Ainsi donc Madame, Monsieur possédaient une fille, et qui s’appelait Clarine. La surprise leur cloua quelques instants le bec. Fouillant les tréfonds de leur mémoire, ils finirent par admettre qu’une part de vérité se dissimulait probablement dans ces allégations. Dans une famille à la respectabilité convoitée où l’on estimait la conjoncture en pertes et bénéfices, il sembla soudain approprié de reconnaître et d’accepter cet infime détail, d’autant que cet infime détail recelait un trésor. Les yeux brillants de convoitise, Madame, Monsieur, convoquèrent illico le ban et l’arrière ban des voisins, familiers, relations, Conseillés, Maire et Préfet. Comme à l’époque ancienne de la Grande Parade on récura Clarine à grande eau, de cap en pieds, dans la grande baignoire de marbre rose, de la grande salle de bain de marbre rose, jusqu’à ce que ses joues deviennent aussi rouges qu’une paire de griottes confites, aussi brillantes que le parquet ciré de la salle de réception. On la noya ensuite sous un flot de taffetas et de dentelles avant de nouer ses cheveux d’un ruban de satin bleu pervenche qui réhaussait le bleu de ses incroyables yeux pervenche. Puis on la guida jusqu’à l’estrade de la salle de réception où, devant une assistance impatiente, elle entonna son chant d’une voix rare, précise, précieuse, d’un élan mélodique incomparable, d’un fil d’harmonie singulier, d’une sonorité authentique. On versa tant de larmes qu’il fallut rassembler tout ce que l’exubérante demeure comptait de mouchoirs de batiste, de serviettes de table, de toilette, d’office, et de draps découpés, pour endiguer le flot d’une émotion par trop débordante.
Dès ce jour, les invitations se multiplièrent, chacun voulant entendre l’étonnant rossignol. De maisons en demeures, de demeures en manoirs, de manoirs en palais, Clarine déroulait sa symphonie, le regard vagabond, un sourire indéfinissable au bord des lèvres. L’opéra lui réserva un véritable triomphe, partout on acclamait le phénomène, on vantait son précieux talent, les journaux se fendaient d’éloges dithyrambiques, la radio transmettait en direct. Madame, Monsieur, le frère aîné, les deux cadets et le benjamin, furent interviewés. Ils contèrent avec force détails la vie protégée de cette enfant exceptionnelle, leur unique fille, leur unique sœur ; le combat mené contre un handicap malencontreux, leur victoire sur la fatalité arrachée au prix d’une lutte de tous les instants, les douces soirées au coin du feu, les jeux partagés, les vacances à la mer, le premier cours de poney dans le parc de l’enchanteresse demeure. Non, jamais ils n’avaient renoncé. Toujours ils avaient gardé foi en la destinée de cet enfant, remerciant Dieu et ses saints pour un aussi exceptionnel présent. Bien-sûr ils resteraient à ses côtés pour la guider, l’entourer de leurs attentions vigilantes. Elle était si fragile, tellement innocente ! Non, ils n’espéraient rien pour eux, le bonheur de leur enfant suffisait à combler tous leurs vœux…
Dans le sous-sol de la mélancolique demeure, servantes, valets, femmes de ménage et cuisinières se réjouirent sincèrement de cet extraordinaire revirement, espérant enfin pour Clarine le temps des jours meilleurs. Car, pour le petit peuple des communs, l’espoir des jours meilleurs demeurait l’ultime illusion imaginable, celle qui soutenait chacune de leurs actions, qui motivait leurs plus modestes aspirations. Cependant, leurs regards ne tardèrent pas à déchanter et leur inquiétude grandit à mesure que grandissait la renommée de Clarine. De récitals en concerts, de représentations en exhibitions, ils observèrent désarmés, les rouages d’un piège machiavélique se refermer sur leur protégée. Les cernes bleus de son regard, la transparence de son teint, la finesse de sa taille… leur petite s’étiolait, et leur impuissance à lui venir en aide donna à leurs larmes le goût amer du chagrin.
