Peine perdue (nouvelle)

Notes de l’auteur : En plus de sa langue maternelle (l'ondéen), le protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le silencien (équivalent de la langue des signes française dans cet univers). Afin de les différencier, les conversations en silencien sont retranscrites en italiques.

Cette nouvelle comporte des scènes susceptibles de choquer. Nous avons tenté d’en repérer les principales thématiques sensibles ci-dessous. Attention : la liste suivante peut bien entendu divulguer certaines surprises contenues dans l'intrigue.

Thèmes sensibles : allusions sexuelles, cadavres, fluides corporels (allusions), gros mots (insultes genrées), gore (descriptions de blessures), grossophobie (internalisée), harcèlement au travail, meurtre (mentions), mort (mentions), sang, sexe consenti, torture (crucifixion), strangulation, viol (mentions), violences physiques et psychologiques.

Chaque jour de semaine, en partant au travail, Verus Prétextat accomplissait son chemin de croix. D’ailleurs, c’était le nom de l’artère qui menait au Sénat : l’Allée des Crucifiés. Sitôt que le carrosse arrivait en vue du bâtiment, Verus en descendait puis faisait le reste du chemin à pied… Son médecin lui avait recommandé cet exercice quotidien. La consigne n’avait en rien diminué son embonpoint, mais il s’y astreignait quand même… par habitude, ou par entêtement. Vouté sur sa canne d’ébène, il crapahutait. Trois cent toises le séparaient de son bureau en ligne droite. L’essoufflement le forçait régulièrement à cracher ses poumons. À chaque pause, il épongeait son front d’un mouchoir en dentelle… Que pensaient les passants de ce cachalot en grande tenue qui se traînait péniblement, presque ventre à terre, et suait tout ce qu’il pouvait sur les pavés ? Verus n’en savait rien : les braves citoyens d’Arapède changeaient de trottoir dès qu’il arrivait à leur portée. On le craignait tant, en ville, qu’il s’y déplaçait le plus souvent sans gardes du corps.

De toute manière, l’endroit n’encourageait guère la conversation : juste au-dessus de Verus, les détenus de droit commun subissaient un tout autre genre de calvaire. C’était ici, toutes les dix toises, qu’Arapède exposait ses condamnés à mort : sur deux rangées de pylônes dédiés, qui servaient aussi de candélabres pour l’éclairage public, une centaine de prisonniers souffraient. L’agonie, en fonction de la résistance à la soif et au soleil, durait plus ou moins longtemps… Certains poussaient encore quelques râles ; mais seule l’odeur permettait de distinguer avec certitude les morts des vivants. Une curiosité touristique du meilleur goût, qui rappelait à chacun ce qu’on risquait à braver la Loi de la Cité. Verus Prétextat connaissait tous ces pauvres bougres, maintenant : c’étaient devenus ses compagnons de trajet. S’il avait eu moins de chance, durant sa jeunesse de coupe-jarret, il les aurait probablement rejoints au perchoir.

En dessous de chaque lanterne, un écriteau lapidaire annonçait leur nécrologie : « Marius Papinius, 52 ans – dettes non-payées », « Proserpina Gegania, 39 ans – recel de viande séchée au marché noir », « Lucius Bruttius, 11 ans – vol d’un sac de farine ».

Il y avait là aussi, bien sûr, quelques tueurs et violeurs… mais certains noms s’inscrivaient plus profondément dans la mémoire que d’autres. Verus ne levait jamais les yeux vers leurs visages, mais il entendait çà et là le vrombissement des mouches, les implorations déchirantes de quelques nouveaux-venus. Ce jour-là non plus, il ne s’arrêta pas pour leur tendre une gourde, ni leur parler… C’était un crime sévèrement puni ; les sénateurs n’échappaient pas à la règle.

Au terme de son insoutenable promenade de santé, il atteignit l’esplanade où se garaient d’autres diligences : l’Avenue du Sénat. On ne pouvait pas le rater : avec ses arcades dignes d’un aqueduc, ses murs plus épais que des murailles, c’était l’un des plus grands bâtiments au monde… Car Arapède, la « plus grande démocratie du monde », s’enorgueillissait d’y accueillir mille et un députés. Dans le jargon des hommes politiques, on le surnommait d’ailleurs le « Colisée » : c’était là qu’ils faisaient suer leurs méninges, dans de spectaculaires affrontements.

Quelques sénateurs, d’ailleurs, descendaient déjà de leur chaise à porteur pour la séance de midi : Verus n’était pas le seul à arriver en avance, aujourd’hui. Le vote qui s’annonçait ferait date dans l’Histoire : il fallait revêtir ses meilleurs effets, ne rien laisser au hasard… De nombreuses discussions se tiendraient à huis clos avant le décompte final des voix.

Exténué, Verus Prétextat salua les hallebardiers qui gardaient l’entrée monumentale ; ceux-ci ne vérifiaient jamais son identité. À soixante-deux ans, il pataugeait dans la moyenne d’âge des sénateurs ; pourtant, ses vingt ans d’expérience au poste faisaient de lui une sorte de doyen. Tout le monde le connaissait, et il connaissait tout le monde.

D’ailleurs, un importun le sollicitait déjà : Rufus Curio. C’était un des rares trentenaires de la maison. Ses cheveux d’or bouclés, ses fossettes adorables et sa démarche aérienne rappelaient douloureusement à Verus l’athlète fringuant qu’il avait été. Curio avait déjà enfilé la toge réglementaire sur son brocard. Avec sa mine d’angelot, on l’aurait plutôt vu représenter la prestigieuse corporation des barbiers, voire des danseurs… Malheureusement pour lui, il appartenait à une hanse beaucoup plus pauvre : celle des balayeurs. Deux ans plus tôt, il avait ciré les parquets du Sénat ; aujourd’hui, il les rayait de ses jolies dents… Néanmoins Curio, sitôt que les membres-électeurs de sa guilde l’auraient désavoué, achèverait son mandat et retournerait récurer les latrines d’Arapède avec ses anciens confrères.

« Monsieur Prétextat, l’accueillit-il de sa voix la plus enjôleuse. Me consentirez-vous le plaisir de vous accompagner jusqu’à votre bureau ?

— Mais bien volontiers. Vous êtes une crème, Monsieur Curio. »

Verus n’avait jamais pu encadrer ce lèche-boules, mais l’appui d’un bras secourable ne se refusait point. Sa « loge », comme il aimait à la désigner, se trouvait à l’autre bout du Colisée… et l’amour-propre, en politique, ne servait jamais à grand-chose.

« C’est un grand jour, minauda Curio à son bras. Vous devez être fier.

— Soulagé qu’on en finisse, plutôt… Un an d’amendements et de débats ! J’en ai ma claque.

— Vous et votre inénarrable timidité, fit mine de s’esclaffer Curio. Allons, à moi, vous pouvez le dire ! C’est votre consécration. Nous nous apprêtons tout de même à voter la Loi Prétextat…

— Je vous ai dit mille fois de ne pas l’appeler ainsi, s’énerva l’intéressé.

— Comme vous voudrez. Mais reconnaissez que “Motion B-76”, c’est un slogan moins vendeur. Il faut vivre avec son temps… Tous les sénateurs récemment élus ne vous apprécient pas autant que moi. »

Les yeux de Verus roulèrent dans leurs orbites. Ce petit con se croyait subtil, avec sa foutue clique de jeunes premiers…  Pour ce qu’on leur avait lâché en termes de soutiens financiers et d’appuis dans l’opinion, ces arrivistes avaient intérêt à montrer la reconnaissance du ventre ! Verus s’efforça de garder à l’esprit les quarante voix puériles que ce fayot lui assurait. Un groupe parlementaire mineur, certes, mais qui lui serait indispensable ce midi. Parvenu au seuil du bureau, Curio continua à pépier ses banalités serviles pendant une éternité.

« À tout à l’heure dans l’hémicycle », finit par le couper Verus qui, en claquant la porte, faillit également lui hacher les doigts.

