Pause déjeuner

Notes de l’auteur : TW : violences, sang, meurtre

Laissez-moi vous raconter comment je suis devenue la nouvelle reine du polar. Tout a commencé lors d'une pause déjeuner quand j'étais secrétaire dans un cabinet d'avocat.

 

Comme tous les midis, je profitais de ma pause déjeuner pour lire. Depuis que j’avais accepté ce travail, à une heure de chez moi, je n’avais plus que ce moment-là pour moi. Commençant tous les matins à 8 heures et terminant ma journée à 18 heures, il ne me restait plus guère de temps pour avoir une vie sociale. Moi qui adorais lire et enchaînais les histoires, je désespérais de ne plus pouvoir le faire, j’étais trop crevée le soir et pas le temps le week-end où il fallait rattraper la gestion du quotidien : lessives, ménage, cuisine pour avoir à manger la semaine, paperasse… Puisque j’avais une longue pause à midi, j’avais décidé de profiter de ce moment pour continuer à assouvir ma passion. Dévorer des romans, plonger dans une histoire, me mettre à la place des personnages me permettait de m’évader.

 

Ce boulot me pesait de plus en plus. Pourtant, ça avait bien commencé. Quatre ans auparavant, après une reconversion professionnelle, j’avais trouvé ce poste en CDI dans un cabinet d’avocat. Au début, j’étais ravie. J’avais l’impression d’aider les gens, de leur apporter un peu de réconfort. Je n’étais que secrétaire mais j’étais la première personne que les clients voyaient, celle à qui ils expliquaient les malheurs qui les poussaient à consulter un avocat. Comme cette dame qui divorçait de son mari infidèle et que ses enfants, pourtant quasi adultes, ne voulaient plus voir, lui reprochant la séparation. Ou ce jeune homme, orphelin, qui avait erré de foyer en foyer depuis son enfance et se retrouvait à 20 ans, complètement désemparé face à une société semblable à une matrice implacable. Je me sentais utile. Tout allait donc bien et malgré les trajets, j’adorais mon job. Enfin, au début. Petit à petit, l’ambiance s’était dégradée jusqu’à devenir franchement insupportable. Je découvrais une nouvelle facette de l’avocat pour qui je travaillais. Il méprisait les gens, passait son temps à râler, les traiter d’incapables, voire de stupides. Il ne supportait pas ma bienveillance et mon empathie, m’en demandait toujours plus, en toujours moins en moins de temps. Les dossiers s’accumulaient sur mon bureau et les reproches également. Tandis que lui passait des heures enfermé dans son bureau à jouer au solitaire sur son ordinateur et que les mégots s'empilaient dans la boite à cigares métallique servant de cendrier.

 

Un jour, alors que j’étais malade, qu’un mal de gorge me faisait tousser à m’en sortir les boyaux, j’étais quand même venue travailler n’ayant pas voulu prendre encore plus de retard dans les dossiers. Tant bien que mal j’essayais d’accomplir mes missions : répondre au téléphone était une véritable torture et je devais parfois m’interrompre au milieu d’une phrase. Les clients étaient plutôt compréhensifs voire empathiques, une charmante vieille dame m’a même dit que j’étais bien courageuse d’être venue au bureau, qu’elle même serait restée tranquillement chez elle sous la couette. C’est sûr que j’aurais préféré ! Mais ce n’était pas l’avis de mon patron. Après une énième quinte de toux, je le vis surgir devant moi, poser les deux mains à plat sur mon bureau et l’entendre me dire : « Ça ne peut plus durer ! Il faut faire quelque chose ! ». J’étais tellement interloquée que je ne sus pas quoi répondre. Je le vis repartir aussi sec dans son bureau, en claquant la porte pour ne plus m’entendre. Ma pause-déjeuner était donc devenue extrêmement sacrée.

