Lydia n'était pas une fille vivante. Sa nonchalance et son esprit peureux l'avaient écartée des autres. Coincée dans son monde, elle était bien. Elle attendait contre sa voiture rouge donnée par sa mère, fatiguée et cabossée par les années des deux femmes. Elle allumait sa première cigarette de la journée, "je fume de plus en plus tôt..." pensait-elle, crinière affolée par le vent, veste en jean assortie au pantalon. Aux pieds, des Converse délavées et abîmées par sa marche nerveuse.
Aujourd'hui elle se sentait plus vide que d'habitude, ses émotions l'abandonnaient jour après jour un peu plus. Enfant, elle était lumineuse et joueuse, petit ange courant après sa mère dans le jardin une fois le linge étendu. Dans les après-midis gaufres et chocolats chauds, elle aimait se frayer une cachette dans les bras de sa maman, des films à l'eau de rose au bout de la télécommande, jusqu'au soir. Mais ce temps-là avait bien disparu... Elle soufflait, fumée hasardeuse se perdant dans l'air ambiant, ciel encore gris aujourd'hui. Les jours semblaient éternels, les nuits empoisonnées par les cauchemars, et toujours le même surtout: il faisait noir, seule dans quelque chose, mais quoi? Enfermée et attachée, elle ne voyait absolument rien, un bruit assourdissant constant, un sentiment assassinant sa joie, tout va très vite et dans un grand fracas... la douleur. L'heure était venue de quitter ce corps souffrant, ce corps dont elle n'aimait pas grand chose. Adieu maman, adieu papa, où que tu sois.
Elle écrasait le restant de sa cigarette contre le goudron du parking, attachait ses cheveux en guerre contre le vent, et se dépêchait de franchir la porte du magasin d'outillage. Elle y travaillait à mi-temps depuis... Depuis quelques temps.
La première chose que l'on voyait en rentrant c'était Rose, la gérante du magasin. Elle était accoudée au comptoir de l'accueil, grossissant à vue d'œil, elle avait déjà mangé tout le paquet de biscuits acheté la veille. Accompagnée de son café saupoudré de sucre allégé pour "faire attention" disait-elle, elle remarquait son entrée d'un coup d'œil, sans se fatiguer la moindre articulation.
"Hello Rosy, j'me change et j'arrive." Lança Lydia dans son élan.
L'énorme femme qui buvait sa tasse patiemment, était plongée dans son téléshopping du matin et ne répondait rien, juste un "mmh?" à peine sorti. Petit écran caché sur lequel elle pouvait s'évader quand son mari partait au matin en mission réparation chez tel client ou tel copain. Son mari qui avait décidé d'ouvrir le magasin après avoir demandé sa main, et elle avait dit "oui, et re oui". Il devait être le roi du bricolage, et elle devait être sa reine. Mais il y a longtemps que le parquet de la boutique n'était plus piétiné par leurs pas ambitieux, et leurs rêves étaient devenus poussiéreux. Depuis, le temps avait lancé un sceau d'eau froide sur la flamme des deux amoureux. Les années avaient jeté un sort de lassitude sur leurs vies. Lydia revenait, rajustant sa veste floquée d'un logo à moitié décousu. Le café tournoyait encore par un geste fantôme de la gérante, regard brouillard, encore une lobotomisée du dernier Thermomix pensait elle. Puis elle s'afférait à son travail quotidien: retrier les vis mélangées, ouvrir les cartons d'arrivage, des étagères à réorganiser, noter les manques en stock. Le manque... Le manque de quoi? Tout ce train-train pendant qu'une autre sirotait les cafés à la chaîne, ouvrant un deuxième paquet de gâteaux en déchirant le silence, ponctuant les heures par des longs soupirs.
"C'est quatre heures Rose, j'y vais!" disait-elle pendant que la mâchoire de sa patronne se décrochait en bâillant.
Une fois dans les vestiaires, tornade et en une minute elle était de nouveau comme elle était arrivée. Une fois dehors, elle chauffait la braise au bout de ses lèvres. "Respire. Respire Lydia, et roule.", pensait-elle en expirant le tabac de ses poumons. Elle avait un beau rituel en sortant du travail, une habitude à avoir selon elle car c'est important. Rappelant ses vieux souvenirs encore chauds de son tendre passé. Que s'est il donc passé depuis? Elle ne se souvenait pas, elle ne comprenait pas. Juste le fait de grandir l'a éloigné de tout. Une fois en voiture, elle traversait des chemins, s'enfonçant dans la verdure, s'écartant de la brume, et au bout son petit paradis: un lac. Ici elle calme ses angoisses, elle pouvait s'apaiser. Frein à main, point mort, moteur arrêté et la musique qui se lance: oiseaux cachés, poissons jouant parfois hors de l'eau, grenouilles dragueuses, et le vent qui chuchote qu'elle ne doit plus penser. Plaid par terre, pavé de mots romancés et soda, tout était prêt. Elle humait l'odeur des sapins, fouillait le sol à la recherche d'un caillou plat et en jetait un. Ricochant sur la surface de l'eau tranquille, le morceau de basalte trouvé finalement coulait, noyé par le temps et l'attraction. Sombrant dans les profondeurs, ricochant sur un dernier obstacle: un pneu endormi à peine visible, au fond.