Ensuite il s’écroula dans son large fauteuil rembourré. Cette pièce, malgré sa semi-obscurité, n’avait rien de calme : son attaché parlementaire, papillon frénétique, s’y affairait déjà en tous sens. À en croire les tasses empilées et la paperasse qui recouvrait la moitié de la pièce, Petrus Auspex avait passé une nuit blanche. Verus n’eut pas le temps de saluer son poulain que celui-ci lui balançait déjà une liasse de rapports : et que l’ambassadeur de Pluvède demandait ceci, et que la Cour des Comptes exigeait cela, et gnagnagna… Quelle plaie ! Toute la cité-état d’Arapède ne parlait plus que de la Motion B-76. Petrus signait des mains à toute berzingue ; Verus n’arrivait plus à en placer une. Comme il sentait poindre dans son crâne la migraine, il finit par rappeler à l’ordre son assistant d’une brusque gesticulation :

« Tout ce qui n’implique pas directement un sénateur votant doit attendre, vu ? »

Pour vider son bureau quelques minutes, Verus sortit alors quelques écus de son aumônière puis formula, avec un visage plus doux :

« Va plutôt soudoyer quelques chroniqueurs mondains… Rappelle-leur de s’en tenir au programme… Je ne veux aucun coup d’éclat, Petrus, aucune surprise… »

Enfin seul dans sa loge, il poussa une longue expiration. Vingt ans plus tôt, cette pièce luxueuse l’avait mis mal à l’aise : ses boiseries, ses marbreries contrastaient avec le taudis où il avait grandi. Aujourd’hui, les meubles d’ébène doré s’étaient imprégnés de son odeur… Avec ses parchemins froissés, ses dossiers remplis à ras bord, le désordre industrieux de cet antre trahissait celui de sa vie.

Verus ignorait tout de la pauvresse désœuvrée qui l’avait exposé dans les bas-fonds, soixante-deux ans plus tôt : la famille qui l’avait récupéré, beuglant dans ses langes, n’avait jamais eu d’autre ambition que de le faire trimer dès son plus jeune âge à l’orpaillage, dans les égouts d’Arapède… pour lui confisquer son salaire. Dès l’âge de huit ans, il avait donc fui ses tuteurs sans regret : les rues d’Arapède, sales et remplies de mendigots, s’étaient révélées hospitalières en comparaison. Par chance, il était tombé dans le giron d’une bande correcte : la Goupillière. Comme il avait appris très tôt à éviter les coups de ses parents adoptifs, à se faire discret pour ne pas subir leurs accès de colère, Verus s’était découvert des capacités pour la rapine. Et puisqu’il évaluait bien les risques, on lui avait demandé de diriger d’autres voleurs. Ainsi, il avait grimpé les échelons au sein de la Goupillière sans réel rival : ses petits camarades, moins vifs et moins malins, s’étaient rapidement retrouvés en haut de l’Allée des Crucifiés. À seize ans, on lui avait proposé des tâches plus dangereuses : il avait tabassé, mutilé, tué. Son écot avait augmenté en proportion. S’il n’avait pas été dénoncé par ses pairs, lors d’une malencontreuse descente de police, il aurait joui, actuellement, d’une confortable retraite d’assassin… Dans une villa, sous un pseudonyme, il aurait fondé une petite famille et profité de son argent blanchi. Néanmoins, la Cité, par le hasard d’un tirage au sort réglementaire, l’avait désigné parmi des milliers de prisonniers et sommé de faire un choix : la députation, ou la peine capitale.

Au terme de sa micro-sieste, Verus sentit disparaître de son front la barre de plomb qui l’avait fait tant souffrir. Il se dirigea alors vers l’armoire à glace, enfila sur son costume la toque en fourrure et la toge traditionnelle qu’on avait repassée pour lui… Contrairement aux étoles immaculées des autres sénateurs, celle-là était d’un noir de suie. Il occupait en effet une position unique au sein du Colisée : à lui revenait la lourde charge de représenter les détenus qui trimaient au bagne… mais aussi, de manière plus officieuse, les criminels qui agissaient encore dans l’ombre, à l’insu des autorités. Les Arapédois, pragmatiques, savaient qu’un pays ne pouvait se débarrasser complètement du crime. Plutôt que de nier son existence ou d’entamer une vaine croisade d’éradication, ils avaient créé, en sus des mille autres corporations, le poste de sénateur-au-mal. Celui-ci était accordé en échange d’une remise de peine. Après tout, chaque sénateur défendait une guilde : aubergistes, bouchoteurs, crédenciers… Puisque certains hommes faisaient carrière dans le crime, eux aussi avaient voix au Sénat d’Arapède. L’alternative aurait été de laisser la pègre aux immigrants, aux anarchistes ! Si la racaille ne respectait pas la Loi, elle pouvait néanmoins rester fidèle à la Nation. Ainsi, au fil des siècles, les sénateurs-au-mal successifs avaient servi d’entremetteurs entre les politiciens et les syndicats de truands… Les premiers fermaient les yeux sur certains règlements de compte ou trafics, tandis que les seconds dénonçaient à la justice les espions étrangers ou les agitateurs révolutionnaires. Une alliance rocambolesque ; pourtant, après vingt ans d’équilibrisme sur cette corde raide, Verus osait croire qu’il tenait fermement sa perche.

Trois coups secs le tirèrent de sa nostalgie ; il tourna sa tête vers la porte.

« Monsieur le sénateur, signa Petrus Auspex dont le torse apparaissait dans l’interstice. Vous êtes bientôt prêt ? La collation du Parti Concordiste…

— Ah, soupira Verus avant de s’animer à son tour. Merci, je n’avais pas vu passer l’heure. »

Heureusement qu’il s’était habillé ! Il avait dû s’y reprendre plusieurs fois pour nouer sa toge correctement… Depuis sa prise de poids, c’était devenu un casse-tête géométrique. D’une grimace, Verus Prétextat se pinça sa bedaine. Il cherchait la trace d’un os ou d’un organe sous cette masse de chair. Avec son crâne dégarni, ses traits pâteux, le reflet dans l’armoire à glace lui renvoyait une triste image. Si on lui avait prédit, dans sa sportive et délinquante jeunesse, qu’il grossirait autant, jamais il ne l’aurait cru. Jusqu’à ses quarante balais, il avait sauté de toit en toit pour semer la maréchaussée… Son médecin lui affirmait, pour le réconforter, qu’il souffrait sans doute d’une tare héréditaire. Or Verus supputait que son obésité avait une autre origine : son mandat. Sitôt qu’il avait pris ses fonctions de sénateur-au-mal, il s’était mis à enfler lentement mais sûrement, comme un ballon… Les Dieux, d’une manière ou d’une autre, l’avaient jugé pour ses compromissions d’une cruelle manière.

La mort dans l’âme, il escalada de sa canne argentée les escaliers qui le menaient à la Chambre d’Onyx. À l’arrière, Petrus, toujours fébrile, accordait de mauvaise grâce son pas au rythme d’escargot cacochyme que lui imposait son maître. En chemin, un gratte-papier de la Gazette d’Arapède les alpagua :

« Prétextat ! Un mot sur la récente introduction du papier-toilette dans les latrines de l’assemblée ? »

Armé d’une plume d’aigle et d’une écritoire en bandoulière, Longinus Félix attendait une réponse… une bribe. La corporation des postiers, qu’il représentait, lui avait permis par tradition de décrocher le rôle de rapporteur du Sénat. Rapporteur à quatre chandelles, puisque ce grand échalas aux oreilles proéminentes exerçait aussi le rôle de journaliste. Ces dernières années, la presse avait monté en puissance au sein de sa guilde… au point que Félix avait tenté de faire sécession en fondant sa propre hanse. Verus, grâce aux votes de ses alliés concordistes, avait tué dans l’œuf ce projet : il avait déjà trop de guignols à gérer pour en supporter un mille-deuxième. Depuis, Longinus Félix le haïssait. Pour qu’il l’interrogeât sur un sujet aussi futile, Petrus avait donc dû faire un excellent travail. Ce dernier rendit à son patron un petit sourire satisfait. Pour la peine, Verus concéda à l’échotier une petite phrase accrocheuse :

« L’hygiène, notre meilleur export ! Il est normal que le Sénat encourage sa diffusion… Étonnant que votre journal ne se soit pas déjà amouraché de cette invention, d’ailleurs. Étaler des immondices sur une feuille, c’est pourtant votre rayon !

— Fascinant, prétendit rigoler Félix dont les esgourdes rougissaient à vue d’œil. Cette nouvelle technologie… L’utilisez-vous dans votre vie personnelle ?

— Bonne journée, Monsieur. »

Verus et Petrus repartirent.

