Peut-on vraiment se transformer en chat ?

Alain Picard avait une sœur parisienne à laquelle il rendait visite tous les ans. Celle-ci était mariée à un psychiatre en vue, le docteur Sully. Les retrouvailles du frère et de la sœur ne duraient pas plus longtemps qu'un dîner, au cours duquel Picard avait pris l'habitude de prodigieusement s'ennuyer.

Le docteur Sully avait une trentaine d'années, des traits fins, un aspect encore juvénile qu'il dissimulait sous une barbe épaisse. Après quelques minutes pendant lesquelles il laissa poliment son épouse prendre les nouvelles du village, il demanda : « Et votre fille, Alain ? Quel âge a-t-elle maintenant ?

- Oh, tout juste dix-huit ans.

- Vous la verriez, s'enthousiasma Madame Sully, en se tournant vers son mari, je n'ai jamais vu de plus belles jeunes filles. N'est-ce pas Alain ?

- C'est vrai.

- Il faudrait que vous l'ameniez un jour, Alain. A-t-elle déjà vu Paris ?

- Elle n'en a pas besoin mon cher, les jeunes filles ont le cerveau assez perturbé pour cela. »

Il adressa un coup d'œil équivoque au psychiatre, attendant sans doute qu'il se livrât à quelques confidences sur ses patientes ; comme rien ne vint, que le psychiatre gardait son demi-sourire, que Madame Sully embrayait sur un sujet de son cru, Picard se laissa définitivement couler dans le désintéressement le plus total. Autant dire que la barque n'avançait pas très vite sur le fleuve Amazone. Quand survint cet incroyable aparté du psychiatre. "Cher Alain, vous ai-je déjà parlé de l'homme-chat ? " Picard se redressa sur sa chaise. Les yeux du psychiatre brillaient malicieusement. "Voulez-vous que je vous en dise deux mots ?

- Mais bien volontiers mon cher."

Le psychiatre tassa le tabac dans sa pipe, cherchant son effet et la modulation de sa voix « Je ne peux évidemment pas vous dévoiler l'identité de mon patient. Secret médical oblige. Sachez seulement que sa famille est exceptionnellement riche. Elle a fait fortune grâce au sucre de betterave au début du siècle, la fortune s'accumule depuis. Elle est présidée par une solide matriarche, un peu extravagante qui a été, du temps de sa jeunesse, un cas de psychanalyse tout à fait passionnant ».

Sully alluma sa pipe. La fumée tourbillonna autour de ses moustaches puis autour des cristaux du lustre. Au fond, Sully n'avait pas beaucoup de respect pour ce beau-frère qu'il voyait une fois l'an et qui n'éveillait chez lui aucune espèce d'amitié. Il s'amusait toutefois à capter son attention. Il s'y prenait très bien.

« Mais voici, reprit-il, le dernier rejeton de cette famille est arrivé dans ma clinique il y a quelques mois. Pour vous le décrire, il s'agit d'un homme dans les trente-cinq ans, rond, blafard, avec des yeux pochés et des dents pointant vers l'avant. Nous avons eu dans mon bureau une conversation à peu près normale. Après une vingtaine de minutes, pendant lesquelles il me fit le récit de ses différents internements (depuis ses seize ans environ) il consentit à me dévoiler la raison de sa présence. « Docteur, m'a-t-il dit, je crois que je suis un chat ». Cher Alain, je vous le dis sans honte : le plus souvent, je ne parviens pas à percer le mystère qui entoure le mal de mes patients, mais devant cet homme, d'intuition, j'arrivai immédiatement au cœur de son complexe.

Je lui demandai à peu près ceci : et cette peau de chat, vous déplaît-elle ? Pas de réponse. Il se mit à rougir, et du reste du séjour je n'obtins plus de lui qu'un silence obstiné. Car dès qu'il fut dans sa chambre, je n'eus plus affaire à un homme, mais bel et bien à un animal. Il avait pendant la nuit enroulé ses vêtements et ses draps, de manière à en faire une sorte de tuyau de fourrure. Pelage disparate dont il s'était recouvert. Je l'observai marcher à quatre pattes. Il se frottait aux objets, escaladait les meubles, grattait à la porte.

Je vous l'avoue Alain, je me désintéressai quelque peu des autres patients de ma clinique. Il n'y avait alors qu'une poignée d'écrivains syphilitiques. Je passais des heures assis sur le tabouret de cette chambre, stupéfait devant le jeune homme le plus riche de Paris soudain transformé en chat. Au jour deux, il souilla abondamment son lit. Je remarquai que dans ses bagages, rangés dans le cagibi de la clinique, il avait emporté sa propre litière. Je refusai cependant de l'utiliser et missionnai chaque jour les infirmières afin de rafraichir la chambre. D'ailleurs, ce monsieur n'était pas sale à proprement parler. Il se lavait à la manière des chats, en se léchant le poignet et en se frottant le visage avec...Alain, je ne vous ennuie pas ?

