16.
– Sophie, tu peux ranger ton journal ? Il me gêne, là, j’ai peur de le salir.
Et Sophie de tendre le bras pour rattraper son bien, l’éloigner de la cuisine où il s’était échoué. Depuis quelque temps, on retrouvait ses notes partout : au bord de la baignoire, au bord du lit, du canapé ou sur la table du salon. Elle écrivait de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. Des pages et des pages gribouillées, noircies de pensées, de considérations, de doutes.
C’était agréable, pour elle, de sentir ses pensées croître : elle n’était plus seulement cette boule de nerfs, de cris, de tensions ramenées de l’école ; sa vie intérieure fleurissait de nouveau. Ce n’étaient plus seulement ses séances du lendemain, ses remarques aux élèves, leurs paroles, aussi, qui l’animaient ; elle pensait sans que son esprit ne s’englue forcément dans des considérations professionnelles. Elle recommença — doucement — à lire, à sortir marcher. D’omniprésente, l’école devint quotidienne ; elle y pensait, en parlait, mais ne s’y arrêtait plus.
Pour quelque temps, au moins. Bientôt vint l’automne, les réunions parents, les conseils de classe. Les jours raccourcissaient, les élèves se fatiguaient, la période devint difficile, et il fut temps pour Sophie de se décider :
– Et ce concours, alors ? Tu t’es inscrite, au final ?
Sophie releva les yeux de la photocopieuse. Éloïse, occupée à taper ses appréciations, la considérait, curieuse.
– Je… J’ai encore jusqu’à dimanche soir pour me décider.
Elle avait repoussé l’échéance. Chaque fois que sa volonté penchait d’un côté ou de l’autre, elle remettait à plus tard, se disant qu’elle verrait bien, qu’elle verrait mieux demain.
Sauf qu’on était demain. Voire même après-demain.
Sophie songea à ses élèves de troisième à qui l’ont demandait de dessiner leur avenir à l’aune de leur jeunesse, à qui l’on répétait qu’il fallait qu’ils participent à des salons des métiers, qu’ils devaient choisir leur filière, figer les prochaines années ; elle songea aussi aux secondes qui, même s’ils avaient rallongé leur période de délibération en se dirigeant vers un bac général, devaient désormais écarter d’eux des spécialités, définir de quoi seraient faites leurs études. Ils avaient dix ans de moins qu’elle, et elle les rabrouaient lorsqu’ils prenaient du retard vis-à-vis de leur orientation, lorsqu’ils oubliaient de ramener un papier signé ou qu’ils tardaient à cocher des cases sur des supports numériques. Elle les rabrouait alors qu’elle-même avait attendu la dernière minute pour décider quel serait son métier à elle. Pas son avenir, pas ses études, mais de quoi serait fait son quotidien, l’année prochaine.
Prof ? Au collège, en plus ?
Ça doit être dur… Moi je pourrais pas.
Puis c’est pas dommage, avec les études que t’as faites ?
T’aurais pu… Je sais pas… Viser autre chose ?
Parce que bon… Prof…
Tu te vois, passer ta vie devant des gamins mal élevés ?
En plus t’es timide.
T’as pas une jolie voix.
Faut du charisme, pour être prof.
De l’autorité.
T’es une femme.
Oui, plein de femmes sont profs, je sais.
Mais bon, tu vois le profil : un peu acariâtre,
sévère,
vieille fille morose.
Pas d’humour,
parfois de la douceur, c’est vrai,
m’enfin ça marche en primaire, la douceur.
Pas au collège.
Les gamins ont plus besoin d’une maman, au collège,
il leur faut un modèle, une figure forte,
quelqu’un qui les fasse filer droit,
qui leur donne envie de se dépasser.
– C’est à ce point important ? Je veux dire : t’as le concours, et après ? Tout sera pas figé, si ?
– Un peu… Quand même. Quand t’as le concours, t’es tenu de rester prof. Pas de pauses, pas d’emplois secondaires — ou alors faut des dérogations. Et si jamais t’arrêtes, tu perds les bénéfices du concours, ton avancement, tout. Donc, oui, c’est sûr qu’on peut arrêter ; mais si c’est juste que j’ai envie de tester autre chose avant, alors…
– Hum. Y a un ordre à suivre, quoi.