En plus des bureaux sénatoriaux et de l’immense coupole de l’assemblée, le Colisée abritait quantités de salons de réception, d’amphithéâtres, d’alcôves : les différents groupes parlementaires se les disputaient au gré d’une guerre de territoire. La Chambre d’Onyx, qui comptait parmi les salles les plus prestigieuses, pouvait accueillir deux cent individus bien tassés. Or Verus découvrit avec stupéfaction, ce jour-là, une salle presque vide…

Sur l’immense rangée de sièges tapissés de soie, une femme en toge s’était assise. Il la reconnut aussitôt : il n’y en avait que deux d’autorisées à siéger au sénat… Car il fallait représenter d’une manière ou d’une autre la renommée corporation des nourrices, de même que celle des courtisanes, non moins influente. Cette disposition reproduisait fidèlement l’image binaire que les Arapédois se faisaient de la gent féminine.

« Bien le bonjour, lança Verus à sa consœur sénatrice. Vous au moins, Hilarion, vous êtes ponctuelle ! Ces messieurs du Parti Concordiste bayent encore aux corneilles…

— Ils ne viendront pas à la réunion, lui lâcha-t-elle d’un faible ruisseau de voix.

— Qu’est-ce que vous dites ? C’est impossible ! »

Verus avait toujours éprouvé des difficultés à la prendre au sérieux. C’était plus fort que lui : Domitia Hilarion n’avait pas le physique de sa guilde. Ancienne instructrice d’éducation physique, elle n’avait jamais donné le sein, ni même enfanté… si bien qu’elle avait conservé, à quarante ans passés, une taille de guêpe. Pour se faire élire, néanmoins, elle avait dû adhérer à une des deux hanses féminines. Tétanisé, Verus sonda son regard embué : non, elle ne plaisantait pas. Après avoir étouffé un juron, il posa une question dont il redoutait déjà la réponse :

« Ils vous ont prévenue ?

— Une de mes collègues garde l’aînée d’Hadrien Nabor… Elle m’a rapporté des bruits de couloir inquiétants. Mais j’ai refusé d’y croire… Une grande réunion s’est déroulée dans l’hôtel particulier des Nabor, hier soir. J’ai bien essayé de les contacter… en vain.

— Ils s’opposeront à la Motion 76-B ? Vous en êtes certaine ?

— Non, ils vont voter blanc par “devoir de réserve morale.” Mais c’est tout comme. On n’aura jamais la majorité, sans eux. C’est fini. »

Avec ces poules mouillées, près de cent-cinquante voix venaient de s’envoler… voire davantage, car leur trahison inciterait, par ricochet, d’autres sénateurs à se débiner. Les phalanges de Verus broyaient le pommeau ouvragé sur sa canne. S’il ne faisait pas attention, elle allait éclater ! Gros, il n’en était pas moins fort. Ses narines de taureau refluèrent d’une expiration sonore. Petrus, à ses côtés, lui jetait un regard inquiet. Il avait de quoi.

Le Parti Concordiste pouvait bien envoyer sur les roses Domitia Hilarion… Lui, Verus Prétextat, on l’écouterait.

« Convoque-moi Nabor, ordonna-t-il en silence à son assistant. Dans mon bureau. Immédiatement.

— Le chef de l’opposition n’a pas à…

— On s’en fiche, l’arrêta Verus d’un sec tourniquet de la main. Tu emploieras très exactement ce terme. “Convoquer”, c’est clair ? Pendant ce temps, moi… j’irai chercher la Sceau. »

Malgré son ignorance de la langue des signes, Hilarion comprit que Verus passait à l’action. Tout en se levant, elle s’affola :

« La colère est mauvaise conseillère. Peut-être faudrait-il… Temporiser, essayer de cadrer ce qu’en dira la presse…

— C’est exactement ce que vous allez faire, lui répliqua Verus. Restez là pour tenir le fort, d’accord ? Si ces fichus journaleux demandent ce qui se passe, dites-leur que les Concordistes ont un imprévu à régler… Qu’ils arriveront en retard. N’annulez rien, niez tout. Je vais vous le ramener par la peau du cul, moi, le Parti Concordiste ! Vous allez voir. »

Sans attendre sa réponse, Verus fit volteface.

Une énergie furibonde venait de le réveiller. Cette fois-ci, Petrus dut courir après lui…

Ils se séparèrent rapidement : quelques galeries plus loin, Verus débarquait dans le bureau de Cômilde Sceau. L’autre sénatrice, la mère-maquerelle qui officiait à l’autre bout de l’assemblée… Sa guilde et celle des nourrices, de peur d’offenser les bonnes mœurs, ne se côtoyaient jamais. Ce qui n’empêchait pas l’ancienne catin et Domitia Hilarion, axes opposés du pouvoir féminin, d’ourdir divers complots par l’intermédiaire de Verus. Ainsi il pouvait compter sur l’autre moitié des habitants d’Arapède, celle qui n’avait droit qu’à deux corporations, deux élues… mais qui en influençait bien d’autres, à sa manière. Ce monde-là, ses confrères le négligeaient souvent à leurs dépens.

Avec la vieillesse, néanmoins, la belle gueule de Verus avait fondu comme une pièce montée au soleil : son charme n’opérait plus sur les rombières. Lorsqu’il annonça son lamentable échec, Cômilde Sceau l’assaillit d’injures :

« Bon à rien ! Tête d’nœud ! Sac à merd’ ! »

Verus, sa toque sénatoriale entre les mains, attendait sans broncher la fin de l’orage. À soixante-dix ans passés, la vieille Sceau ne cherchait plus à séduire quiconque. C’était une créature boutonneuse et bossue d’arthrite, plus chauve que la plupart de ses homologues masculins. Une énergie étonnante se dégageait pourtant de ses membres tatoués. Aux dires de Plinius Nabor, elle avait contracté tant de maladies vénériennes que la Faucheuse, en reniflant son odeur, s’était carapatée. Comme il s’agissait d’une métèque, on la disait aussi sorcière. Quelques décennies auparavant, ses yeux en amande et ses longs cheveux d’ébène avaient fait vibrer bien des cœurs… La mystérieuse créature, à la suite d’une ribambelle de mariages plus riches et scandaleux les uns que les autres, avait fini par extorquer au pouvoir sa citoyenneté, gravir les marches du pouvoir. Malgré ses efforts, Verus ne l’avait jamais effrayée. Elle lui baragouinait des mots meurtriers, avec un accent pluve tout aussi coupant :

« Vous d’v’nez sénil’, Prét’xtat ? C’mment ‘vez-vous pu laisser passer ça ?

— Un coup fourré pareil, ça ne peut émaner que de l’éminence grise du parti, supposa-t-il d’un ton contrit. Nabor a besoin d’un nouveau hochet, on dirait. Je l’ai peut-être… un peu négligé ?

— N’jamais montrer s’lune ‘vant qu’l’client ait payé, rouspéta Cômilde Sceau. J’croyais p’rtent v’l’avoir appris ! »

L’antique mégère, pour grossir le trait, se saisit d’un vase en émail aquarellé et le jeta au mur. Le récipient s’explosa contre la tête d’un chiot sur le papier-peint ; roses et débris retombèrent sur le plancher ciré, dans une trace aqueuse. Cômilde Sceau adorait les petites choses délicates : son repaire ressemblait davantage à une coquette mercerie qu’à l’antre d’un respectable sénateur ou d’une mondaine. Toutes ces babioles mettaient Verus mal à l’aise ; il craignait, dans un faux mouvement, de faire tomber d’une étagère quelque chose d’hors de prix et de mièvre.

Cette femme était bien la seule personne, ici, à oser l’affronter directement : le milieu de la prostitution, malgré sa légalité, avait toujours conservé quelques liens avec le crime organisé qui appréciait sa discrétion… La Sceau avait donc ses propres entrées chez les parrains de la pègre, suffisamment pour tenir la dragée haute à leur représentant désigné.

« Vous m’en voudrez plus tard, soupira Verus qui réenfilait sa toque. Essayons déjà de sauver les meubles, Madame Sceau… J’ai une idée.

— B’sser vot’ froc face à Plin’ Nabor et penser très fort à Arapède ? V’l’avez déjà essayé, c’plan ! S’est ‘crasé au sol.

— Il y a toujours un scénario alternatif, l’amadoua-t-il. Vous me prenez pour qui ? J’ai déjà réfléchi à une autre solution.

— Laquelle ?