- Pas le moins du monde » s'empressa de répondre Picard. Son imagination turbinait.

« Bien. Au début de son séjour, qui dura un mois, Monsieur Siméon (appelons-le ainsi) était plus homme que chat. Il se promenait dans le jardin de la manière la plus civilisée du monde, en s'appuyant sur une petite canne, en dispensant de-ci de-là, un brin de causettes aux autres résidents. Sa métamorphose intervenait à la manière d'un accès, c'est-à-dire tout à fait soudainement. Quoique non, cela n'est pas juste, il m'apparut assez vite que Monsieur Siméon préparait son délire.

Ses chaussures étaient toujours soigneusement alignées près de la porte, et mises de telle façon, qu'une fois chat, il ne fut pas tenté d'uriner dessus. Quand il voyait le moment de sa métamorphose arriver – avez-vous lu docteur Jekyll et Mister Hyde de Stevenson ? – il saluait poliment les autres résidents et rejoignait ses quartiers, de sorte que jamais nous ne vîmes de chat dans les pièces communes ou dans le jardin. Ce n'est que vers la moitié de séjour que Monsieur Siméon sembla perdre le contrôle de ses apparences. Durant quinze jours, il ne fut qu'un chat et rien qu'un chat. Il ne sortit pas de sa chambre. Il jouait avec des boules de poussière. Il mangeait à la gamelle et griffait les infirmières... »

Picard intervint : « Venons-en au fait Philippe. L'avez-vous guéri ce patient ?

- Eh bien non...répondit Sully, légèrement embarrassé. Monsieur Siméon, au dernier jour du mois décida de partir. Il avait remis son complet pour m'annoncer la nouvelle.

- C'est tout ?

- Oui c'est tout.

- Qu'avez-vous diagnostiqué ?

- Ma foi, rien d'autre qu'une perversion ».

Sully resservit du vin à sa femme et à Picard. Il soupira, soudain grave et presque soucieux. « Guérit-on des perversions ? ». Il regardait Picard par-dessus ses lunettes. « On peut éclairer leurs causes, leurs fondements, mais les supprimer...je crois bien que cela est impossible. D'ailleurs, il m'a semblé en définitive, et c'était comme je vous l'ai dit mon intuition initiale, que Monsieur Siméon était en bonne intelligence avec sa manie...

- Enfin, j'ai bien cru comprendre qu'il était comme possédé...

- Oui...songea Sully, mais cela faisait partie du jeu qu'il jouait avec lui-même...enfin...assez parlé de ce Monsieur !

Picard, le docteur Sully et sa femme restèrent à table une heure encore. Picard déclina l'invitation du psychiatre à passer au salon. Il alla se coucher, et le lendemain, à l'aube, il partit pour Cognac. Dans le train, il ne put s'empêcher de songer à ce Siméon. L'étrange était toujours pour Picard une porte d'entrée à son imaginaire calculateur. Pouvait-il tirer parti de cette histoire ? A la gare de Cognac, il eut la chance de croiser le maire qui se rendait au village en automobile. Cela lui évita de prendre la calèche, et surtout de subir le furieux soleil qui frappait la région en cet été 1922.

Picard habitait une maison au centre du village. Sa fille l'attendait. Hortense était une belle jeune fille de 18 ans, blonde, au teint rose et lumineux. Son père l'embrassa sur le front. Il rejoignit aussitôt son cabinet. Hortense gagna quant à elle le café du coin, où elle servait les habitués en attendant de se fiancer. Picard s'assit à son bureau. Le maire et lui avaient eu le temps de discuter dans la voiture. La conversation avait tourné autour du dernier achat effectué par la mairie. Il s'agissait d'une grande propriété un peu en retrait du village. Un manoir qui avait longtemps appartenu à la veuve du pharmacien. Le maire ne savait pas encore ce qu'il allait en faire. Du moins, en attendant, le bâtiment était libre. Une illumination traversa l'esprit de Picard. Il prit du papier à lettre, une plume et se mit à écrire à son beau-frère.

Cher Philippe,

Je vous remercie tout d'abord (...). Une belle propriété très vaste et très tranquille s'est libérée aux abords du village. C'est un endroit délicieux. J'ai immédiatement pensé à votre Monsieur Siméon. Pensez-vous que cela soit judicieux de lui proposer une petite retraite à l'air frais de la campagne ? Il sera reçu selon son rang, et avec tous les égards que l'on doit à un malade.

