Partie III : La Course au Crépuscule.
Chapitre 15 : Les échos du passé.
Un an et demi plus tard.
Le Sixième – Mois de janvier de l’an 2700.
— Lloyd ?
— Je t’ai dit qu’il était déjà parti au travail… murmure Flora.
Je la serre un peu plus fort contre moi et dépose un baiser sur son front. Elle s’étire nonchalamment.
— Je voulais juste être sûr…
J’ai murmuré au creux de son oreille et elle répond par un rire doux. Elle pose une main sur ma joue, vient caresser mes cheveux qui commencent à être longs.
— Il va falloir les recouper, glisse-t-elle doucement. Ils poussent vite…
Les siens, elle les a beaucoup laissé pousser. Elle s’assied et les tresse d’une main habile, avant de se tourner vers moi. Je caresse sa main.
— Tu peux me les couper maintenant, on a un peu de temps avant le travail.
Elle acquiesce, repousse la couverture. Je la regarde enfiler le t-shirt que je portais la veille, il lui tombe sous la fesse. En voyant que je reste dans le lit, elle pose les mains sur les hanches et se met à taper du pied. Je retiens un rire et m’efforce de quitter à mon tour les couvertures.
Assis sur une chaise face au miroir de la salle de bains, je la regarde passer la tondeuse sur ma tête tout en sifflotant. J’observe tomber les mèches avec l’ombre d’un regret, mais je ne fais aucun commentaire. Quand elle a terminé sa besogne je rince mon visage, puis je prends mes lentilles de contact et vient les apposer contre mes yeux. C’est impressionnant de voir comme un simple détail peut changer un visage. J’ai aussi essayé de me laisser pousser la barbe, mais malheureusement je n’ai pas de succès de ce côté-là. Peu importe, à chaque fois que je me vois avec les cheveux courts et les yeux marrons, je sais que je ne suis plus un Byron. Mon père ou mes frères me reconnaîtraient sans doute, mais pour quelqu’un qui n’a vu qu’une photo de moi ou mon avis de recherche, ça suffit comme déguisement.
— Quelle heure il est ?
— Presque dix heures, me répond Flora de l’autre côté de l’appartement.
On se prépare lentement, puis on quitte notre havre de paix.
Ce matin, l’air est plutôt respirable, c’est agréable. Emmitouflés dans nos manteaux, main dans la main, nous marchons jusqu’à l’usine. Il y a un peu plus d’un an, Lloyd nous a trouvé du boulot dans cette entreprise qui fabrique les colliers d’esclavage. Je ne peux m’empêcher d’y voir une sorte d’ironie divine, mais il faut bien vivre.
— Salut Lola ! Marcus.
Flora répond d’un geste de la main à la jeune fille qui nous a salués.
Officiellement, ici, je suis Marcus. Marcus Debarré. C’est le nom d’un ami de Lloyd qui a disparu il y a quelques années dans les abysses du Septième. Jamais revenu, le pauvre garçon, mais ça m’arrange bien. Il n’avait que deux ans de plus que moi, et Lloyd n’a pas eu de mal à trafiquer quelques documents pour m’offrir son existence. Ainsi, Marcus l’orphelin est revenu d’entre les morts, et il travaille aujourd’hui à l’usine avec sa compagne Lola, officiellement arrivée du Cinquième suite aux problèmes d’argent de sa famille. Lola et Marcus se sont rencontrés à l’usine. Ils l’ont rejointe à une semaine d’intervalle, et se sont rapidement bien entendus.
Ils sont tombés amoureux.
Rapidement, ils étaient inséparables.
Je serre la main de Flora dans la mienne et dépose un baiser sur sa joue avant de la laisser filer à son poste. Je rejoins le mien, devant la chaîne qui défile sous nos yeux, à moi et à la centaine d’autres qui occupent le même poste.
C’est répétitif. C’est éprouvant, il faut faire attention aux machines qui nous entourent en permanence car elles peuvent facilement vous happer un bras ou une jambe quand elles testent la solidité de nos produits. Les horaires sont longs, en plus. Nous commençons notre service chaque matin à 11 h 00 et terminons à 21 h 00, avec une pause de trente minutes au milieu de la journée. C’est comme ça six jours par semaine.