— Si je te le disais, Cômilde… je devrais te tuer. »

La maquerelle avala sa salive tandis qu’elle digérait cette menace, ce tutoiement soudain et retrouvé. Le courant d’air qui traversait la pièce s’était déplacé, tout d’un coup. Ils avaient tous deux de puissants alliés, oui… Mais la Sceau ne s’était jamais salie les mains : tous les crimes qu’elle avait commandités s’étaient fait loin des yeux, loin du cœur, par des prestataires de service. Verus Prétextat lui-même avait tué pour elle, dans le temps… bien avant d’être nommé sénateur-au-mal.

Verus, ancien tire-laine, se glissait avec adresse entre les présentoirs à bibelot… en dépit de son volume. Les lèvres de Cômilde Sceau tressaillirent tandis qu’il se penchait vers son oreille, et lui murmurait :

« J’ai besoin de ton… buvard. En aurais-tu à disposition ?

— Hein, s’étouffa la prostituée sans la moindre trace d’accent. Maintenant ? Pourquoi ?

— Contente-toi de répondre. Je m’occupe du reste.

— Le buvard, s’horrifiait-elle. Il m’en reste un codex, mais…

— Parfait. File en chercher et dépose-le dans mon bureau, Cômilde.

— Verus, je n’aime pas ça. Vraiment. Hilarion a raison, tu te précipites…

— À situation désespérée, solutions… moins désespérantes ?

— Tu as conscience que ce type d’objet est… en partie magique ? Je ne suis même pas censée en posséder un exemplaire… Je l’ai volé à mon clan ! Tu impliques ma famille dans ces histoires. Si elle se retrouve en ligne de mire… »

La vieille intrigante, gênée, s’approcha du santon de Sainte-Marine qu’elle avait posé sur son guéridon et cala deux doigts des deux côtés de la figurine, pour lui boucher les oreilles. Cômilde, qui trempait dans le trafic d’objets enchantés depuis toujours, compensait ses péchés par une crainte religieuse des plus irritantes : une femme toutes en contradictions. La famille Sceau tout entière, de l’autre côté de la mer, aurait fini sur le gibet si ses activités occultes avaient été révélées au grand jour. La courtisane, un temps, avait envisagé de l’installer ici… mais y avait renoncé. Arapède aussi condamnait sévèrement les sorciers : ceux-ci venaient régulièrement remplir l’Allée des Crucifiés. La Sceau avait donc fait de la Motion 76-B son cheval de bataille, son obsession. Aujourd’hui, cependant, la gravité de ce projet insensé l’écrasait. Prétextat, avec douceur, posa une main sur son épaule squelettique et lui susurra :

« Ne t’inquiète pas. J’ai quelqu’un qui maquillera les traces…

— La sorcellerie est toujours interdite, persistait-elle. Et la République de Pluvède… Tu sais comment c’est, là-bas ! Si on découvre que nous avons usé d’un objet ensorcelé, surtout pour… un tel usage, nos carrières sont finies. C’est moi qui ai dénoncé cette affaire d’envoûtement ministériel, malmort ! Et c’est toi qui a exigé la destitution du gouvernement. On aura l’air de quoi si on se fait choper à commettre les mêmes crimes ?

— Cômilde, tu es une des rares personnes en qui j’ai réellement confiance. On s’entraidait avant même d’atterrir ici… J’ai toujours suivi tes consignes sans sourciller, non ?

— Parce que c’était dans ton intérêt.

— Alors dis-toi que je n’écarterais jamais un être aussi précieux que toi à la légère. Tu m’es trop précieuse.

— ’pargnez-moi vot’ n’méro d’gigolo, s’énerva-t-elle en reprenant ses affectations de danseuse exotique. On n’a pl’ l’âge… »

Elle avait retrouvé sa digne contenance. Décidée, elle fouilla alors dans la coiffe qui couvrait l’arrière de son crâne bubonneux et en sortit un minuscule trousseau de clefs métalliques. Celles-ci révélèrent ensuite un compartiment secret au sein des tiroirs de son bureau. La Sceau, de ses mains tordues et parcheminées, le tendit à Verus. Rassuré, il la salua d’une inclinaison de toque et fila.

« Plus que trois », songea-t-il.

La prochaine partie du plan serait sans doute la plus difficile.

Lorsqu’il revint dans sa loge, Prétextat retrouva Petrus en compagnie de l’illustre Plinius Nabor. Ils devisaient gaiement de paris hippiques. C’était sans doute le seul autre sénateur à maîtriser les rudiments de la langue silencienne. Petrus appréciait sûrement de bavarder avec un autre individu sur son lieu de travail, pour une fois… Il avait déjà rempli les flutes à rampagne. Deux salades au ris-de-vaux attendaient ces Messieurs sur un plateau d’argent, pour leur petit-déjeuner. Nabor représentait la richissime corporation des papetiers, industrie qui, depuis l’invention de l’imprimerie, s’était élevée aux sommets. Entre gros lards, lui et Verus se comprenaient ; aux temps de sa minceur, Plinius avait lui aussi enchaîné les conquêtes. Contrairement au sénateur-au-mal, néanmoins, il avait encore pour lui cette barbiche du plus bel effet, cette chevelure druidique qui lui descendait jusqu’aux épaules. Avec sa toge blanche, il dégageait l’assurance d’un vénérable philosophe.

« Merci de m’avoir invité, s’égaya celui-ci en découvrant Verus. C’est un trésor, ton petit ! Tu sais combien la cause des sourds me tient à cœur… »

Verus se retint à temps de jacter que Petrus n’était que muet : le malencontreux coup de pied d’un sergent de police, au cours d’une émeute paysanne, lui avait brisé les cordes vocales… Mais cela, personne au Sénat ne devait le savoir. Jaloux, Verus signala à Petrus qu’il devait les laisser en tête-à-tête puis le félicita :

« Tu agis vite et bien, mon garçon… Rappelle-moi ce que je te dois, lorsque je l’oublierai. À mon âge, la mémoire s’en va vite. »

Le jeune attaché lui rendit un regard impénétrable. Il n’avait jamais été très expressif… Une grande qualité, pour un voleur : ça, et son physique parfaitement quelconque. Sa seule erreur avait été de cambrioler l’hôtel particulier de Verus Prétextat, plutôt que d’un notable moins averti en la matière. Au lieu de le dénoncer à la police d’Arapède, il l’avait nommé attaché parlementaire. Petrus, fidèle comme une ombre, se mouvait avec à peu près autant de bruit. Comme tout le monde le croyait sourdingue, il lui arrivait aussi de capter certaines conversations intéressantes.

La porte se referma sur les deux politiciens, qui se dévisageaient désormais d’un bout à l’autre de la table. On aurait cru deux sodomites retraités, prêts à s’embrouiller dans un restaurant à la mode. Nabor, qui examinait son verre d’un air ennuyé, ouvrit le bal :

« C’est un bon millésime ?

— Clos-Rusé de l’An 302.

— Tudieu ! Tu n’aurais pas dû ouvrir un si bon rampagne pour moi… surtout si tu comptais fêter ta victoire ce midi. C’était un peu prématuré !

— Pas du tout, le nargua Verus qui se saisissait de son propre verre. Qu’on gagne ou qu’on perde, ce sera la fin de quelque chose. Autant la saluer en beauté. »

Le sénateur chenu renifla sa coupe dorée. Dans cette lumière tamisée, les bulles montaient vers lui comme des balles de pistolet. Il s’en amusa :

« Arsenic ?

— Ne sois pas ridicule, le tança Prétextat qui s’impatientait. La guilde des goûteurs teste tous les plats du sénat deux fois.

— Voyons, c’était une blague…

— Pas plus drôle que celle que ton parti vient de me faire. »

D’un soupir, Plinius Nabor reposa sa flute et croisa les bras. L’enfoiré !

D’un coup de poing sur la table, Verus en vint au fait :

« Tu as très mal choisi ton moment pour un caprice. Qu’est-ce que tu veux, encore ?

— Moi ? Rien du tout, se désola Nabor. Je sais bien que tu es déçu pour la motion, mais tout de même… Le reste du Parti Concordiste ne partage pas ta passion pour cette Loi, tu le sais ! Je t’avais averti qu’ils y allaient à reculons… Ce revirement de dernière minute est impoli, je l’admets… mais prévisible.

— Oh, pour l’amour du ciel ! Épargne-moi tes simagrées de pucelle, s’exaspérait Verus. Je te connais … Le chantage affectif au pire moment, c’est ta spécialité. Tu m’as mis la pression, eh bien ! Sers-moi la purée, maintenant. Mais sache que même les poches des parrains de la pègre ne sont pas inépuisables… La crise impacte tout le monde ! Comment tout cela va-t-il nous coûter ?

