Pendant

Notes de l’auteur : pouvez lire ma nouvelle et me dire si cela est bien et si je pourrait en faire un film
Merci d’avance du temps que vous prenez

Dans le monde d’après, on ne mangera peut-être plus comme on le fait maintenant. Plus autour d’une table, plus pendant des heures, à parler de tout et de rien. Le monde change, les habitudes aussi. Les écarts se creusent. Entre nous et eux. Entre ce qu’on voit et ce qu’on ressent. Les images se troublent dans le miroir, les idées s’assombrissent.

Maman, je me fais du mal. Je détruis ce corps que tu as construit.
Papa, je me vide. Je détruis ce corps que tu m’as transmis.

Les mots tombent, lourds et froids, dans la cuisine. Elle ne pleure pas, elle ne sait plus pleurer. Et nous, on reste figés, les mains pleines d’impuissance. Comment peut-on arrêter de manger, quand il y a des gens qui meurent de faim, pas par choix ?

Clara a dix-huit ans. Elle pense être une vache. Elle le dit sans honte, sans sourire. La nourriture ne l’intéresse plus. Elle, si vive, si solaire, si sportive, si pleine de rires autrefois. Que restera-t-il d’elle ?

Et pourtant, Clara n’est pas seule. Elle est entourée, très bien entourée. Elle a toujours eu ce qu’elle voulait : de l’amour, du soutien, de la tendresse. Et malgré tout, c’est tombé sur elle. Un bam, un boom. Comme une désignation silencieuse. C’est toi qui vas souffrir. Et dans sa chute, elle nous entraîne tous.

J’arrête les yaourts, j’aime plus ça. J’arrête le sucre, les réseaux disent que c’est mauvais. J’arrête la viande, parce qu’elle n’en mange pas. Les féculents ? Non, c’est pas bon. J’ai arrêté le sport. Moi qui ne mangeais pas de pommes, j’en mange maintenant, j’adore. Oui, j’ai mangé ma pomme à midi. Non, je n’ai pas mangé au self, c’était pas bon. Fais-moi une soupe, j’ai froid.

Les petits signes, on les a vus trop tard. Pris dans la tourmente. Le quotidien qui roule, les repas qui changent de ton, les regards qui s’évitent. POURQUOI ? EST-CE DE MA FAUTE ? Suis-je une mauvaise mère ? Qu’ai-je raté ? Les repas sont devenus des terrains minés. Cinq autour de la table, chacun sur ses gardes. Lors d’un jeu, ils ont dit que c’était moi qui mangeais le plus. Mais c’est pas moi. Elle se ressert, lui il en mange deux, et moi je ne comprends plus rien.

          1.  

Le compte à rebours du corps.

Avez-vous déjà vu une personne de trente kilos ? Peut-être, dans les livres d’histoire. On a tous vu ces photos, les camps, les os sous la peau, les yeux creux. Et moi, je les revois maintenant, dans ma propre maison. Pourquoi ton corps me renvoie-t-il à ces images-là ? Pourquoi ton corps ressemble-t-il à la peur, au malheur, à la mort même ? Ces images me hantent. Ces cris, je les entends dans ma tête.

Mes enfants, les ai-je fabriqués à l’envers ? Les ai-je mal faits ? Faut-il un mode d’emploi pour élever les siens ? Moi, mère, j’ai raté quelque chose. Je me repasse le film encore et encore. Où suis-je passée à côté ?

Ma seconde fille, elle, est là. Assise à côté de moi dans la voiture. Elle écoute, toujours. Mes angoisses, mes peurs, mes doutes. Nuit et jour, elle me rassure. “Tout va s’arranger.” Elle a les épaules solides, elle porte le chaos à ma place. Tout s’effondre, sauf elle.

Et pourtant, elle aussi, elle souffre. Elle a vu sa sœur mourir sans mourir. Elle a vu son frère s’enfoncer dans la colère, incapable de mettre des mots sur sa rage. Elle a vu son père se taire, sa mère se battre. Et elle, pour survivre, s’est réfugiée dans le silence. L’école comme abri. Les devoirs comme exorcisme. À treize ans, on ne devrait pas aller voir sa sœur sur un lit d’hôpital. À treize ans, on devrait craindre les notes, pas les perfusions.

Le passage à l’âge adulte s’est fait d’un coup, brutalement. Comme une claque du monde. Comment bâtir un futur sur des bases qui tremblent ?

Mon cœur bat plus vite. Mes cheveux blanchissent. Mon souffle se coupe. Et puis je tombe, faible de cette douleur qui frappe ma famille. Moi, homme, je ne peux plus porter ce poids. Je regarde ma fille s’éteindre et je ne sais plus comment l’aimer sans la briser.

Une crise, puis deux, puis trois. La colère devient crainte, la table devient champ de guerre. Une tomate devient un démon dans son esprit. Chaque bouchée est un combat invisible.

Deuxième séjour à l’hôpital. Juste en face du lycée de sa sœur. Ironie cruelle : la vie d’un côté de la rue, la survie de l’autre. Parfois, la sœur vient. Elle ment à ses amis : “Je dois aller quelque part.” Elle passe les portes, serre les poings, et revoit ce corps qu’elle reconnaît à peine. Comment dire à ses amis qu’elle va visiter sa sœur sans leur faire peur ? Comment dire qu’on va voir un monstre qu’on aime ?

Famille de cinq, sur le fil du gouffre, prête à devenir une famille de trois. Vous n’avez pas le droit de nous faire ça.

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