tu prétends que tu t’appelles la Prêtresse des Deux Lunes, et de temps en temps tu essayes d’inciter les gens à plonger dans Les Yeux de la Nuit ou Enfant de la Colère, car ça sera la meilleure lecture de leur vie. Et surtout, n’hésites pas à citer les prénoms d’Ewannaël et Hildje comme si c’était la plus grande merveille du monde.

— D’accord. Ça me paraît pas trop difficile, et si ça rend des gens heureux, moi je suis contente aussi !

— Super ! Je savais que ça te plairait !

— Tu veux également que je fasse la révérence au Commentateur de la Mort dès que je le croise ? Pour souligner ton adoration à son Œuvre ?

— Oh, mais quelle excellente idée ! Faisons même ça toutes les deux. Je pense que ça lui fera plaisir.

Un sentiment de joie intense m’a traversée alors que je réalisais que le Commentateur de la Mort, mon Dieu Vivant Adoré, n’allait pas tarder à arriver et que nous serions deux à le vénérer. En tant que meilleur écrivain de l’univers, il ne méritait rien de moins. J’avais promis de lui offrir le monde et j’étais déterminée à réussir. Un jour viendrait où nous guetterions tous le ciel nocturne à la recherche d’une deuxième lune, pensant à lui et aux passionnants récits qu’il a eu la bonté de bien vouloir nous partager. J’avais trouvé la Foi la première, mais les autres suivraient, c’était une évidence.

Ma jumelle Ballerine Rose interrompit ce sublime moment de dévotion pour revenir à des considérations plus terre à terre.

— Du coup, de ton côté tu vas te faire appeler la Maîtresse des Stats à ma place, c’est ça ?

— Oui. Si je me mets à gribouiller des graphiques dans un carnet avec l’air concentré, je suis sûre que les autres n’y verront que du feu ! J’ai déjà plein d’idées de questions à poser en plus !

— Je veux bien t’aider discrètement à analyser les résultats, si jamais tu es perdue.

— Génial ! T’es vraiment la meilleure !

Et c’est ainsi que notre duo de légende est né.

Car la Plumeauté a toujours fonctionné de la sorte : les idées fusent de toute part, échappées de l’endroit le plus psychédélique que l’on puisse imaginer, et on les attrape au vol. Parfois vous ne savez pas trop pourquoi untel a été intronisé Dieu ou unetelle Reine des Chouquettes au Poivron, mais vous hochez tout de même la tête d’un air entendu, comme si vous compreniez parfaitement de quoi on parle. Quelqu’un vous expliquera peut-être un jour… Ou pas. Peu importe. Il n’y a pas de temps à perdre. Un autre délire tout nouveau tout brillant vient déjà d’arriver et vous lui courrez après avant qu’il ne s’échappe.

Cléophée : Et dire qu’après, ça accuse en toute décontraction un poisson rouge d’avoir foutu le bordel… Non, mais vraiment, je sais pas quel genre de drogue vous avez pris à ce bal, mais personne ne croira jamais que vous étiez sobres.

Pourtant, je peux affirmer sans la moindre hésitation que seule une unique bouteille de champagne a réussit à percer ma barrière anti-alcool et anti-drogue ! Et je n’en ai pas bu une goutte ! C’est la pure VE-RI-TE.

Cléophée : Oui, oui, bien sûr… Et bientôt, on tentera de me faire croire que le ciel est rose, et qu’il pleut parfois des sucreries ?

Alors là, c’est ton imagination à toi qui déraille. Mais j’avoue que les pluies de sucreries… Chouette concept quand même. T’as déjà envisagé de quitter ton emploi pour te reconvertir en scénariste ?

Cléophée : C’est toi l’autrice qui dicte ma vie, je te signale.

Pas faux. Je crois que finalement je vais laisser tomber l’idée, car ça me tente moyen les chewing-gum dans les cheveux. Mais c’était bien tenté !

Ensuite, alors que ma nouvelle jumelle et moi installions deux rangées de chaises en arc de cercle dans le jardin, elle a décidé de mettre un peu de musique avec son téléphone. C’est bien sûr la voix d’Aurora qui s’est élevée dans les airs, car la Maîtresse des Stats ayant bon goût, elle est aussi fan que moi de la chanteuse. Une chose en entraînant une autre, elle m’a invitée à danser au son de A Different Kind of Human, sauf que je ne savais pas m’y prendre, alors notre duo ne ressemblait à rien, ou plutôt si, il ressemblait à un duo de pingouins roses dansants, comme je n’ai pas pu m’empêcher de lui faire remarquer, tellement ma démarche était similaire, et ça a fini en fou rire.