Et on gagne une misère.
Je n’ai jamais été si heureux, pourtant.
Le soir, je retrouve Flora. On repart main dans la main, fatigués mais heureux.
En général, quand on arrive, Lloyd est déjà rentré. Il nous a fait à manger et on met les pieds sous la table. Ce soir, alors qu’on pousse la porte de l’appartement, rien.
— Il fait encore des heures supplémentaires, le pauvre… remarque Flora en allumant la lumière. Ils l’exploitent complétement.
— Il se laisse faire, aussi. Pas grave, je vais faire à manger.
— Je te prends au mot, répond-elle en m’adressant un clin d’œil.
Je la regarde se diriger vers la salle de bains puis je commence à fouiller les placards.
Ce soir, ce sera pâtes. C’est à peu près ce que je fais le mieux. Je fais aussi des œufs brouillés, que j’ajouterai pour donner un semblant de goût à notre dîner.
L’eau est en train de frémir quand un bruit attire mon attention. Lloyd arrive. Je l’accueille d’un signe de la main auquel il répond, mais il parait épuisé. Les cernes sous ses yeux sont particulièrement marqués ce soir.
— Dure journée ?
— Oh, si je pouvais dormir une semaine d’affilé… Où est Flo ?
— À la douche. Mets-toi à l’aise, je cuisine.
Je me retourne juste à temps pour prendre sa grimace à la volée, et ne peux retenir un éclat de rire. Je n’ai pas raté une carrière de cuisinier, c’est certain. Mais avec ce qu’on a à disposition au Sixième…
— C’est dommage, j’avais acheté de la viande, fait remarquer Lloyd.
— Oh, mais on peut en rajouter…
— Non, la viande, ça mérite quelque chose d’un peu plus raffiné que les « pâtes-à-la-Ajax », réplique-t-il, un peu méprisant. Je la cuisinerai demain.
Je ris à sa plaisanterie avant de remuer ce qui n’est ni clairement une omelette, ni clairement des œufs brouillés, puis je lui fais face.
— La journée s’est bien passée ?
— Mmh. Oui… À ce sujet, Ajax…
Il me jette un coup d’œil un peu fuyant. Une légère angoisse me contracte l’estomac.
— Oui ?
Il regarde vers la porte de la salle de bains. On entend l’eau couler, mais il vient se mettre à côté de moi et murmure.
— Ton ex-fiancée… J’ai appris aujourd’hui qu’elle est au Sixième.
Mon cœur se met à battre furieusement. J’observe le visage grave de Lloyd, l’embarras qui se lit sur ses traits.
— Ah oui ?
J’ai essayé de prendre un ton dégagé, mais le tremblement dans ma voix et dans mes mains me contredit un peu.
— Ouais… répond Lloyd.
— Je croyais qu’ils étaient au Cinquième ? Comment ont-ils pu tomber plus bas ?
— Je ne peux que deviner, on a un accès assez limité aux informations du Cinquième, mais on dirait que quelqu’un s’acharne contre eux…
Il me jette un regard appuyé. Évidemment. Achille Byron n’a jamais cessé de me chercher depuis ma fuite, un an et demi plus tôt. De ce que je sais, et j’ai appris le plus gros de l’histoire via les journaux, il n’a fallu que trois mois à mon paternel, après mon départ, pour rompre tout accord avec les Quasielle. Il a toujours été dur en affaire, je ne suis pas surpris. Mais il avait sûrement prévu des clauses cachées dans les contrats, et il a fait très mal à l’entreprise de Tom et Griselda. Elle a tellement chuté dans les marchés qu’il l’a ensuite rachetée pour une bouchée de pain.
Il s’est vengé sur eux. Je pourrais dire que je m’en moque, mais ce serait faux. J’imagine leur désespoir, et je m’en veux. C’est à cause de moi, j’ai provoqué leur chute. Pas uniquement à cause de moi, pour être totalement franc, parce qu’ils auraient dû directement refuser d’avoir le moindre échange commercial avec la Maison Byron. La réputation du paternel le précède, et seuls les plus téméraires font affaire avec lui. Tom et Griselda n’étaient pas téméraires. Ils étaient naïfs.
