Richard jura et tourna sur lui-même : il avait suivi les indications de son GPS, mais celui-ci semblait aussi perdu que lui. La flèche tressautait et le point rouge spécifiant la destination se déplaçait dans tous les sens sur la carte. Il marchait depuis déjà dix minutes, abandonné par le taxi près d’un sentier qui s’enfonçait dans une immense forêt, et voilà que son GPS le lâchait.
— Qu’est-ce qui t’a pris d’accepter un rendez-vous au milieu de nulle part, à cette heure-ci, en octobre ? grommela-t-il.
Pour être honnête, son patron ne lui avait pas laissé le choix : il tenait à acheter cette propriété et la proposition de rencontre de Miranda Stevenson paraissait miraculeuse, après qu’elle avait passé des mois à opposer un refus hautain à chacune de ses offres. Richard l’avait rencontrée à de nombreuses reprises pour tenter de la convaincre.
Un sourire erra sur ses lèvres en se rappelant son dernier rendez-vous avec cette femme énigmatique. Il avait fini par tomber sous le charme de ses iris émeraude chatoyant, de son doux sourire, de sa prestance. Elle était de petite taille, un peu forte, et toujours vêtue avec élégance de robes magnifiques. Ses cheveux noirs étaient tressés en une multitude de nattes, décorées de bijoux scintillants de couleurs, qui rehaussaient la teinte sombre de sa peau. Sa voix provoquait des frissons dans tout son corps. Leurs rencontres étaient purement professionnelles, mais il lui semblait entendre des promesses cachées au fond de ses mots ; elle l’avait plus d’une fois complimenté sur ses yeux d’un bleu étincelant. Lorsqu’elle l’avait invité dans son manoir pour discuter de leurs futurs accords, il en avait été enchanté.
Mais, au lieu de profiter de sa présence dans sa demeure, il errait dans une forêt épaisse. L’air froid enveloppa le trentenaire. Avec un frisson, il remonta le col de son manteau. Chaque expiration créait un petit halo de condensation devant lui. Il observa l’immensité des bois autour de lui. Il était sur le seul chemin praticable et délimité. Un ciel noir et étoilé surplombait le paysage. Des filaments de brume s’emmêlaient dans les feuillages des arbres et commençaient à recouvrir le sentier. La pleine lune irradiait sa clarté laiteuse, teintant les frondaisons sombres d’étincelles de vif-argent.
Le silence et l’absence de lumière électrique mettaient l’avocat mal à l’aise : il était un citadin et les vastes décors naturels avaient tendance à l’angoisser. Les histoires fantastiques et effrayantes de ses grands-parents à propos de cette région résonnaient dans son esprit. Il frissonna, puis se ressaisit immédiatement.
— Ce n’est pas le moment de penser à ça, souffla-t-il.
Il sortit son portable et sourit : le point rouge était à nouveau fixe. D’après son application, le manoir se situait à trois cents mètres devant lui, vers le nord. Il reprit sa route, vérifiant régulièrement sa position sur son mobile. Son soulagement fut de courte durée. Plus il s’enfonçait dans la forêt, plus l'angoisse lui serrait le coeur. Il ne pouvait s’empêcher de regarder partout. Il se sentait oppressé, comme si les arbres vigilants l’observaient. Il n’osait trop les fixer : leurs troncs à l’écorce noire recouverte de mousses verdâtres et de champignons lui provoquaient des frissons.
— Contrôle-toi, se dit-il
Le chemin serpentait devant lui, tel un ruban ocre. Le temps semblait suspendu, alors que le brouillard de plus en plus épais s’accrochait à ses jambes. Il songea à faire demi-tour, mais un regard en arrière l’en dissuada : il ne voyait plus le sentier, perdu dans la brume. Il avala sa salive. Son cœur battait à tout rompre et un mauvais pressentiment l’envahissait.
Tout à coup, il entendit plusieurs voix devant lui. Il n’arrivait pas à distinguer ce qu’elles disaient, mais elles étaient bien réelles. Quelques pas plus loin, il aperçut une lueur dorée et orangée, entre les arbres de la forêt. Il crut percevoir des rires. Était-ce le manoir ? C’était ce qu’indiquait le GPS.
Une légère brise lui apporta une bouffée à l’odeur de feu de bois et les voix devinrent plus fortes. Un bruit de pas retentit non loin de lui ; il se figea, faillit appeler à l’aide, mais n’en eut pas le temps : deux ombres se faufilèrent agilement entre les arbres et disparurent. Les avait-il seulement vues ou était-ce le fruit de son imagination ?
La clarté s’intensifia et dessina sur les troncs des lueurs joyeuses. Richard n’eut soudain qu’une envie : rejoindre la lumière. Il se précipita sur le chemin, qui se termina abruptement à l’entrée d’une immense clairière. Il stoppa net et admira le brasier qui brûlait ardemment au centre. Ses flammes éclairaient de nombreuses silhouettes qui dansaient autour.