— Absolument rien, je te le répète. Ce n’est pas le problème. »

Ça, c’était une première. Interloqué, Verus sonda les yeux ridés de son interlocuteur. Celui-ci tapotait son verre d’un air embarrassé.

« Bon, ronchonna Verus. Explique-toi, tu as cinq minutes.

— C’est mon fils, Hadrien. Il s’est fait remarquer.

— Ah, rit Verus d’un air mauvais. Ça ! Lui et ses duels de cœur à la noix… Quel patricien a-t-il cocufié, cette fois-ci ?

— Pas remarqué comme ça, s’exaspéra Nabor qui n’aimait pas resasser cette vieille affaire honteuse. L’ambassadeur pluve va le soutenir pour la magistrature suprême… Il veut faire de lui le Doge d’Arapède.

— Hein, s’éberlua Verus. Mais Sextius Titien…

— Notre Altesse Sérénissime ? On vient de m’annoncer son cancer. Eh oui, Verus… Lui aussi, il vieillit. Il ne démissionnera que dans trois mois, histoire de mettre en ordre ses affaires et d’assurer une transition sereine au pouvoir. Mais dans les faits, Hadrien est déjà désigné.

— Mais enfin, le second-maître du Doge… Son chef de parti…

— Tu sais très bien qu’ils sont assignés à comparaître dans cette sinistre affaire d’envoûtement. Pour la République de Pluvède, c’est rédhibitoire. Ils avaient encore confiance en Sextius Titien, mais s’il part… Nos alliés pluves préfèrent encore passer le pouvoir à un autre camp politique plutôt qu’à des gens qui pratiquent la sorcellerie. C’est arrêté, Verus. Le Parti Concordiste va arriver au pouvoir. »

Les yeux de Verus faillirent chuter de leurs orbites. Certes, Arapède dépendait du soutien de l’armée pluve, de son aide alimentaire… Mais de là à laisser ces militaires étrangers désigner le Doge ! Qui plus est Hadrien, cet alcoolique fin-de-race… On l’imaginait mal à la tête des armées de la Cité. Bien sûr, c’était lui aussi un sénateur ; son père lui avait assuré, en arrosant la moitié du Colisée, une charge de députation au sein de la corporation des ébénistes. « Touche du bois mais avance la monnaie », telle était la devise apocryphe de la famille Nabor. Verus, perdu, s’exclama :

« Eh bien c’est une bonne nouvelle, ça ! Qu’est-ce que la Motion 76-B fiche là-dedans ?

— Je ne suis plus dans l’opposition, supposa Plinius Nabor qui semblait avoir du mal à s’y faire. En tous les cas… plus pour longtemps. Mon parti ne peut plus se permettre de soutenir tes projets de réformes sociales… fort intéressants, certes, mais polémiques. Je ne donnerai plus de consignes de votes collectives. Pas ouvertement.

— Quoi, nos alliés d’outremer ont quelque chose contre moi ?

— Tu représentes les criminels… Ce qui inclut, malheureusement, les sorciers. Tu sais à quel point la Pluvède a horreur des magiciens ! Cette Loi que tu défends si ardemment n’arrange rien. Les généraux pluves craignent que notre pays devienne un havre pour les sorciers, une espèce d’asile politique. Je t’ai suivi dans bien des aventures, Verus, mais cette initiative est… beaucoup trop controversée pour un parti de gouvernement. Déjà qu’elle n’était pas gagnée ! Bon sang, ces excités en uniforme ne veulent déjà plus du gouvernement en place… S’ils écartent aussi le Parti Concordiste, avec qui travailleront-ils ? Personne !

— Tu rigoles ? L’alliance pluvarapèdoise ne va quand même pas sombrer à cause d’une seule séance parlementaire…

— Tu prendrais ce risque, toi ? Je suis dans l’Exécutif, désormais… Je dois préserver la sécurité de l’État. Ménager ses alliés. »

Plinius Nabor avait baissé les yeux. Le regard de Verus, malgré toute cette mise en contexte, n’avait pas faibli. Avec dureté, il martela :

« Nous avions un accord, Plinius. Quels étaient tes mots, à l’époque ? Ah, oui : “ton succès suivra toujours le mien… et vice-versa.” Ce n’est pas parce que ton fils s’élève au sommet que je dois me sacrifier…

— Mais je ne t’abandonne pas, s’indigna Nabor. Au contraire, Hadrien te récompensera sitôt qu’on gouvernera… Je te veux comme haut-commissaire à la justice, et lui aussi. Un ancien bagnard repenti… ça fera un beau symbole. Tu démissionneras de tes fonctions de député-au-mal. Tout ce que je te demande, c’est de laisser tomber cette Loi. Ce n’est pas la première qu’on échoue à faire passer… Tu ne vas pas chipoter pour une rature ! »

C’était historique, et absurde. Aucun député-au-mal ne s’était jamais vu accorder un tel honneur. Un instant, Verus considéra ce que signifiait cette offre : un trait sur sa vie passée. Abandonner son poste, c’était renoncer au monde qu’il l’avait vu naître. Le souffle court, il implora Plinius Nabor :

« Tu as une idée de ce que la Motion 76-B représente… pour ceux que je représente ?

— Je ne les fréquente pas, marmonna le député aux papetiers.

— Tu détruis la confiance qu’ils ont placé en moi.

— Ils n’oseront rien tenter contre toi, décréta Nabor. Après tout ce que tu as fait pour eux, ils peuvent bien supporter un petit impair ! De toute façon, tu auras bientôt de nouveaux amis plus reluisants. Alors, pour ton bien, tu devrais faire le ménage dans tes relations. Dès maintenant. Ou je serais contraint de t’écarter de mon cabinet ministériel, enfin… de celui d’Hadrien. »

Sa physionomie s’était modifiée d’un coup : la raideur de ses épaules, c’était celle du chef de parti… du pater familias. Nabor avait tracé une voie pour son fils comme pour son protégé, et il s’attendait à ce qu’ils la suivissent.

« Tu veux m’inféoder, comprit Verus.

— T’élever, le corrigea Nabor.

— D’un coup de baguette magique, en me forçant à renoncer à tout ce que je défends depuis vingt ans ? Tu crois vraiment que je vais me compromettre, ma parole… Tu me prends pour un lâche ?

— Bien sûr que non. J’ai toujours respecté ta personne.

— Mais pas ma fonction ?

— C’est la honte de notre pays, asséna le patriarche. Ce statut de député-au-mal ! On la supprima tôt ou tard, ta charge… Ce reliquat archaïque de nos heures les plus sombres ! Tu n’as jamais rien eu en commun avec ces mafieux détraqués, Verus, et tu le sais. Tu n’es retrouvé avec eux que par un hasard malheureux. Il est temps que tu rejoignes tes égaux. »

Anxieux, Verus soutint le regard acéré du vieil élu tout en faisant tournoyer sa flute à rampagne. Après s’être mordu la langue, il finit par admettre :

« Ça n’enlève pas l’affection que j’ai pour eux… J’ai peur de décevoir beaucoup de gens. D’affronter leurs regards…

— C’est ton travail, le sermonna Nabor. La réalité est toujours moins ragoutante que le rêve. Faire campagne et gouverner, ce sont deux choses différentes. C’est à nous, les hommes d’État, de forcer les gens à redescendre sur Terre.

— Tout comme tu viens de m’y forcer.

— Tu peux toujours refuser ma proposition… Mais à quoi cela t’avancerait-il ? Le Parti Concordiste ne soutiendra pas la Motion 76-B pour autant. »

Verus se passa la langue sur les lèvres, et finit par formuler une requête :

« Disons que ça me rassurerait si ton fils pouvait me promettre explicitement ce poste de ministre dans la Chambre d’Onyx… devant les autres députés du parti. Avant midi.

— Entendu, consentit Nabor d’un hochement de tête. D’ailleurs, ce serait plus correct que le Parti Concordiste t’annonce son intention de voter blanc avant la séance… Faisons les choses dans les formes. »

Après une interminable attente, Verus finit par lever son verre, en signe d’acceptation… ou de défaite, c’était à voir. Nabor l’entrechoqua contre le sien. Ils burent leur vin pétillant d’une traite… puis entamèrent leurs ris-de-vaux, débâtirent des ministres d’ouverture à nommer au gouvernement concordiste qui s’annonçait.

« Plus que deux », compta Verus tristement.