Elle avait à peine entamé son livre lourd, qu'elle entendait des branches se casser non loin d'elle, et... des pas qui se dirigèrent vers elle? Elle eu un soubresaut en se retournant et un homme était là. Rangers boueuses, jean et t-shirt troués qui lui disent "Bonjour". Un visage surpris, cheveux noirs décoiffés, sourire franc. Elle répondait un bonjour timide.
"Vous n'avez pas vu un chien par hasard?" Demandait il sur un ton d'humour.
-Ah, heu... n...non." balbutiait elle.
-Bon... Tant pis pour moi alors." Il attendait une réaction de sa part.
-Désolé." S'excusait elle en se pinçant les lèvres.
-Dis donc, c'est la bible que vous lisez?" Le retour du ton humoristique.
-Ah... ça? " elle prenait son gros livre dans la main, "c'est juste un... énorme roman." Répondait elle en étirant un peu ses lèvres pour essayer d'être aimable.
-Pourquoi acheter un livre aussi long?" Il s'avançait.
-Bonne question, j'ai du mal à le terminer il ne tient pas trop en haleine." Elle redressait son dos comme un piquet. Pourquoi cette sensation agréable d'être remarquée?
Il s'avançait tellement, qu'il pouvait à présent s'accroupir auprès d'elle, curieux du bouquin.
-"Les sacrifices"? Et... ça parle que quoi?" Son regard était là, à quelques centimètres.
Pourquoi diable s'approchait il comme ça ? Pourquoi il s'intéresse comme ca? Lydia frissonnait.
"De... sacrifices..." elle avait trop peur de cet inconnu pour partir dans des explications. Hypnotisée par ses pupilles sombres, par ses gestes dirigés de ses bras contractés, par sa voix grave qui berçait. Sa présence se gravait dans les airs, avec une mélodie invisible que seuls les souvenirs sauront chanter.
-Oui, ça je me doute." Se moquait il. Puis il attendait un résumé, mais... rien. Abandonnant, il poursuivit: "je ne veux pas vous faire peur ou vous déranger excusez moi. Je vois que mademoiselle n'a pas forcément envie de parler à un idiot comme moi. En plus je suis tout sale, et je dois surement sentir mauvais." il riait encore. Elle souriait, trop timide pour répondre oui ou non et surtout, son cerveau était d'une absence rare. Pour aligner deux mots il aurait fallu un miracle. Effectivement ses habits étaient crades, mais heureusement aucune odeur détectée. Il a du passer un moment à chercher son chien vu l'état de ses chaussures. Son chien? Son chien!
"Vous ne cherchez pas votre chien?"
-Ah... ce salaud a du partir courir après un lapin." il regardait à présent au loin, devant le lac observateur. Mais il retournait son regard vers elle l'instant d'après, "ou une lapine. Il ne devrait pas, c'est peine perdue non?"
Lydia baissait les yeux vers la terre, cherchant de la confiance en soi. Tandis qu'elle ne trouvait rien, le rouge montait sur ses joues. Ah bravo. Un petit "oui" inaudible sortit de sa gorge. Il riait de plus belle en se levant.
"Aller, bonne soirée demoiselle. Ce fut un plaisir, pour moi." Il dépliait une casquette sortie de sa poche arrière, et la vissait sur sa tête. " Au revoir" s'étouffait Lydia. Il disparut dans la forêt d'en face, branche après branche, feuille après feuille, pour s'enfoncer tout doucement dans sa tête, et allumer un bout d'allumette dans sa poitrine. Douce chaleur qui envahissait brutalement son être frêle. Mais pourquoi diable était elle aussi peureuse? Elle a du passer pour une débile. D'ailleurs l'idiote c'est elle, pas lui. Les deux neurones qui lui restaient n'ont eu aucun succès dans un moment pareil. C'était pathétique Lydia, félicitations. Furieuse contre elle même, son instant au bord de l'étendue d'eau était gâché. Deuxième ricochet empoigné de force, lancé dans la colère, tombait sans rebonds pendant qu'elle ramassait ses affaires.
Si je pouvais me permettre, ce serait plus facile à lire si le récit était divisé en plusieurs petits paragraphes ;)