Emilie touille machinalement son cappuccino, l’air ailleurs.
– Drôle de métier, quand même. Prof.
– Augustin a l’air de penser que c’est pas pour moi.
– À la fois, t’as pas l’air d’adorer ce que tu fais…
Emilie entortille une mèche de ses longs cheveux noirs, mais lorsqu’elle remarque la grimace de Sophie, elle s’immobilise :
– Je me trompe ?
Sophie se renfrogne, regarde dehors, par la fenêtre — autour d’elle, l’étroite cuisine l’empêche de réfléchir.
– J’aime bien ce que je fais. Et je pense que je pourrais vraiment aimer si… Si je savais comment m’y prendre. Si on m’avait ne serait-ce qu’expliqué. Là, on m’a jeté devant des élèves sans me dire comment gérer une classe, sans me dire comment préparer des cours, rien. Forcément que ça me rend stressée et aigrie et…
– Oui. Mais si tu savais faire, t’aimerais ça, enseigner ?
– Ben oui.
Ben oui qui la suit dehors, dans les rues, dans le métro, puis chez elle, qui s’agrippe à elle, contre son dos. Pelotonnée dans son canapé, Sophie l’attrape par le cou et le considère, ce Ben oui : son assurance déconcertante, sa simplicité. Est-ce qu’il avait toujours été en elle ? Depuis le début ? Puis plus tard, dans les couloirs du collège, devant les élèves, dans la salle de profs ? Ce drôle de Ben oui qui ne demandait rien de plus qu’une confiance aveugle. Elle avait beau le tirer dans tous les sens, tout élastique qu’il était, s’il ne cédait pas sous la pression, il n’en demeurait pas moins opaque. D’où lui venait-il, ce Ben oui ?
Sophie le martèle de questions, tentant de comprendre ses arguments. Elle s’endort avec lui, un peu confuse, un peu rassurée, aussi — quand même.
17.
– J’aime bien parler. Tu le sais, non ? J’ai toujours aimé parler de ce que j’aimais.
Augustin opine, sans trop comprendre. À peine rentrée chez elle, Sophie l’a attrapé par le bras pour le détourner de sa cuisine :
– Tu vas pas me dire que c’est pas vrai : j’ai toujours cette foutue tendance à monologuer, quand y a un truc que j’aime. Puis mes conférences imaginaires, toute seule dans la salle de bain. On a tous eu ce pote, au lycée, qui nous serinait le matin, lorsqu’il venait de finir un film ou un jeu vidéo génial. Pas vrai ? Ben ce pote, c’était moi. T’es pas d’accord ?
– Si ? Un peu ?
– Bon. Ben j’ai toujours aimé parler. Premier point. Et j’aime partager, aussi. Du coup.
– Oui ?
– Et j’adore les maths. Vrai ou pas ?
– Oui… ?
– Je peux parler des heures d’un calcul qui m’a pris la tête, d’une nouvelle règle, d’un problème quelconque. Du moment que moi il m’intéresse. Vrai aussi, non ?
– Oui… ?
– Bon. Mais t’en connais beaucoup, des profs qui peuvent parler de façon ridiculement passionnée de la logique mathématique ?
– Sans doute pas ?
– Et les gens ? Je les comprends bien, non ? Tu dis toujours que j’ai une tête de confessionnal, puis que t’as confiance en moi, en ce que je pense des autres.
– Certes.
– Alors pourquoi je serais pas faite pour être prof ?
– Je sais pas ; tous les gens passionnés deviennent prof ?
– Non, pas tous. Mais les gens passionnés qui aiment parler, transmettre leur passion, qui s’intéressent aux gens et comprennent pas trop mal ce qu’ils traversent…
– Tu sais, moi, du moment que tu fais un truc qui te plaît, j’ai rien à y redire… T’as pas besoin de me persuader de… De rien.