Nabor transmit à ses séides quelques ordres puis prît congé. Sur l’étagère où il l’avait posé, Verus reprit le coffret de Cômilde Sceau.

Pour son soulagement, la prochaine étape lui prit moins de temps : la bibliothèque qu’il cherchait ne se trouvait pas loin.

Verus colla l’oreille à sa porte : derrière elle, on entendait des ahanements bestiaux… Comme un groupe de déménageurs en plein travail. Petrus lui avait fait part de ces drôles de sons, qui se reproduisaient chaque fois qu’il travaillait seul dans l’aile ouest. Autour de lui, les gens ne se gênaient pas pour faire du bruit.

La poignée poussée, Verus découvrit le sénateur Rufus Curio dans l’exacte position besogneuse qu’il s’était imaginé : à califourchon sur un journaliste.

Le chef suprême des ramasse-crottes de la ville poussa alors un juron paniqué. Entre ses jambes, le rapporteur Longinus Félix dégringola contre l’échelle pliante de l’étagère. Ce fourreau écarté, Curio réattacha à grand peine son pantalon.

« Monsieur P-Prétextat, b-bégaya-t-il. Vous nous prenez au dép-pourvu…

— Ne vous dérangez pas pour moi, fit mine de le rassurer Verus qui tenait toujours son coffret sous le bras. Je vois bien que vous êtes en plein ébat… pardon, débat. Bon sang, que c’est paisible, ici ! Je n’entends rien de l’agitation du Sénat… Vous faites bien de vous réserver cette salle de réunion, elle pourrait attirer du monde ! Surtout avec ces transactions en… liquide ?

— Ah oui, heu, c’est… p-pépère. Je discutais avec Longinus… pardon, je discutais avec monsieur le sénateur Félix de…

— Gardez vos discours pour vos électeurs. Serait-ce trop demander à votre… “ami” de nous laisser ? Moi aussi, je tiens à mon intimité. »

Curio jeta au postier-en-chef un regard inquiet et urgent. Longinus Félix, qui se relevait le cul en l’air, renoua sa ceinture et se recoiffa d’une main. Le député-aux-balayeurs et son confrère journaliste échangèrent quelques mots d’oiseaux : visiblement, Longinus n’appréciait guère qu’on le chassât. Il décocha même une gifle à son amant… puis bouscula Verus Prétextat, tout en déguerpissant.

Deux hommes demeuraient dans cette bibliothèque : ce qui allait s’y dérouler n’avait rien d’émoustillant. Débraillé, chemise et braguette grandes ouvertes, Rufus Curio n’avait plus l’air d’un ambitieux sénateur. Plutôt d’un adolescent pris en faute…

« Vous avez une jolie voix, le félicita Verus. Je me demande quels cris elle poussera lorsque le Ministre des Bonnes Mœurs exigera votre démission. Si toutefois un de mes associés ne vous a pas déjà châtré…

— Non, s’exclama Curio. Pas ça, pitié ! Mais qu’est-ce que je vous ai fait ?

— Rien, avoua Verus. Je me demandais, c’est tout… Je n’ai jamais pu vous saquer, en avez-vous seulement conscience ? »

Les deux hommes s’entreregardèrent, peut-être pour la première fois. À en juger l’expression tout à fait différente sur le visage de son interlocuteur, Verus comprit que la détestation avait toujours été réciproque. Rufus Curio n’était pas le même homme au Colisée que dans les lupanars des bas-fonds… Cômilde Sceau, qui fréquentait ces établissements, le savait de longue date. Verus avait conservé cet atout dans sa manche pendant très longtemps ; le moment était venu de le jouer. Il leva sa canne vers Curio, pour poser une question fatidique :

« Vous aimez ce boulot ?

— Pardon ?

— Beaucoup de jeunes sénateurs sont déçus, à leur première élection. On ne peut pas savoir si on est fait pour la politique… tant qu’on n’a pas réellement connu ce milieu. Ça vous dirait d’être réélu à vie ?

— Personne n’en a le pouvoir, glapit le sénateur d’un ton ahuri.

— Vraiment ? L’influence, ce n’est qu’une plante qu’on cultive… La vôtre n’est pas encore plantée, voilà tout. Je serais très mécontent si vous n’étiez pas reconduit à votre siège de sénateur, Curio. Par principe. Et par conséquent, la pègre aussi. Ça vous dirait que je le fasse savoir aux membres-électeurs de votre guilde ? »

Curio hésita un quart de seconde environ.

« Oui, lâcha-t-il d’un œil vif.

— Alors contactez vos amis balayeurs, et installez-moi ça en bas. »

Verus Prétextat lui tendit son coffret. Dans son enthousiasme effréné, Curio faillit le lui arracher des mains… Il l’ouvrit aussitôt, découvrit le rouleau de buvard à l’intérieur et l’inspecta. Là encore, son hésitation ne fut que passagère : ses lèvres esquissèrent un « après tout, peu importe » à peine audible… avant de demander, d’une voix assurée :

« Quelle cabine ? Bien sûr, elles ne sont pas attribuées officiellement… mais vous savez comment sont les élus. Tellement territoriaux ! À quelle coalition parlementaire comptez-vous… faire ce présent ? »

Verus grimaça. Ce type avait l’esprit un peu trop vif ; il faudrait le surveiller de près… ou lui confier d’autres missions. Dans tous les cas, lui et l’insupportable Curio se fréquenteraient encore davantage.

« Plus qu’un », songea-t-il en se focalisant sur le positif.

L’ultime rendez-vous de sa matinée eut lieu dans la Chambre d’Onyx. Cent cinquante députés bavardaient à l’intérieur, assis sur leurs fauteuils ou debout, pour les plus tardifs d’entre eux… comme des élèves qui attendaient leur professeur. Domitia Hilarion avait fait de son mieux pour les garder à l’œil. Lorsque Verus débarqua dans la salle, elle courut vers lui pour le railler avec véhémence :

« Ah, bravo, c’était bien la peine de les convier ici ! Je les ai suppliés de tout mon cœur, mais ils n’ont aucune intention d’approuver la motion ! Les consignes de leur chef sont formelles, ils vont voter blanc. Vous savez la loyauté qu’ils éprouvent envers Plinius Nabor… Sans lui, on n’avancera pas !

— Amenez-moi son fils, la calma Verus. Le jeune Hadrien va le remplacer… J’ai juste un dernier point à vérifier avec lui, en privé.

— Monsieur Prétextat, rendez-vous à la raison… On vote dans quarante minutes !

— Il ne m’en faudra que cinq pour changer la donne. Goinfrez-les avec vos amuse-bouche au saumon de la dernière fois, c’est la dernière ligne droite ! »

Au final, le devenir de la Motion 76-B et l’avenir d’Arapède se joueraient dans un cellier. Les serveurs de la Chambre d’Onyx y rangeaient provisions, linge de table et produits ménagers ; on y accédait par une porte quasiment invisible, cachée derrière un panneau en marquèterie qui s’escamotait du mur. L’endroit sentait bon le renfermé et la chaux, odeurs que Verus associait à son quartier natal. Il n’eut pas à y attendre longtemps. Hadrien Nabor, l’humeur massacrante, fit à son tour pivoter la porte secrète.

Comme toujours lors de ces réunions concordistes, il avait son verre d’anisette à la main. En refermant derrière lui, il abandonna ses confrères du Parti Concordiste au luxe et à la voix doucereuse de Domitia Hilarion. La meurtrière au mur, unique ouverture du cagibi vers l’extérieur, sectionnait l’homme d’un rai de lumière rachitique. Péniblement, Verus s’appuya sur sa canne et commença à s’agenouiller… L’obésité dont il souffrait et ses os usés ne lui facilitèrent pas la tâche, mais c’était la tradition. Aucun sénateur n’y échappait.

« Votre Altesse Sérénissime, sourit-t-il une fois à terre entre deux grincements de dents. Permettez-moi… par avance… de vous féliciter… pour votre ascension…

— Cessez vos flagorneries, riposta aussitôt Hadrien avec sa morgue coutumière. Sachez, Verus, que ce n’est que par amour pour mon vénérable père que je consens à cet entretien.

— Et aussi par ambition, répliqua tout aussi sèchement l’intéressé dont les bajoues s’abaissaient. Mais c’est un peu la même chose dans votre famille, si j’ai bien compris…

— Vos insultes glissent sur moi. Je ne me soucie que de l’opinion d’un nombre fort réduit de gens… Vous n’en ferez jamais partie. »

Verus grimaça de dépit. C’était bien la peine de se casser les reins avec ces courbettes !