C’est à cette époque bénie que se manifesta l’évènement qui devait bouleverser pour la seconde fois la vie de l’ostentatoire demeure de l’outrecuidante famille.
***
Clarine occupait à présent une chambre du milieu dans la pompeuse demeure. La cage dorée ne possédait cependant pas le charme de la promiscuité chaleureusement étouffante de la cuisinière à bois de l’office et ses amis lui manquaient. Seul le concert des premières heures enchantait encore son existence. Assise sur le rebord de la fenêtre qui perçait la démonstrative façade, tous les sens en éveil, elle savourait les minutes clémentes, celles qui, par un miracle sans cesse renouvelé, nourrissaient sa musique secrète. Elle n’existait plus que pour cette heure, cette minute, cette seconde.
Or, un matin d’octobre où le vent du Nord entournicotait les grands arbres, une envolée de triolets chatouilla son oreille : une grâce espiègle, un délire coloré, une extravagance jubilatoire, une invitation au voyage. Mille oiseaux brossés d’or, de pourpre, de rubis, de safran enflammèrent le vert feuillage, dispersant dans le ciel des embellies sauvages. Clarine, sans même prendre le temps d’enfiler chaussons et mantelet, dévala le monumental escalier de la ventripotente demeure, échappant aux mains laborieuses qui tentaient de la retenir, aux voix qui l’imploraient de se couvrir. Mais rien n’aurait pu entraver l’élan de Clarine. La musique du Nord entraînait son cœur vers les rivages exotiques, les ciels d’azur, l’exubérance des pampas, les forêts luxuriantes, les déserts de dunes, les pics enneigés et les nuits étoilées. Son pas effleura à peine l’herbe tendre du jardin, ne crissa pas sur les graviers ronds de l’allée, ne troubla pas le lapin bondissant, l’écureuil furtif, le chevreuil inquiet. D’ailleurs, était-ce bien Clarine qui s’éloignait si vive, tellement légère ? Peut-être son reflet, une illusion de rêve, une vision enchanteresse ? Mais, tout au fond de son cœur, sans vouloir encore se l’avouer, le petit peuple des communs avait compris la nature de cet élan irrépressible ; lui, pour qui l’univers mystérieux de l’enfant du silence n’avait aucun secret.
Alors, ils levèrent les mains pour un ultime adieu, heureux de voir leur enfant baigné de la lumière des cieux, s’éloigner vers d’autres aventures.
Bien sûr on s’interrogea sur l'étrange disparition du rossignol à la voix d’or. On s’émut, on commenta, on épilogua dans les hautes sphères, celles des âmes sensibles, des lettrés, des épicuriens. Madame, Monsieur, le frère aîné, les deux cadets et le benjamin, furent interviewés. Ils contèrent avec force détails l’effroyable douleur dans laquelle les plongeait cette cruelle séparation. Quel criminel cupide et dénué de sentiments avait pu kidnapper leur enfant chérie, leur sœur adorée ? Une telle infortune mobilisa le cœur de la Nation toute entière. Monsieur le Préfet sous la pression du Président, diligenta Maréchal en chef des logis, dragons en escadron, hauts fonctionnaires et gratte-plume. Il y eut compte-rendu, entretiens et rapports. On placarda des affiches, interrogea tous et chacun. Las ! L’oiseau demeurait introuvable.
Alors, comme souvent dans les hautes sphères, celles des âmes sensibles, des lettrés, des épicuriens, lorsque l’impuissance devient contrariété, que le tracas force la sérénité, que le désagrément surpasse le regret, que l’effervescence incommode le quotidien, on proclama sans ambiguïté pour rassurer tous et chacun, pour clore un débat qui n’en était plus un, que l’oiseau s’était probablement envolé.