Il percevait la mélodie, sans voir aucun orchestre. D’où venait-elle donc ? Les notes douces et vives entrainaient les danseuses qui virevoltaient en gracieuses arabesques autour du feu, leurs pas légers les menaient sur le gazon brillant ; leurs bras s’élevaient et s’abaissaient en gestes élégants, le tissu vaporeux de leur robe flottait, telle une traine. Il sourit, envahi par l’ambiance festive. Il ne pouvait détacher son regard des silhouettes éthérées qui s’élançaient en une ronde joyeuse, les yeux pétillants, le sourire aux lèvres. C’étaient des jeunes femmes ou bien des fées peut-être, des feuilles et des fleurs dans les cheveux, qui riaient et chantaient.
La brume s’engouffra alors dans la clairière, comme si elle y avait suivi l’homme, emmenant avec elle la clarté lunaire. Elle enveloppa les danseuses de leurs volutes diaphanes. Il ne vit plus que des ombres. Il cligna des yeux, alors que sa joie vacillait. Les silhouettes paraissaient se déformer, les flammes teintaient le brouillard d’un éclat cramoisi, tel du sang.
Un frisson envahit Richard ; son cerveau lui hurlait de s’enfuir, de quitter cet endroit maudit. Mais il ne pouvait bouger. Lorsque la brume reflua, quelque chose avait l’air différent. Il scruta les danseuses : elles avaient une apparence humaine. Cependant, le visage de l’une d’elles sembla soudain difforme ; la main de sa compagne se vit pourvue de griffes ; la peau d’une troisième adopta une teinte brunâtre.
La musique prit une tonalité plus aiguë et plus rapide. Il se boucha les oreilles et retint un hurlement : il eut l’impression qu’un voile se déchirait et la réalité lui apparut – ou bien un cauchemar ?
Les fées avaient disparu, remplacées par des créatures squelettiques, à la peau couverte d’une écorce suintante, au visage vaguement humain, avec de grands yeux noirs sans pupille, des bras et des jambes longs et fins, qui s’agitaient en mouvements spasmodiques. La brume ondulait lentement tout autour d’elles. Les êtres accélérèrent le rythme de leurs gestes saccadés en une parodie de danse populaire. Un grondement guttural montait dans l’air glacé.
Soudain apparurent six silhouettes vêtues de noir, dont les visages étaient cachés sous des masques terrifiants. Le chant provenait de ces six bouches qui prononçaient des mots incompréhensibles, mais firent se dresser ses cheveux sur sa tête. Richard frissonna. Les paroles résonnaient atrocement en lui. Il se mit à trembler et voulut partir en courant sans se retourner, mais il lui était impossible de bouger.
Puis l’une des chanteuses se tut et s’avança au centre du cercle, juste devant le feu de joie. À son grand effarement, elle riva son regard dans sa direction. Il aperçut ses yeux émeraude à travers son masque. Sa voix à la fois douce et grinçante retentit directement dans son esprit. Miranda Stevenson.
— Viens.
Il essaya de lutter, mais son corps ne lui répondait plus. Il laissa tomber sa sacoche et fit un pas dans la direction de la femme. Son cerveau semblait perdu dans la brume qui l’avait suivie dans la clairière. Les danseurs indifférents continuèrent leurs mouvements désarticulés. Il marcha jusqu’à elle, juste devant le feu, dont les flammes commençaient à prendre une étrange apparence.
— Bienvenue, Richard Steward. Tu es pile à l’heure.
Le chant monta en puissance. Richard tomba à genoux, ses yeux écarquillés rivés dans le brasier. Miranda leva les bras vers le ciel et entonna une incantation d’une voix puissante. Ses paroles incompréhensibles provoquèrent en lui une vague de nausée, mais les créatures hurlèrent en réponse. Une pensée cohérente aussi fugace que l’air traversa son esprit : c’est une sorcière.
Le feu s’enfla soudain ; une silhouette se dessina, puis se matérialisa dans les flammes. La sorcière se décala, tournant son regard vers la chose qui s’approchait de Richard. Ses yeux étaient deux puits obscurs sans fond et sa bouche s’ouvrit en un sourire rempli de crocs. Il s’arrêta juste devant le corps tétanisé de l’avocat.
— Recevez votre don, ô esprit de la forêt. Recevez votre don, pour sa protection et sa sauvegarde.
La créature effleura le visage de l’homme de ses mains glaciales. Richard comprit brutalement ce qui se passait. Son esprit se rebella, mais il était trop tard ; il était sous l’emprise de Miranda Stevenson, sans doute depuis longtemps. L’esprit de la forêt se pencha vers lui. Richard ne voyait plus que son hideuse face, ses bois disgracieux et ses yeux d’une profondeur et d’une sagesse inouïe. La dernière chose qu’il y lut avant qu’une vague de souffrance ne l’emporte dans l’inconscience fut une intense tristesse.