– Oui. Mais je crois j’ai besoin que tu me comprennes.
Augustin sourit. Pour la première fois de la discussion, ses sourcils redescendent de quelques étages, la commissure de ses lèvres se relève et adoucit son expression. Doucement, il s’éloigne du plan de travail, glisse vers le salon ; d’abord vexé de le voir fuir, Sophie se surprend à sourire à son tour : Augustin s’est assis dans le canapé, prêt à l’écouter, attend qu’elle le rejoigne. Alors explique-moi.
– Je sais que… ’Fin j’ai toujours dit que je deviendrai jamais prof, soupire-t-elle en se laissant tomber au milieu des coussins. C’est ça que tu te dis, hein ? Je sais que c’est pas logique. Mais je crois que je disais ça comme… Je crois que c’était du rejet. Pour ce que j’avais été, ce que j’avais connu ; une façon de dire que je voulais aller de l’avant. ’Fin le collège, le lycée, tout ça… C’était pas une super période, pour moi. Alors forcément, y retourner… Retrouver ce monde qui m’avait tellement, tu sais… Tellement fait du mal… En faire vraiment partie, cette fois. De ce monde. À l’époque, c’était inimaginable, pour moi. D’y être, d’y rester, d’y revenir, tout. Je voulais passer à autre chose. Mais c’est parce que je m’y sentais pas bien.
– Et aujourd’hui ?
Sophie sourit.
– Aujourd’hui, je me dis que si ça se trouve, je vais pouvoir prendre ma revanche.
Une Sophie miniature vient mordre sa poitrine. Elle a quinze ans, les cheveux abîmés par les lisseurs qui brûlent tous les matins ses mèches brunes ; elle porte des anneaux aux oreilles et des bottines à talons épais.
– C’est comme si, maintenant, je revenais plus forte, tu vois ? Je vais plus… Bien sûr que je reste timide, tout ça, mais quand je repense au stress que ça me faisait, de parler devant tout le monde… Je comptais le nombre de personne devant moi pour savoir quelle phrase j’allais devoir lire à voix haute, quelle ligne de calcul j’allais avoir à faire. Alors que je savais pertinemment ce qu’il fallait dire. Mais je répétais mon texte, je choisissais mes mots et je croisais les doigts pour tout prononcer comme il faut, pour que ma voix ne me trahisse pas. J’avais le cœur qui battait tellement fort, dans ces moments-là. J’espérais de toutes mes forces que personne ne remarquait tous les efforts que je faisais pour calmer ma respiration. Et alors, si on me demandait de passer au tableau, là… C’est étrange, quand même. J’avais l’impression que mon corps ne m’appartenait plus. J’étais presque dédoublée, et le stress me faisait oublier ce que je devais dire, comment parler, comment faire en sorte que deux neurones se connectent, histoire de comprendre ce que pouvait me dire le prof. Y avaient plus que les yeux des autres qui comptaient. Leurs yeux braqués sur moi. Je sais pas si tu te souviens, l’année dernière — la première fois qu’on m’a fait visiter le collège, lorsqu’on m’a demandé si je pouvais faire un remplacement —, ça devait être en février, quelque chose comme ça. Ben je t’ai dit — je crois qu’on en a parlé ? Je ne sais plus… — en tout cas j’y ai longtemps pensé : on me faisait visiter les classe, en traversant des couloirs vides, et j’ai pu me tenir quelques secondes, toute seule, devant une classe vide. Et je me souviens m’être dit : demain, faudra que je me tienne là, devant tous plein de gamins. Je me demandais si j’allais y arriver, tu vois. Si j’allais savoir quoi dire, quoi faire. Pas pendant cinq minutes, comme avant ; pendant une heure. Et tout le monde allait me regarder. J’allais… j’allais être au centre, l’aiguille de l’horloge qui fait avancer le temps, qui orchestre la classe. Et le plus fou, c’est qu’au final, le lendemain, ça sonne, les gamins rentrent en classe, s’assoient et… Ça m’a paru évident. Bon, forcément, y a quelques phrases de prof qui m’ont fait bizarre — que ça soit moi qui les dise, en fait. Genre « Merci, vous pouvez vous asseoir », ou « hep hep hep, on lève la main avant de parler ». Mais tu vois, tous ces yeux, je les sentais même plus. Ou différemment. Ça m’a fait bizarre, après coup. Je me suis demandée si c’était ça, « grandir ». J’avais plus la même perception des choses, plus les mêmes peurs ; ça m’ouvrait une nouvelle porte. Bien sûr, même si je retournais dans une salle de classe, je serai plus jamais l’élève que j’ai été — je sais bien que je peux pas revenir sur mes pas, essayer à nouveau de… De profiter ? Mais je pourrais — enfin c’est un peu ce que je ressens, ces derniers temps — je pourrais me réconcilier avec celle que j’étais, et avec ce monde dans lequel je ne me sentais pas à ma place. M’y faire une place. Cette fois. En l’honneur de bébé Sophie. Pour elle. Tu trouves ça bête ?