J’essaye de rejeter l’image de Delilah. J’évite de penser à elle, quand je peux, mais cette fois, il est difficile de ne pas compatir. Elle a les poumons fragiles… Elle a toujours eu les poumons fragiles. Elle ne pensait pas qu’elle serait capable de supporter un air d’une qualité moindre que celle du Cinquième, et la voilà ici, elle aussi…
— Ça va ? me demande Lloyd d’une voix inquiète.
— Oui, oui… C’est juste que… Ça me fait de la peine pour eux. Sans moi, ils n’en seraient pas là.
— Ce n’est pas ta…
— Si, c’est ma faute. J’étais en colère contre eux et je les ai entraînés dans tout ça.
— Flo m’a dit qu’elle t’avait trahi, que c’était un coup monté pour que tu te soumettes à ton père.
— Oui, mais j’aurais pu renoncer à mes fiançailles avec elle, à ce moment-là. J’étais en colère et je voulais la punir. J’ai maintenu les fiançailles en sachant pertinemment que j’allais moi aussi la trahir. Je savais que mon père se vengerait sur eux… Je suis une ordure.
Lloyd me tape gentiment dans le dos.
— Tu avais tes raisons d’être en colère…
— Oui, mais… Je ne sais pas si ça méritait de briser leurs vies à tous.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
Flora, enveloppée d’une grande serviette de bain, vient d’apparaître dans la cuisine. Elle fronce les sourcils en nous observant. Lloyd soupire et part se mettre derrière les fourneaux, d’où une odeur de brûlé commence à se dégager.
J’approche Flora, et sans oser croiser son regard, prend une brève inspiration :
— Delilah et sa famille sont au Sixième.
— Oh.
Elle baisse à son tour les yeux, l’air embarrassée.
— Et euh… Tu comptes la voir ?
Je cligne des yeux, stupéfait.
— Bien sûr que non…
— Ah, ouf.
Elle se blottit contre moi et je passe un bras autour de sa taille.
— Il ne faut surtout pas qu’on la croise. Elle n’attendrait pas une demi-seconde avant de nous dénoncer à mon père, Flora… C’est ça, qui m’inquiète.
Je croise son regard. Je déteste ça, mais je vois que mon angoisse l’atteint.
— C’est grand, le Sixième, murmure-t-elle pourtant.
Je dépose un baiser sur ses lèvres.
— C’est grand, mais le risque zéro n’existe pas. Les Quasielle m’ont côtoyé de près, si je les croisais, ils me reconnaîtraient.
— On sera prudents, m’assure-t-elle. Lloyd ? Tu sais de quel côté ils sont ?
— Dans un centre d’accueil de la zone nord, répond l’intéressé. Je surveillerai comment ça évolue.
Un centre d’accueil. Je ne peux m’empêcher de frissonner de dégoût. Ces endroits sont sales, bourrés de maladies, pas du tout sécurisés. J’ai du mal à retenir le sentiment de culpabilité, là aussi. La voix qui dit que c’est ma faute ne cesse d’enfler dans ma tête… Flora me caresse la joue.
— Merci Lloyd. Je veux bien que tu me donnes des nouvelles dès que tu en auras.
— C’est comme ça, Ajax, intervient Flora. Tu n’y peux rien. Tu peux pas juste tout annuler, c’est comme ça. Va te doucher, ça te fera du bien. D’accord ?
Je hoche lentement la tête, et fais mine d’ignorer l’inquiétude dans son regard.
Le soir, quand je m’endors, je ne peux m’empêcher de revoir les traits de Delilah. Sa peau brune, ses longs cheveux. Ses lèvres peintes d’une teinte orangée et ses longs cils. Je serre Flora un peu plus fort contre moi. Je ne peux pas laisser les fantômes du passé venir gâcher ce que j’ai construit ici.
***
Je survis aux jours suivants sans grand enthousiasme. Se lever, travailler, manger. La beauté de ces gestes quotidiens semble m’éluder. Chaque soir, le visage de Delilah s’impose à moi. Flora doit sentir quelque chose, parce qu’elle se mure dans le silence.
Cela fait une semaine que Lloyd nous a appris l’arrivée des Quasielle au Sixième quand il nous révèle de nouvelles informations. Tom a trouvé du travail dans une usine au sud de l’étage. Un léger soulagement m’envahit. J’espère que Griselda et Delilah pourront aussi rapidement trouver quelque chose.