Richard se réveilla lentement, sous la lumière du soleil matinal. Il s’étira, confortablement installé dans le sofa du salon de Mme Stevenson. Une délicieuse odeur de café embaumait la pièce. Il se redressa. Son hôtesse était assise à une petite table, près de la fenêtre et versait le breuvage sombre dans une tasse. Le jeune homme cligna des yeux, essayant de se rappeler ce qu’il avait fait la veille. Une migraine le récompensa de sa tentative. Il grimaça.
— Je vois que vous n’êtes pas encore remis de la soirée d’hier, fit Miranda, d’un ton taquin.
— La soirée ? balbutia Richard en se levant.
— Oui. Venez donc boire un peu de café. Cela vous aidera à dissiper les effets de l’alcool.
L’avocat rejoignit la table en vacillant et se laissa tomber sur la chaise. Il porta la tasse chaude à ses lèvres et savoura le liquide rassérénant dans sa gorge.
— Je ne me souviens plus très bien.
— Nous avons eu une soirée des plus agréable, et vous n’étiez pas en état de rentrer. Alors vous avez dormi sur le canapé, expliqua la femme, en rivant son regard émeraude dans les yeux du jeune homme.
Ces yeux éveillèrent un souvenir fugace dans l'esprit du jeune homme. L’image disparut aussi vite qu’elle était née.
— Nous sommes parvenus à un accord fort satisfaisant et nous avons fêté ça.
Richard hocha la tête, se rappelant confusément leur discussion.
— Oui. La sauvegarde de la forêt sera ma priorité.
Miranda sourit et une douce chaleur enveloppa Richard.
— Bien. Une voiture va vous ramener chez vous.
— Je vous remercie.
Elle se leva et son invité en fit autant. Elle se rapprocha, tendit les mains et refit le nœud de cravate de Richard. Elle plongea son regard dans les iris bruns piquetés d’étoiles dorées de l’avocat et sourit, avant de faire un pas en arrière. Richard s’inclina.
— Nous nous reverrons bientôt, fit-il.
— J’y compte bien, répondit Miranda.
Elle prit le bras de son invité et le raccompagna jusqu’à la porte, puis le regarda s’installer dans la berline noire. Lorsque la voiture disparut dans l’allée qui menait à la route, Miranda laissa ses yeux errer sur la forêt ancestrale autour de son manoir. Derrière elle, cinq silhouettes féminines, toutes de noir vêtues et masquées, apparurent.
J'ai vraiment adoré les descriptions et l'ambiance qui parsèment votre histoire.
On est plongé dedans comme si on y était.
La forêt et ses nombreux pièges, lorsqu'on y est seul l'atmosphère n'est jamais la même et on ressent ici toute la tension.
J'aime beaucoup la façon dont vous décrivez le personnage, tout dans la progression en glissant quelques adjectifs furtifs. C'est vrai que ça donne une narration très fluide!
J'aime beaucoup ce genre d'histoire entre rêve/onirisme/réalité, c'est très bien amené. J'y ai trouvé quelque chose de très Lovecraftien et comme Lovecraft est un de mes maîtres en matière d'écriture horrifique, forcément j'adhère à 100%
Bravo pour cette super nouvelle d'Halloween
J'aime bien que ton perso se voit comme contrôlant la situation, rêvant déjà à conclure, et l'affaire, et avec la madame, et qu'en fait c'est lui la victime, haha. Enfin, je pense ? J'avoue que je ne suis pas sûr d'avoir saisi ce qui s'est passé à la fin, je pensais qu'il allait être sacrifié ? Ou il a seulement été "possédé" pour le forcer à protéger le manoir et la forêt, c'est ça ? C'est plutôt clément, comme sort, haha.
La nouvelle est bien écrite, mais il y a peut-être un assez long moment où Richard erre dans la forêt avant qu'il arrive quelque chose. Après, ça aide pas pour la patience de lire une vingtaine nouvelles à la suite haha, donc c'était peut-être juste les circonstances qui m'ont donné ce ressenti. Merci du partage en tous cas !
Histoire à l'humour noir. Le personnage principal un peu macho sur les bords et blasé arrive à un rendez-vous dans un lieu typiquement horrible. En réalité il est servile et pas très malin. Il se fait bien avoir. Le lendemain il s'éveille sans comprendre tout à fait ce qui lui est arrivé. On imagine que les sorcières se sont bien vengées de lui. Merci pour cette lecture
J'avoue que je ne m'attendais pas à une fin aussi positive. Dans le sens où le pauvre Richard ne termine pas en sacrifice déchiqueté, car même si il est envouté, il a eu de la chance ! Et puis, il est envouté pour sauvegarder la foret, alors ça va, il s'en tire vraiment bien :)
Une histoire qui se lit facilement :)
J'aime bien l'idée que ça finisse bien, c'est inattendu, avec comme thème la protection de la forêt, intéressant ! On ne sait pas trop si il a été envouté à la fin, mais j'imagine que oui.
D'un point de vue plus personnel, sur le style d'écriture que tu proposes, il me semble que parfois, quelques adjectifs en moins rendrait le texte plus incisif, mais c'est bien sûr assez subjectif.
Une chose qui m'a perturbé par contre c'est le point de destination du GPS qui se déplace.