 

Ce jour-là, je crus que ma pause n’arriverait jamais. La matinée avait été particulièrement éprouvante. Une nouvelle pile de dossiers « urgents » m’attendait à mon arrivée, accompagnée d’un petit mot doux de mon chef m’enjoignant de les traiter dans la journée et me reprochant de n’avoir toujours pas fini ceux déposés hier. Marie-Chantal, mon adorable collègue était venue larmoyer à son bureau. Ah celle-là ! Je me demandais bien comment elle avait pu obtenir son poste. Elle se noyait dans un verre d’eau et était franchement incompétente. Je n'avais jamais vu une telle cruche ! Pour sûr, les dossiers ne risquaient pas de s'empiler sur son bureau. son chef, avocat associé du mien mais dans une autre spécialité, ne l'employait que parce que ça faisait toujours bien de dire qu'on avait une secrétaire. Il pouvait dire à ses clients : « contactez ma secrétaire » ou « ma secrétaire vous appellera pour confirmer ». En réalité, elle n’avait pas grand-chose à faire, à part noter les rendez-vous dans l’agenda et répondre au téléphone. De temps en temps, une lettre à un client ou à un confrère. Dans ces cas-là, la plupart du temps, elle m’appelait à l’aide et au final, c’était moi qui réécrivait la lettre ! Heureusement pour elle, l’avocat pour qui elle travaillait, n’était pas très regardant. Elle pouvait effectivement passer de longues heures à se faire les ongles et feuilleter des magazines people. Sans oublier son rendez-vous hebdomadaire chez le coiffeur. Tous les mercredis, qu'il pleuve ou qu'il neige, elle quittait le bureau à midi tapantes pour se rendre « Chez Fred, le salon qui décoiffe ! ». A son retour, j'avais droit à tous les commérages. Peu importait que je m'en fiche et que j'aie du travail (des assignations à taper, des requêtes à préparer, des appels à passer, des courriels à faire partir, des jugements à photocopier, des documents à lister, à dégrafer, scanner et ragrafer...), Marie-Chantal se faisait un honneur de tout me raconter. Ainsi, j'étais parfaitement au courant du projet de déménagement du cinéma qui divisait la ville ou de celui de la réfection de la place devant l'église principale qui opposait écologistes qui souhaitaient la suppression du parking et commerçants qui avaient peur de perdre leur clientèle. Sans habiter la ville, je crois que j'étais plus au courant de ce qui s'y passait que la plupart de ses résidents.

 

J’avais donc hâte de prendre ma pause déjeuner et de retrouver mon livre du moment, un fabuleux polar nordique, très tortueux, comme je les aimais. Midi arriva enfin et j’avalais vite fait mon déjeuner afin d’attraper mon bouquin et me plonger dedans. L’histoire était extrêmement prenante et j’étais tellement absorbée que je ne vis pas le temps passer. Soudain, mon patron surgit dans la cuisine en m’invectivant :

- Qu’est ce que vous faites encore là ?! Les clients attendent ! Je ne vous paie pas pour lire ! Ça fait 10 minutes que vous devriez être à votre bureau ! Vous ne croyez quand même pas que je vais répondre au téléphone ! Posez ce bouquin et reprenez le travail immédiatement, si vous ne voulez pas être virée !

 

Abasourdie, je ne sus que répondre. J'avais encore du mal à revenir à la réalité et tenais le livre serré entre mes mains. Mon absence de réaction l’énerva encore plus et il s’approcha, menaçant, prêt à saisir mon livre pour me l’arracher des mains.