Quelques temps plus tard, on retrouva au fond du parc, à la lisière du mur de pierres de l’intransigeante demeure, le corps d’une enfant, presque une jeune fille, pas encore une femme qu’on ne put identifier. La misère des temps est parfois bien cruelle, écrivit-on dans les journaux à la rubrique des faits divers. On l’enterra sans cérémonie sous la ramure d’un vieux saule dans le carré des indigents. Le petit peuple des communs, rassemblé autour du petit monticule, inonda de ses larmes la terre fraîchement retournée faisant, éclore un massif de colchiques d’une blancheur éblouissante. Alors, de la ramure du vieux saule, descendit soudain un chant entonné d’une voix rare, précise, précieuse, d’un élan mélodique incomparable, d’un fil d’harmonie singulier, d’une sonorité authentique et le cœur du petit peuple des communs rassuré, se gonfla d’amour et de reconnaissance.
Fin
Me revoilà par chez toi!
Quel dernier chapitre!!
C'est d'une poésie touchante. Que dire d'autre? Merci peut-être pour ce beau texte.
"Alors, de la ramure du vieux saule, descendit soudain un chant entonné d’une voix rare, précise, précieuse, d’un élan mélodique incomparable, d’un fil d’harmonie singulier, d’une sonorité authentique et le cœur du petit peuple des communs rassuré, se gonfla d’amour et de reconnaissance."
Que c'est beau!
J'ai un peu abandonné "Plume d'argent" et l'écriture ces derniers temps, trop de trop, mais je suis heureuse de lire ton commentaire si bienveillant. Merci à toi.
Alors, pour ce personnage que ma mémoire n'a finalement pas oubliée, je laisse un petit commentaire :-)
Merci encore et à très bientôt
J'ai beaucoup aimé la chute de ton histoire, elle est vraiment bien. J'aurais peut-être identifié Clarine à un oiseau précis.
Quelques remarques/corrections :
Comme à l’époque ancienne de la Grande Parade, on récura Clarine à grande eau, de pied en cap,
Répétition : satin bleu pervenche qui réhaussait le bleu de ses incroyables yeux pervenche.
Bien-sûr, ils resteraient à ses côtés
Les cernes bleues
À très bientôt
A très bientôt
L'univers mystérieuse ? Mystérieux, non ?
J'ai beaucoup aimé ce paragraphe :
Or, un matin d’octobre où le vent du Nord entournicotait les grands arbres, une envolée de triolets chatouilla son oreille : une grâce espiègle, un délire coloré, une extravagance jubilatoire, une invitation au voyage. Mille oiseaux brossés d’or, de pourpre, de rubis, de safran enflammèrent le vert feuillage, dispersant dans le ciel des embellies sauvages. Clarine, sans même prendre le temps d’enfiler chaussons et mantelet dévala l’ostentatoire escalier de l’ostentatoire demeure, échappant aux mains laborieuses qui tentaient de la retenir, aux voix qui l’imploraient de se couvrir. Mais rien n’aurait pu entraver l’élan de Clarine. La musique du Nord entraînait son cœur vers les rivages exotiques, les ciels d’azur, l’exubérance des pampas, les forêts luxuriantes, les déserts de dunes, les pics enneigés et les nuits étoilées. Son pas effleura à peine l’herbe tendre du jardin, ne crissa pas sur les graviers ronds de l’allée, ne troubla pas le lapin bondissant, l’écureuil furtif, le chevreuil inquiet. D’ailleurs, était-ce bien Clarine qui s’éloignait si vive, tellement légère ? Peut-être son reflet, une illusion de rêve, une vision enchanteresse ? Mais, tout au fond de son cœur, sans vouloir encore se l’avouer, le petit peuple des communs avait compris la nature de cet élan irrépressible ; lui, pour qui l’univers mystérieuse de l’enfant du silence n’avait aucun secret.
Bien à toi !
A très bientôt