Magnan passa un temps infini, lui sembla-t-il, à attendre dans la pénombre avec un Pradier complètement délirant et un Guimard pas rassuré. Une rapide inspection avait conclu que le disparu était indemne, et pourtant il était persuadé que ses blessures étaient réelles.
Les secours arrivèrent et prirent en charge l’agent traumatisé. Ils le couvrirent, lui injectèrent un tranquillisant et l’embarquèrent après avoir vérifié que Séverine Georges n’avait rien. La commissaire essaya de calmer Boisseau, au bord des larmes, et assura aux autres que leur collègue n’avait rien et qu’il allait à l’hôpital faire des examens complémentaires. Elle faillit rater le départ de l’ambulance qui ne l’avait pas attendue mais parvint à grimper à bord au dernier moment.
À l’hôpital Pradier fut embarqué dans une aile interdite au public pendant qu’on interrogeait Élisabeth sur les circonstances exactes de l’accident. Elle eut la désagréable impression que les rôles s’étaient inversés et s’attendait presque à se voir notifier la prolongation de sa garde à vue à l’issue de l’entretien. Finalement on la laissa partir en lui promettant de donner des nouvelles. Elle prévint la femme de l’accidenté, qui annonça sa venue immédiate. En l’attendant, elle se fit payer un café insipide par l’infirmier de l’accueil. Madame Pradier fit son arrivée en catastrophe et Magnan dut répéter son histoire une deuxième fois. La pauvre femme, terrifiée, ne cessait de répéter qu’elle ne comprenait pas et que Christophe était un homme tout à fait normal. Magnan l’accompagna à la cafétéria et lui offrit un chocolat chaud pour la réconforter.
– Il n’a rien, leur annonça le médecin des heures plus tard, seulement une marque de morsure presque effacée. On pense que la blessure s’est infectée et a provoqué des hallucinations, augmentées par les légendes qui courent sur ces souterrains et l’enfermement que provoque ce genre d’endroit. On lui fait un vaccin antitétanique pour être sûrs et on va le garder en observation pour cette nuit pour prévenir tout risque de rechute. Ensuite il devra rester à la maison quelques jours.
Mme Pradier eut le droit d’aller le voir, pendant que Magnan retournait dans le bureau du médecin lui faire remplir un certificat.
– Vous savez ce qui a pu le mordre ?
– Non. (L’aveu semblait lui coûter.) La blessure a des bords très nets et, bien qu’elle soit juste au-dessus de l’artère, elle n’a pas entraîné de saignements importants, où il s’en serait rendu compte. Il n’a aucun souvenir de quand il a pu se faire ça et reste persuadé de la réalité de ses visions.
– Ce n’est pas un cas habituel, pas vrai ?
– Non. Intéressant d’un point de vue scientifique, mais l’étudier plus en détail ne servirait qu’à lui faire revivre son traumatisme encore et encore. Vous avez une cellule psychologique chez vous ?
– Non, mais on peut en monter une. Vous pensez que ce serait utile ?
– Au moins pour ceux qui étaient sur place. Le plus vite possible ; les chances de séquelles post-traumatiques se réduisent si la prise en charge est rapide. Si vous ou les autres témoins faites des cauchemars réguliers de cet épisode, n’attendez pas pour consulter. On le dira aussi à son épouse.
Elle hocha la tête, remercia le médecin, lui signala qu’il aurait à venir témoigner et quitta les lieux.
***
Perchée sur le toit, Éléonore contemplait la scène qui se déroulait sous ses yeux à travers la fenêtre ouverte. Octave avait sauté dans l’appartement le premier puis avait immobilisé le jeune homme. Elle le reconnaissait ; c’était celui qui était venu les envahir un peu plus tôt dans la journée avec toute une équipe. Des trouillards ; celui qu’ils avaient capturé s’était pissé dessus avant même qu’ils ne lui fassent quoi que ce soit. Dans un sens, c’était flatteur. Ainsi, leur réputation n’avait pas faibli, même après trois siècles… Son sang était quelconque, bien en-deçà de celui du petit, mais il leur avait permis d’entrer dans sa tête et d’y déposer un avertissement que le chef n’avait pas pris en compte. Tant pis pour lui. Il en payait désormais les conséquences.