***
La semaine suivante pourtant, je ne parviens toujours pas à empêcher les Quasielle de surgir dans mes pensées. J’essaye de ne rien laisser paraître, pour Flora. Je sais qu’elle est inquiète, et m’a trop longtemps vu fréquenter Delilah pour ne pas avoir de raison suffisante de douter. J’aime Flora. On a basculé dans une relation romantique sans que je n’aie vraiment vu la chose arriver, mais je ne suis pas malheureux. Elle compte pour moi, personne n’en douterait. Je ne ressens peut-être pas la même passion que j’ai ressenti à une époque pour Delilah, mais je doute que je rencontrerai jamais personne pour qui je puisse éprouver ça. C’était un rêve fou, et je croyais être heureux. Aujourd’hui, je le suis réellement. Si on me disait que j’allais faire ma vie avec Flora, je ne trouverais rien à y redire. J’aime Flora. Je sais qu’elle m’aime, je sais qu’elle est sincère. Je sais qu’elle ne me trahirait jamais…
— Marcus, attention !
J’entends le cri, mais je ne redresse pas tout de suite la tête.
— MARCUS !
Une douleur insupportable m’envahit soudainement le bras. Foutu faux nom, ça n’est pas facile d’en changer à l’âge adulte. Je tente de retirer mon bras de la machine qui a happé un pan de ma tenue. Le sang commence à tacher ma manche et une peur glaciale se répand en moi.
— COUPEZ TOUT !
Je tire sur ma manche le plus fort possible, je sens ma peau s’arracher de mon bras et pousse un hurlement alors que trois gars tirent sur ma tenue… puis tout s’arrête.
Pantelant, je vois mon bras retomber le long de mon corps.
— Attention, doucement…
Un homme que je ne connais pas est arrivé en courant et il soulève mon bras ensanglanté pour l’observer de plus près. Je tremble de tous mes membres – ceux intacts.
— Il faut l’envoyer à l’hôpital.
J’ouvre de grands yeux. Aïe, ça va que j’ai quelques économies de côté.
Je n’ai pas le temps de réfléchir davantage, que tout se brouille. Je perds beaucoup de sang. Flora n’est pas là et j’ai peur. Je la cherche dans la foule qui s’est regroupée autour de moi. On me pose sur un brancard. Personne ne va la prévenir ?
— Flora…
J’ai la tête qui tourne. Je la cherche. Où est-elle ?
— Flora… !
Ma voix est rauque. Je sens que le brancard bouge, on me porte vers la sortie de l’usine. J’ai besoin d’elle à mes côtés.
— Flora !
Les larmes roulent sur mes joues.
— Marcus !
C’est la voix de Flora. Je redresse la tête et aperçois son visage effrayé.
— Flora…
Elle écarquille les yeux. Tout autour, la foule l’observe.
— Il hallucine ou quoi ?
— Il perd pas mal de sang, c’est possible…
Soudain, je comprends.
Lola. Pas Flora.
Merde.
Et bien un an et demi! Je leur donnait moins ahahahah!
TELLEMENT DE CHOSES À DIRE!
Déjà, c'était certain que cela allait basculer dans le romantique, Flora elle m'avait tout l'air d'avoir un petit crush sur lui eheheh! Cela me fait tout de même de la peine -d'ailleurs tout le démarrage- car il est heureux, et on se doute bien que cela va s'achever... ce qui ne manque pas d'arriver. J'ai de la peine pour Delilah et sa famille, et pour le coup je ne l'ai pas vraiment vu venir, mais de manière rétrospective c'est assez évident. Il l'a aimé un jour, donc évidemment Achille Byron va se venger sur eux, dans l'espoir d'atteindre son fils.
Ce qui ne manque pas de se produire d'ailleurs. Quand il s'est mis à appeler Flora... bon, soit ils ont le temps de fuir, soit ils sont morts.
Et oui c'est triste pour Delilah et sa famille et Ajax culpabilise parce qu'au fond c'est sa faute... Probablement ce qu'espérait Achille Byron en faisant chuter les Quasielle ainsi !