Augustin ne répond pas. Il se contente de serrer Sophie dans ses bras, un peu confus, un peu fier, aussi. Son silence laisse de la place à de nouvelles interrogations ; elles s’approchent de Sophie, toquent à la porte de son cœur.
Est-ce qu’on peut devenir prof, juste par esprit de revanche ?
Est-ce que c’est normal, de construire l’avenir sur les débris du passé ?
Est-ce que c’est pas juste de la peur ?
De la peur d’essayer autre chose, d’aller ailleurs, plus loin,
Au-delà des sentiers creusés par les allées et venues de l’adolescence ?
– C’est pas que ça… Le pourquoi du comment. C’est plus grand que ça. Si ça se trouve, y a même pas d’explication. Tu comprends quand même ?
– Je crois.
– Et t’en dis quoi ? Je vais y arriver ?
– Oui.
– Sûr ?
Petite
Timide
Trop jeune
Trop fluette
– Sûr.
– Et si j’y arrive pas ?
Moi j’ai raté le concours cinq fois, avant de l’avoir.
C’était épuisant. Entre le petit, qui faisait pas ses nuits
Mes classes à préparer
Les écrits qui approchaient, puis les oraux,
le stress de l’examen, les déplacements
Les pires années de ma vie, sans doute.
– Pourquoi t’y arriverais pas ?
– Je sais pas. Plein de gens galèrent.
Augustin est un homme compréhensif ; Sophie regrette de lui faire dire des banalités — elle regrette d’avoir besoin de les entendre, d’avoir besoin de l’entendre dire « Tout ira bien », « Je t’aiderai », « Tu peux tout faire ». Elle se sent idiote. Puérile. Elle se dit qu’elle tourne en rond, qu’elle ne devrait pas avoir besoin de ça, qu’on lui répète ce qu’elle sait déjà — ce qu’elle devrait savoir — ; car quoi de plus normal ? Quoi de plus basique. J’apprendrai. Ce qui compte, c’est que ça me plaise. Et si ça ne me plaît pas, j’arrête. Tant pis pour l’ancienneté perdue, le temps, les efforts. Il faut que j’essaie. Ça coûte rien d’essayer… Ça coûte du temps, de l’énergie, des disputes, peut-être, autour de la table basse, lorsqu’elle sera rétamée, qu’Augustin rentrera tard, un peu irrité par le monde dans les transports en commun et qu’ils lâcheront des remarques désobligeantes pour le plaisir de se sentir exister, de se dédouaner d’un tort, de relâcher la pression — bêtement. J’essaie juste de savoir ce que je veux faire, ce dont je suis capable. C’est rien. Juste l’avenir. Une pierre qu’on pose pour plus tard. Une étape.
Un nouveau but. Qui m’éloigne du reste. Pour un temps, au moins.
– Ça fait peur de faire des choix.
– Parle pour toi.
– Toi ça te fait rien ?
– Je sais pas. On se ressemble pas beaucoup, là-dessus, toi et moi. Y a qu’à te voir dans une boulangerie. Ça te prend trois plombes de savoir si tu veux une tarte ou un Paris-Brest.