La radio diffusait une musique qu’elle avait déjà entendu, il y bien longtemps. Une casserole bouillait sans qu’aucun feu ne soit visible. Le mobilier était chiche ; une table, deux chaises, un sofa et des placards de cuisine. Même pas un tapis au sol. La lumière électrique jetait sur la scène son éclairage blanc et cru.
– Ne veux-tu pas descendre, au lieu d’admirer ? Lui lança son amant, traînant leur victime inconsciente.
Elle se ramassa au bord de l’ouverture, se réceptionna à quatre pattes sur la table et s’assit en ronronnant, la queue enroulée autour d’elle. Un instant plus tard, elle se retrouva perchée sur le meuble sous sa forme humaine.
– Si je ne peux même plus t’admirer, mon ange, où est le plaisir ?
Elle sauta à bas de la table avec un petit rire et s’accroupit aux côtés d’Octave, lui tendant un ruban. Elle l’aida à adosser le jeune homme à un pied. Il lia les mains de son prisonnier dans son dos au meuble avec efficacité.
Elle se désintéressa de la scène et partit explorer l’appartement. Ce n’était que justice, après tout. Elle avisa l’emballage posé à côté de la casserole. Coquillettes. Elle fronça le nez. À son époque, au moins, les repas étaient dignes de ce nom. Elle se souvenait de services à cinq viandes et des piles de dessert. Elle se mit à fouiller les placards au hasard. Assiettes – de la mauvaise céramique blanche, sans fioritures. Verres. Bols. Couverts. Huiles. Épices. Elle ouvrit le pot de cannelle moulue. L’odeur lui monta à la tête, la faisant saliver. Elle le reposa à sa place avec des regrets et continua. Plusieurs types de sauces tomates en bocal, toutes aux légumes. Dans le placard suivant, elle trouva un paquet de biscuits entamés et des amandes.
Un gémissement lui fit tourner la tête. Le gamin reprenait ses esprits. Il promena autour de lui un regard flou. Octave était passé dans la chambre. Elle l’entendait ouvrir puis refermer des tiroirs. Tant mieux ; elle avait donc quartier libre. Elle sourit au fouineur. À son tour de s’amuser.
***
Il se réveilla dans une pièce inconnue. Sombre. Fraîche. Dallage carrément glacial. Il y avait été jeté sans ménagement par une femme supposément morte depuis un mois.
S’il avait encore quelque chose à vomir, il l’aurait probablement rendu à cette pensée. Cela faisait longtemps que son estomac était vide. Le goût âcre persistait pourtant dans sa bouche pâteuse. Ses joues étaient collantes de larmes ; il sentit leur goût de sel mêlé au fer du sang lorsqu’il passa sa langue sur ses lèvres desséchées. C’était cette femme… Son compagnon n’était apparu que plus tard, mais elle… Sur sa peau si pâle qu’elle en paraissait bleutée, ses lèvres rouge sang dévoilaient dans des sourires pleins d’entrain ses dents acérées. Il porta une main tremblante à sa nuque et découvrit deux marques en relief. Dans le brouillard de ses souvenirs il crut encore sentir une douleur aiguë au cou, le poids d’un corps appuyé contre le sien, les liens s’enfonçant dans ses poignets alors qu’il se cambrait. Il retira ses doigts dans un sursaut. Elle ou lui ? La question n’avait pas d’importance. Il entendait encore susurrer à son oreille.
– Vous avez bon goût, vous. On vous gardera peut-être en vie encore un peu.
Il se prit à espérer que non.