— Tu crois qu’on devrait changer de nom ? Je suis plus trop sûre de ressembler à une ballerine, là.

— Il existe peut-être des pingouins ballerines, t’en sais rien !

— Mais oui, si ça se trouve, on participe à leur plan secret pour conquérir le monde avec leur danse spéciale !

— On posera la question au Nouveau quand il arrivera.

— C’est vrai qu’en tant que cousin à eux, il connaît sûrement la réponse !

— Quelle chance on a de connaître un hibou !

Et le fou rire a repris.

C’est dans cette état, pliées en deux de rire dans nos robes roses à fleurs, que la Fée des Poèmes nous a trouvé.

— Eh bien, ça a l’air plus amusant que prévu, de préparer les lieux ! Par contre, c’est quoi le truc avec vos robes ? Il y avait un dress code à suivre ?

— Non, non, t’inquiète ! C’est juste un truc de jumelles. Que dis-je, de Ballerines Roses.

— Attendez, quoi ?! Vous êtes jumelles maintenant ?! Pourquoi je suis pas au courant de cette histoire, alors que je passe tellement de temps chez les Plumes, que je suis campeuse niveau experte, avec même l’option lampe frontale ?

Comme de son côté la Fée des Poèmes portait une superbe robe verte avec des détails dorés, on ne risquait pas de nous confondre, cette fois. Même avec ses cheveux châtains et ses yeux noisettes faisant écho aux miens. Car oui, c’est la robe qui fait tout, moi je vous dis ! Donc même les gens qu’on aime bien, impossible pour eux de rejoindre notre gang des Ballerines Roses, si pas de robe rose à fleurs ! De toute façon, les jumelles et les ballerines, ça fonctionne seulement par deux, donc trop tard. Vous avez déjà vu des gens avec trois pieds, vous ?! Non. Bah moi non plus. Donc aussi triste que ce fût, la Fée des Poèmes a intégré le trio de choc pour les préparatifs, mais pas les Ballerines Roses.

J’ai espéré qu’elle ne m’en voudrait pas trop. De base, la Fée des Poèmes, c’est un peu ma meilleure pote, quand même. On en est au stade où elle m’a carrément promis qu’on s’enfuirait ensemble en avion dans un pays exotique, si jamais le besoin s’en faisait sentir ! Comme par exemple, si je devais quitter la France de toute urgence, parce qu’on me collait un procès pour avoir trahi l’éthique. (Si jamais je respectais pas le droit à l’image des gens, tout ça, tout ça...) Elle m’a même dit que…

Cléophée : Stop ! Je ne sais pas dans quelles affaires louches vous trempez toutes les deux, mais je ne veux pas en savoir plus. Je viens tout juste d’intégrer la police et ça ferait tache sur mon CV si on se mettait à m’associer à des repris de justice dans votre genre.

Attends, quoi ?! Mais on n’est pas du tout… C’est incroyable comment on se fait juger alors qu’on n’a encore rien fait ! J’ai bien dit SI. Un mot qui évoque très explicitement une POSSIBILITE, pas une réalité.

Cléophée : Je vous tiens quand même à l’œil. On ne sait jamais, avec toutes les drogues inconnues qui circulent par ici…

Sympa pour la confiance. De nos jours, les personnages n’ont vraiment plus aucun respect pour la personne qui les a créé ! C’est scandaleux. Je tiens a exprimer mes plus sincères excuses à la Fée des Poèmes pour cet incident. Il est inadmissible que la moindre personne présente à ce bal soit traitée de criminelle. Sauf le poisson rouge. C’est lui la cause de tous les problèmes, je rappelle. Pas de pitié pour les poissons rouges ! A mort, les poissons rouges ! Si j’en croise encore un, je vais le… Attendez, où en étions-nous déjà ? Ah oui : la Fée des Poèmes.

Tout le monde adore la Fée des Poèmes, en fait. Surtout sa poésie. C’est bien pour ça que je lui avais proposé de déclamer ses poèmes devant un parterre d’invités subjugués, en attendant les retardataires. L’idée a eu un succès incroyable. Plus qu’attendu, même.