 

Sans réfléchir, je saisis le couteau posé à côté de mon assiette sur la table et le lui enfonçai en plein cœur. Surpris, il tituba puis s’écroula sur le sol, sans même un râle, inerte. Sans plus m’étonner de la violence de ma réaction, je me rassis et repris ma lecture. J’approchais de la fin et voulais absolument connaître le dénouement. Juste au moment où je tournais la dernière page, Marie-Chantal fit irruption dans la pièce et poussa un hurlement digne des plus grandes comédiennes de série B. À sa décharge, en tirant le rideau qui faisait office de porte, elle tomba nez à nez avec le corps du patron gisant dans une mare de sang. Il est vrai que même une personne moins niaise que Marie-Chantal aurait sans doute été surprise. Toujours impassible, je rangeai ma vaisselle et mon livre et retournai à mon bureau. Je n’avais pas conscience d’avoir commis un crime. Après tout ce vieux porc l’avait bien cherché. Quand je pensais à toutes ses remarques blessantes, ses blagues tendancieuses, son regard salace dès qu’il croisait une jolie femme. Quand la police arriva, prévenue par Marie-Chantal qui avait recouvré ses esprits, je terminais de taper une procédure. Surpris par mon calme, ils me demandèrent de les suivre.

 

- Réveille-toi ! Allez ouvre les yeux, tu vas te faire tuer si le chef te voit !

- Hein ? Quoi ? Qu’est ce qui se passe ?

 

La voix de Marie-Chantal me ramena à la réalité et je réalisai que je m’étais endormi et que tout ceci n’était qu’un rêve. Rassurée de voir que je n’avais tué personne, je repris mes esprits et remerciais Marie-Chantal. Pour une fois, elle m’avait été utile ! Le rêve me fit prendre conscience que non seulement ce job m’ennuyait mais me gâchait la vie. Je décidai de démissionner et de réaliser enfin mon rêve : écrire. Depuis toute petite, je rêvais d’écrire. Sous les yeux ébahis de Marie-Chantal, je me levai, rassemblai mes affaires et me dirigeai vers la sortie. La question de Marie-Chantal me demandant si j'allais bien, si j'étais malade, demeura sans réponse. En bas de l'immeuble, je repris mon souffle. Pour la première fois depuis longtemps, je me sentais enfin libre.

 

Quelques mois plus tard, j'écrivais le point final de mon premier roman. Un polar évidemment, qui se déroulait, comme vous le savez, dans le milieu juridique. L'année suivante, il était sur les tables de toutes les librairies et j'avais droit à des critiques élogieuses dans les magazines spécialisés. A présent, je suis reconnue pour mes talents d’écriture et ma maîtrise du suspense. Je suis devenue la nouvelle reine du polar.

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mehdib
Posté le 18/12/2023
Un récit bien sympa ! Est-ce que je suis le seul à avoir l'impression que le personnage principal, en se dévoilant, a un peu un effet miroir avec le patron, ou c'est fait exprès ?
AurélieC
Posté le 23/07/2023
De tous tes textes, c'est vers celui-là que je me suis tournée en premier, car les "tags" me donnaient bien envie héhé. Et je n'ai pas été déçue ! J'aime bien ce côté "goutte d'eau qui fait déborder le vase", même si ce n'est qu'un fantasme. Par contre, j'aurai insisté sur l'horreur de son patron, tu pourrais carrément rajouter une scène où on voit que c'est une ordure, comme ça on comprendrait mieux qu'elle finisse par craquer.
B.Cielluna
Posté le 10/10/2023
Merci pour ton retour ! J'avais surtout écrit cette nouvelle pour me défouler après une expérience professionnelle et je ne l'ai pas vraiment retravaillée et elle pourrait probablement être améliorée. Je suis contente que tu aies aimé malgré tout !
Mentheàleau
Posté le 20/07/2023
C'est bien mené, j'ai ris devant cette scène du patron des pires cauchemars poignardé avec flegme. C'est vrai que beaucoup de gens vivent des situations de maltraitance au travail avant de réaliser qu'ils passent à coté de leurs rêves. Les mots sont habilement trouvés pour décrire les petites brutes du quotidien.
B.Cielluna
Posté le 10/10/2023
Merci pour ton retour ! Je suis bien contente de t'avoir fait rire. J'avais envie de m'amuser avec cette histoire ;)
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