Il lui fallut un temps interminable pour se redresser, le temps de défier Hadrien Nabor du regard. C’était un véritable colosse. Il n’avait jamais fait l’armée… mais au moins, il avait la carrure de l’emploi. Avec ses gros bras, on l’imaginait tout à fait tordre le bras de ses petits camarades dans la cour des pensionnats privés où il avait grandi. Le sénateur aux ébénistes avait vraiment tout pour lui : richesse, beauté, santé. Seul son teint, un peu rougi, trahissait ses excès de boisson. Quant aux méninges, les gens de sa classe n’en avaient guère besoin. Ils avaient pour cela des conseillers… des individus comme Verus. Tandis que ce dernier reprenait son souffle, le rupin s’inspectait les ongles. Tout en reprenant une gorgée de liqueur, il pesta :

« Avez-vous croisé mon père ? Je me vois mal commencer cette réunion sans lui ! Nous l’attendons de pied ferme, où est-il passé ?

— Il est parti aux latrines un peu après notre déjeuner, se plaignit Verus en s’épongeant le front d’un mouchoir. J’ai bien peur de lui avoir servi un peu de rampagne avec le ris-de-veau et la salade… Vous savez à quel point il est constipé !

— Pouah ! Ce que vous pouvez être vulgaire… Vous le faites exprès ? »

Son faciès de putois effarouché avait quelque chose d’incongru. Le fils de Plinius Nabor, tout décadent qu’il était, pouvait se montrer à l’occasion aussi pudibond qu’une duègne. Tandis que Verus s’époussetait, Hadrien finit par admettre :

« Mais effectivement, le connaissant, cela risque de durer un moment.

— Et en plus, il est mort. Ça aussi, ça peut jouer. »

À en croire l’expression sur le visage de son adversaire, celui-ci venait de marcher dans une crotte de chien à pieds nus. Verus profita pleinement des dix secondes jubilatoires et muettes qui suivirent…

« Mort, reprit-il alors d’un ton insistant. Votre père mange les pissenlits par la racine, Hadrien… ou peut-être devrais-je dire : monsieur Nabor ? Félicitations. Vous voilà pater familias ! Décidément, vous gravissez beaucoup d’échelons ces derniers temps…

— Mort, ânonna le fils de Plinius d’une voix abrutie. Où… quand ?

— Mais je vous l’ai dit, Monsieur : sur le siège des latrines.

— Le rampagne, s’étrangla Hadrien dans un éclair de compréhension. Vous l’avez empoisonné ?

— Exigez les enquêtes que vous voudrez, interrogez les goûteurs… Analysez le fond des verres par un expert, si ça vous chante ! Quand les légistes ouvriront la panse de votre père, on n’y trouvera pas une trace d’arsenic, l’avertit Verus avec bienveillance. Tout ce que j’avais mis dans la bouteille, c’était un laxatif léger… probablement intraçable. Une vilaine farce, je l’admets… Mais rien d’illégal. Ça ne suffira pas pour me remettre sous les verrous. »

Appuyé sur sa canne, il mit sa main libre sur sa hanche et attendit. Hadrien s’était voûté. Ses mains tremblantes touchaient ses dents. Ses yeux voulaient partir vers la porte secrète, mais il n’osait pas tourner le dos à Verus. L’homme bredouilla :

« Je ne tolèrerai pas ç-ça. Je s-saisirai la jus-stice.

— Pourquoi pas, opina Verus comme s’il lui avait suggéré un cabaret où dîner. Pour cela, il faudrait encore que vous m’accusiez d'homicide… Mais je ne pense pas que vous le ferez. Vous y perdriez gros !

— Pourquoi donc ?

— Parce que votre père s’est fait dessus en mourant, monsieur Nabor. Il nage dans sa merde. Je m’en suis assuré… L’odeur d’un cadavre en décomposition n’est jamais agréable… mais lorsqu’elle est mêlée à des excréments, c’est insoutenable ! »

Il ne poussa pas le bouchon jusqu’à expliquer les détails du meurtre : les magiciennes ne révélaient jamais leurs secrets… Cômilde Sceau pouvait être fière de son cadeau : le papier-toilette empoisonné au curare, c’était une méthode d’assassinat inédite mais évidente. Les muqueuses de la raie culière, particulièrement spongieuses, avaient absorbé une quantité ahurissante de poison paralytique tandis que Plinius s’essuyait… Aucun médecin-légiste n’oserait inspecter le corps de ce côté-là : le sénateur inspirait trop de respect.

« Je peux en témoigner, Monsieur Nabor : dans mon humble jeunesse, j’ai vu certains bébés mourir d’une simple diarrhée, faute de médicaments adéquats… Leurs mères les jetaient dans le caniveau. Ah là là, quelle triste fin pour une si illustre carrière… Si cela se savait, votre famille deviendrait la risée d’Arapède ! »

Hadrien, livide, agita un doigt vers la figure du député-au-mal :

« Vous ne vous en tirerez pas comme ça.

— Bien sûr que si, s’amusa Verus d’un œil carnassier. En fait, je dirais même que vous avez grand besoin de moi. Surtout en ce moment. Vous croyez vraiment qu’Arapède va porter à la magistrature suprême le fils du sénateur qui s’est très littéralement chié à en mourir ? Ce n’est pas digne de la Cité, monsieur Nabor. Ni de votre honorable lignée. L’État doit inspirer le respect. Je sais bien que les généraux pluves vous aiment bien, mais il y a des limites… Même eux conviendront que vous n’avez pas l’étoffe d’un Doge. Un peu de classe, tudieu !

— Mon dieu, glapit le sénateur aux ébénistes en se prenant la tête dans les mains. Oh, mon dieu… Oh, mon dieu !

— Il n’est pas trop tard pour étouffer tout cela, lui susurra Verus avec gouaille. Peu de gens sont au courant du scandale… Je devrais pouvoir vous en dresser une liste. Les amis de mes amis sont leurs amis, monsieur Nabor. Si je le leur demandais gentiment, ils pourraient peut-être taire la fin malheureuse de votre père… Il faudrait corrompre pas mal de gens, mais ça me paraît envisageable. Nous pourrions donc, officiellement, déclarer à la presse que votre Papa a subi une attaque cardiaque avant la séance… sans entrer dans les détails. De votre côté, bien sûr, il faudrait aussi vous assurer que l’affaire soit réglée promptement. Nous comptons sur vous pour ne pas lancer de poursuites, et enterrer votre père avec la dignité qu’il mérite. »

Hadrien Nabor, terrassé, poussa un cri perçant. Tandis que ses jambes l’abandonnaient, il s’écroula contre le mur de brique et y glissa. Cette fois-ci, c’était lui qui se retrouvait aux pieds de Verus. Ce dernier ne ressentait pas la moindre pitié à l’égard du richissime gamin… mais plus aucune haine non plus, étonnamment. Maintenant que son vieil ami Plinius l’avait quitté, Verus sentait naître en lui une responsabilité nouvelle à l’égard de son fils.

« Vous lui deviez tout, lâcha ce dernier dans un ultime témoignage d’horreur.

— Et il me le rappelait dès que possible, opina Verus qui retrouva dans sa bouche une pointe d’amertume. C’est drôle… Aujourd’hui seulement, je me rends compte à quel point il dépendait réellement de moi. Savez-vous pourquoi la charge de sénateur-au-mal a été créée, monsieur Nabor ? »

Verus Prétextat s’approcha de la meurtrière. Par l’interstice, il apercevait l’Allée des Crucifiés… même si aucun des braves citoyens de l’autre côté ne le voyait. L’artère grouillait de monde : les gens commençaient à sortir du travail pour se restaurer. Même à cette distance, il devinait le ballet des mouches et des corbeaux qui se disputaient la chair des condamnés à mort. Plus loin, la rue disparaissait vers une masse d’habitations aux toits plus crasseux, plus fragiles : ceux des faubourgs et des bas-fonds. C’était le nerf qui reliait le haut et le bas d’Arapède, sa ligne de cœur. Devant la ville qui l’avait vu naître, Verus philosophait :

« Certains croient que l’argent est l’essence même de la politique… mais c’est faux. La réputation, voilà la seule vraie monnaie qui compte dans notre milieu ! Aussi, le poste d’un député pour les criminels prend tout son sens. Il faut bien un homme, dans l’envers du décor, pour incarner le vice… et faire briller les notables en comparaison. Grâce à mes relations, tous les horribles petits secrets des grandes familles sont passés sous silence, protégés de la vindicte de l’Histoire. Ce qui se produit aujourd’hui, Hadrien, c’est le sens même de ma charge. Si je disparaissais… Si les malfrats que je fréquentais déliaient leur langue… qui sait ce qu’il adviendrait de vous tous ? Je préfère ne pas le savoir. J’ai sans doute le cœur trop sensible. »

C’était bien assez dit : le soleil, dans le ciel de la Cité, approchait du zénith. Verus se retourna vers Hadrien et lui fit signe de se relever. Chancelant, le sénateur aux ébénistes eut du mal à appliquer sa consigne : sous l’émotion, sa légère ébriété se révélait. Sans le ménager pour autant, Verus lui offrit cette dernière consigne :

« Dites-leur que votre respectable père a changé d’avis, Nabor.