Dans son costume tout neuf, la Plume Bleue a débarqué un peu trop tôt au bal, alors que notre trio de choc terminait tout juste de préparer la salle. Iel s’inquiétait d’avoir raté la lecture des poèmes. C’est comme ça qu’on a su que cet évènement surprise n’était plus tellement une surprise pour les invités. Impossible de savoir d’où l’info avait fuité, mais les faits étaient là. Les gens savaient.

Très vite, tout le monde s’est installé sur les chaises dans le jardin, prêts à écouter notre poétesse préférée. Au premier rang, la Plume Bleue se trouvait entre l’Analyste des Profondeurs, en veston brodé, et la Maîtresse des Dinosaures, vêtue d’une longue robe verte et d’une couronne de feuilles. Tous trois sages comme des images. Du moins, pour l’instant… Derrière eux, la baronne Petit Cul, très élégante dans son costume trois pièces en cuir, et son chemisier en dentelle avec décolleté et manches à volants, s’était assise aux côtés du Clown, en costume brillant, et ils plaisantaient comme deux enfants turbulents. Mais pas trop fort quand même, car il n’aurait pas fallu se faire ban avant même d’entendre le premier poème. C’est qu’ils étaient là pour ça tout de même, et comme les rangs hiérarchiques ne fonctionnaient pas tout à fait comme d’habitude en ces lieux…

Le Nouveau aussi était a l’heure. Tout guilleret, il était arrivé dans un petit trois pièces couleur Bordeau, avec une chemise blanche, sans cravate, et des chaussures Richelieux dans des tons marrons foncés. Il avait même pris soin de rajouter une petite plume de hibou dans la boutonnière. (Il paraît qu’il a été un Dieu Hibou dans une autre vie… mais chut, c’est un secret) Le problème étant qu’il s’est ramené avec une bouteille de champagne non-autorisée. Ayant entendu parler de sa fâcheuse tendance à faire voltiger les bouchons en liège, je n’étais pas ravie, cela va sans dire. Il ne manquerait plus que quelqu’un finisse éborgné à mon bal ! Sans parler du fait que les Plumes sont déjà suffisamment perchées au naturel, alors si on rajoute de l’alcool en plus…

J’ai toutefois décidé de laisser passer. Enfin… comme j’étais censée incarner la Maîtresse des Stats, je n’ai pas pu m’empêcher de dégainer un carnet et un stylo, tout en marmonnant.

— Introduction de substance illégale. Je note, je note.

Le Nouveau a froncé les sourcils.

— J’ai fait quelque chose qu’il fallait pas ?

Armée de mon plus beau sourire, j’ai tenté de paraître aussi détendue que ma jumelle Ballerine Rose.

— Non, pourquoi ? Je me dévoue simplement aux statistiques, comme d’habitude. C’est pour ça qu’on m’appelle la Maîtresse des Stats, après tout.

Le Nouveau a eu l’air perplexe, son regard faisant de drôles d’aller-retours entre ma jumelle et moi, avant de finalement hausser les épaules.

— Si tu le dis.

Puis il est parti s’installer aux côtés des autres invités, sa bouteille de champagne toujours entre les mains.

Et un de berné, un !

J’ai fait un discret signe de la victoire à la vraie Maîtresse des Stats, fière de moi. Pour le moment, notre échange d’identité se déroulait à merveille.

Alors que la Fée des Poèmes, toute émue, remerciait son auditoire pour son intérêt… (Elle n’avait pas encore commencé à réciter, que les mots d’admiration pour son travail pleuvaient déjà) J’ai fait un rapide calcul et noté : neuf personnes présentes au bal, manque quatre invités. (Y compris mon Dieu Vivant Adoré, que je pensais pourtant si parfait. Quelle déception…)

Comment ceux-là osaient-ils donc louper un tel évènement ?!

Ils auraient des comptes à rendre, assurément. Je m’en fis la promesse.

C’est en tout cas la pensée qui me traversa l’esprit, juste avant que la Fée des Poèmes ne commence à déclamer tous les poèmes de son recueil, les uns après les autres. Il y était question de Foi, de bleu rouge, de musique et de valse, d’amour et de haine de soi, d’un journal où les pleurs se mêlent aux rires. L’émotion vibrait de partout dans une musicalité incroyable, emportant tout sur son passage. Sur les visages, les yeux se fermaient pour mieux laisser s’ouvrir les oreilles. Les esprits s’éteignaient pour permettre aux cœurs de prendre part au plus merveilleux des manèges à sensation. Suspendus à cette voix claire devenue Art.

C’était magique.

Hypnotisant.

Pour moi tout autant que pour le reste de l’assemblée. Au point d’à peine remarquer l’arrivée impromptue du Commentateur de la Mort qui, au beau milieu de la récitation, se faufila à pas de loup jusqu’à une chaise libre. Enfin, au moins est-il arrivé avant la fin, c’est déjà ça… On ne peut pas en dire autant des trois autres retardataires.

Quand la Fée des Poèmes eut prononcé son dernier vers, le silence nous enveloppa d’une tendre et troublante étreinte. Vous savez, cet instant où, hébété, on comprend qu’on vient de vivre quelque chose de spécial, sans pouvoir encore trouver les mots pour le décrire. Chez les auditeurs, les sourires se disputaient aux larmes d’émotions, et bientôt, les mains s’agitèrent en un tonnerre d’applaudissements.

La Fée des Poèmes en était toute retournée.

En effet, il lui arrivait parfois de douter de son talent, mais une fois de plus, nous étions là pour le lui rappeler.

Cléophée : J’avoue que la performance valait le détour.

Voilà, même les personnages fictifs en sont convaincus, c’est pour dire !

Alors que les autres Plumes faisaient la queue pour féliciter personnellement la Fée des Poèmes (une vraie célébrité locale !), moi et ma jumelle Ballerine Rose sommes allées faire la révérence au Commentateur de la Mort. Parce qu’on n’avait peut-être pas pu le faire au moment réel de son arrivée, mais il fallait bien qu’on se rattrape après.

Je voudrais surtout pas que mon Dieu Vivant Adoré s’imagine que ma dévotion est en train de faiblir. Je suis vraiment prête à tout pour lui, moi ! C’est pour ça que je lui écris des poèmes enflammés et lui fais des tonnes de dessins, que j’ai fondé un culte en son honneur, envisagé de me faire tatouer sur le corps un symbole qui représente son Œuvre, lui ai offert mon âme et…

Cléophée : On a compris. Abrège.

Oui. Donc, je disais… Avec ma jumelle, on a fait la révérence au Commentateur de la Mort, et ça m’a rendue méga heureuse de voir qu’il appréciait mes efforts. Il a quand même fallu lui expliquer notre démarche, parce que c’était pas évident pour lui au premier abord de tout comprendre. Bah oui, c’est pas simple à suivre ces histoires de jumelles et d’échange d’identité, même pour un Dieu !

J’ai quand même insisté pour que lui il oublie pas qui c’était la vraie Prêtresse des Deux Lunes. Parce que les autres ça me dérange pas qu’ils me prennent pour la Maîtresse des Stats, mais lui c’est pas pareil. C’est mon Dieu quand même.

Il a semblé comprendre et m’a fait un clin d’œil.

— Du coup, t’as pas trop de peine d’avoir loupé la première moitié de la récitation de poèmes ? s’est inquiété ma jumelle Ballerine Rose.

— Si, bien sûr que j’en suis dévasté ! La Fée des Poèmes était vraiment excellente, du peu que j’en ai entendu. C’était incroyable de pouvoir entendre sa poésie à l’oral.

— Tu veux un patpat pour te consoler ?

Le Commentateur de la Mort a donné son consentement, alors elle l’a fait.

Il faut savoir que la Maîtresse des Stats, elle adore faire des patpats à tout le monde, mais elle force jamais, hein ! C’est pas une agresseuse. Elle a un esprit bien trop pur pour ça. Du coup, elle demande toujours le consentement aux gens, et en général, ils lui donnent. Comme ça tout le monde est content.

Là en tout cas, le Commentateur de la Mort, il avait l’air content.

Enfin, je crois. En vrai, j’ai pas trop eu le temps de m’attarder, parce que c’est à cet instant que Maman Vampire a fini par arriver. Et elle était accompagnée d’un éléphant en laisse. Oui, un éléphant. A un bal. N’ayant encore jamais vu un éléphant danser, je vous avoue que je m’y attendais pas. Et que je savais pas trop quoi faire de cet invité surprise. (mais encore une fois, ce n’était rien comparé au poisson rouge ! Le très vilain poisson rouge qui a infiltré le bal !) Du coup, j’ai surmonté le début de crise cardiaque que je sentais poindre entre mes côtes, pour accourir dans leur direction.