— Quoi, s’étonna Hadrien. Mais s’il est… absent…

— Vous n’avez qu’à leur dire qu’il est indisposé, s’énervait Verus. En plus, c’est un peu vrai. On a le quorum pour voter, même s’il n’a pas fait de procuration : une voix en moins, ça ne changera pas grand-chose au résultat sur mille et un votes…

— Je proteste ! Mon père… »

Cette fois, ça commençait à bien faire.

Verus, appuyé sur sa canne, agrippa Hadrien par la gorge.

D’un seul bras, il le plaqua au mur.

Le sénateur aux ébénistes, qui ne s’était sans doute jamais fait molester de la sorte, paniqua aussitôt. Ses bras agrippèrent Verus pour le repousser, ses jambes se raidirent. Un faible râle s’échappa de sa bouche. Ses yeux se révulsèrent. Cependant son adversaire tenait bon : d’une poigne assurée, Verus compressait les cordes vocales du fils de Plinius, y enfonçait ses ongles… Ce manège dura suffisamment longtemps pour remettre un peu de couleur sur le visage d’Hadrien : rouge, puis bleu. Lorsqu’il commença à tirer la langue, Verus rabaissa son visage vers l’avant pour le replacer exactement au niveau du sien. Tout en fixant le blanc de ses yeux, il lui éructa :

« Vote. Ma. PUTAIN. De motion. »

Puis il le relâcha.

Hadrien, soumis, hocha la tête à toute vitesse en ahanant tout ce qu’il pouvait. Les larmes coulaient sur ses joues glabres.

« Plus rien du tout », conclut en son for intérieur Verus.

Tout en fermant les yeux, il remua ses doigts chauds et vigoureux. Son pouls semblait stable… C’était peut-être l’excitation de l’affrontement, mais il ne ressentait aucune fatigue. Son médecin avait raison : ces promenades quotidiennes le long de l’Allée des Crucifiés lui faisaient le plus grand bien. Ragaillardi, il rouvrit alors la porte cachée du cagibi. Sa voix de stentor égaya la Chambre d’Onyx :

« Hilarion, ma chère ! Sont-ce vos délicieux toasts au saumon que je sens ? »

L’hémicycle, ce midi-là, fit salle comble : il n’y manquait que la figure de Plinius Nabor. Son fils, exténué et tendu, restait prostré à son pupitre dans l’extrémité orientale de la salle. Les sénateurs concordistes, tout autour d’Hadrien, tiraient des mines de six pieds de long dans leurs toges blanches… Visiblement, les nouvelles consignes de leur supérieur n’étaient pas bien passées. Le calme et l’ordre semblaient néanmoins régner dans leurs rangs : après tout, le père Nabor avait largement abusé de sa position dans cette histoire. Exiger un vote blanc moins de vingt-quatre heures avant une séance, trahir la promesse solennelle de voter cette motion, c’était sans doute pousser le bouchon un peu loin… Les cadres du Parti ne voulaient pas non plus passer pour des girouettes. Parmi eux, Domitia Hilarion était bien la seule élue à rayonner. Dans un moment d’imprudence, on l’avait même surprise à adresser un sourire de l’autre côté du demi-cercle… Celui des mauvaises gens.

À l’extrême-ouest, précisément, Verus Prétextat et Cômilde Sceau se partageaient un paquet de bonbons contre la toux. La vieille péripatéticienne feignait l’assurance et la sérénité ; mais ses plaques d’urticaire la trahissaient, et elle grattait ses boutons sans discontinuer. Verus n’était pas en reste. On s’attendrait à ce qu’il prononçât un discours quel que fût l’issue du vote… comme s’il n’était pas déjà ratiboisé !

Quelques minutes avant le vote, alors que chacun se redressait sur sa chaise, ce beau parleur de Rufus Curio se fraya un chemin à travers les sièges de sa rangée pour claudiquer jusqu’à Verus. Celui-ci en baillait d’avance. D’une voix atone, le jeune lion lui murmura :

« Monsieur Prétextat… Un des balayeurs du bâtiment vient de m’annoncer une chose terrible… Il y a un cadavre dans les latrines.

— De quoi vous plaignez-vous ? Un étron à cet endroit-là, c’est parfaitement normal, s’irrita Verus sur le même volume. Nettoyez, Monsieur Curio, nettoyez ! C’était votre premier emploi, vous avez de l’expérience… Celui d'élu n’est guère différent. »

Le jeune sénateur se mordit la joue, inquiet. Mais il ne protesta pas, probablement parce que la nouvelle ne l’avait étonné qu’à moitié. Les bras croisés, il se contenta de demander :

« Dois-je en avertir l’hémicycle, Monsieur ?

— Pas tout de suite, lui indiqua Verus d’un ton plus amène. Plinius Nabor a toujours montré au Parti Concordiste le chemin de la décence, de la retenue… Ce serait mal l’honorer que d’étaler cette mauvaise nouvelle au grand jour. Laissons son fils se charger de ça.

— Parfait », adjugea Curio en s’éloignant.

Verus en resta comme deux ronds-de-flancs. Le bellâtre, maintenant qu’il s’était trouvé une utilité, se montrait direct et concis dans ses discours. Pour un peu, on l’aurait presque supporté !

Vint le moment du vote. Le cœur de Verus s’arrêta un instant lors du décompte des voix… Une ultime hésitation avait retenu, quelques secondes, la main d’Hadrien Nabor. Mais il finit par la lever, tristement, et les cadres du Parti Concordiste le suivirent dans ce mouvement.

Le président de l’assemblée, très vite, annonça le décompte des voix : cinq-cent-trente-trois « pour », quatre-cent-soixante « contre », sept votes blancs… et un absent.

De tous côtés, applaudissements et cris d’orfraie retentirent.

« Malmort, s’exclama Cômilde Sceau au milieu de ce vacarme. J'y croyais plus. V'l'avez fait, Prétextat… V'l’avez vraiment fait !

— Oui, lâcha Verus Prétextat les larmes aux yeux. Maintenant, je crois que je peux mourir. »

Ses mains se crispèrent sur les accoudoirs… Il n’avait plus la force de se lever de son fauteuil. Alors ses yeux se perdirent dans les verrières de l’immense coupole au-dessus d’eux… vers le ciel. Il faisait un temps magnifique.

Le rapporteur du Sénat, Longinus Félix, décocha un regard noir à Rufus Curio tandis qu’il remontait au perchoir de l’assemblée. Le représentant des balayeurs lui adressa une moue désolée… qui ne lui fut pas rendue. Son confrère et amant, en sa qualité de députés aux postiers, se fit violence pour lire et acter le compte-rendu de la séance. Sa voix, péremptoire, s’éleva dans l’hémicycle alors qu’il frappait du marteau pour réclamer le calme :

« Sénateurs, nous avons une majorité absolue. En vertu des termes définis pour la présente session, l’hémicycle d’Arapède valide et entérine la Motion B-76 du 19 vendémiaire de l’An 379. Comme le précisent ses amendements, son application sera immédiate. Celle-ci vaudra également comme réforme officielle de toutes les autres motions précédemment votées à ce sujet, et sera dès ce soir soumise en récépissé à l’Exécutif. »

Vivats et huées reprirent aussitôt : dans cette cacophonie, on les confondait. Malgré la pagaille, le sénateur Félix s’acquitta de son travail. Il conclut la séance sur ces mots historiques :

« Messieurs les sénateurs, nous venons d’approuver la Loi Prétextat. Par ce vote, la Cité-État d’Arapède promulgue l’abolition de la peine de mort. »

FIN

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