Bien à vous, et mes plus respectueuses salutations à ma chère sœur,

Alain

Il envoya sa lettre au pas de course. La réponse vint une semaine plus tard. Monsieur Siméon acceptait l'invitation. Il arriva au milieu du mois d'août dans une Ford chargée de bagages. Elle s'arrêta devant la mairie dans un nuage de poussière. Monsieur Siméon descendit prudemment. Il était encore plus petit et rond que ce que Picard imaginait. Tout à fait piriforme. Il était vêtu de noir. Pas une partie de son corps n'était découverte, malgré la chaleur. Il portait une casquette et des lunettes teintées qui lui cachaient les yeux. Picard et le maire se pressèrent à sa rencontre. On l'aida à descendre ses valises. Siméon avait la blancheur un peu maladive et grasse d'un boudin pas cuit. Il serra mollement la main des officiels. Les enfants couraient tout autour de lui. Picard avait demandé à sa fille de lui tendre un bouquet sur le seuil de la mairie. Siméon la regarda à peine plus que les autres.

Après quelques formalités, Picard accompagna Siméon jusqu'à sa nouvelle résidence, située à un petit kilomètre en retrait du village. L'installation dura deux jours. Picard y mit du sien. Siméon disposa ses affaires dans la plus grande chambre. Il avait quelques vêtements, des fauteuils, des coussins, un secrétaire, qu'on dut monter avec précaution, pour ne pas en abîmer les dorures. Une petite malle était restée dans le vestibule. Au moment où Picard s'apprêtait à la prendre pour la porter à l'étage, Siméon surgit. « Ne touchez pas à cette valise » dit-il d'une voix ferme. Il ajouta avec un faible sourire. « S'il vous plaît, je m'en charge moi-même ». Picard se dégagea poliment. Siméon se saisit de la malle. Il grimpa les escaliers sans se retourner. Picard se gratta la tête. Malgré son insistance, il n'était parvenu à aucune forme de complicité avec cet homme étrange. On demanda à Siméon un loyer exorbitant. Il le paya rubis sur ongle. C'est ce qui décida Picard à lui présenter Hortense.

Siméon était maintenant installé depuis trois semaines. Il avait payé un certain Delaunay pour lui apporter ses denrées une fois par semaine. Il avait besoin de peu. On interrogeait de temps à autre Delaunay sur ce qu'il avait pu voir du quotidien de Siméon. Celui-ci n'avait rien à dire. Et pour cause, il laissait systématiquement le panier de nourriture sur un rebord de fenêtre. Un jour donc, Picard amena Hortense jusqu'à la maison de Monsieur Siméon. Il dut la forcer. Dès leur première rencontre quelque chose chez Siméon avait aussitôt dérangé Hortense. Peut-être cela tenait-il de sa pâleur, de son absolue placidité, de son physique si impropre aux passions...

Ce fut endimanchés et parfumés que Picard et sa fille sonnèrent à la porte de Siméon. Personne ne vint leur ouvrir. On entendit de la vaisselle qui se brise, quelques bruits mats. Puis plus rien. Picard fit le tour de la maison, colla son nez à la fenêtre. Il n'aperçut rien d'autre que les ténèbres d'un intérieur abandonné. Aucune fumée ne sortait de la cheminée. Picard et Hortense regagnèrent le village. A partir de cette date, Siméon cessa d'intéresser Picard. Le calcul avait été mauvais. Il n'y avait rien à tirer d'un type semblable. Une fois ou deux, Sully demanda des nouvelles à Picard. Picard lui mentit. Il lui raconta que Siméon avait repris du muscle, qu'il sympathisait avec les autres habitants et qu'il nouait même des amitiés. Tout cela était faux bien entendu. La nuit, aucune lumière ne sortait de la maison. Picard oublia Siméon et le village avec lui.

Un jour, cependant, Siméon réapparut. Le café était rempli, Picard accoudé au comptoir. Siméon rentra dans le café, et d'abord on ne le remarqua pas. Siméon avait cette apparence de tas de glaise, avec laquelle, selon certaines légendes, ont été façonnés les premiers hommes. D'une substance si commune, et habillé de noir, il passa inaperçu. Il prit une chaise à côté de Picard. Il observa avec attention un coin du café, près du poêle, entre une table et le mur.

En apercevant Siméon, Picard esquissa une certaine surprise. Il lui posa quelques questions, auxquelles celui-ci répondit mollement. Puis plus rien. C'est à peine si Picard remarqua la très légère animation tapie dans le fond son œil. Un sourire gourmand soulevait ses joues grasses. Hortense servait au bar. Elle ne croisa pas le regard de Siméon puisque celui-ci baissait les yeux. Il ne parla à personne. Un moment, il se leva et alla vers la banquette. Il appuya sa main sur le fauteuil près du poêle, comme pour en vérifier le moelleux. Il resta encore quelques secondes à cette place, dans ce coin, inspectant les lieux de sa tête qui se mouvait comme un pendule trop lourd, puis il quitta le café sans saluer personne.

Un mois passa encore, pendant lequel Siméon ne se manifesta pas plus de signe de vie que le mois précédent. Il revint cependant. Voici dans quelles conditions : il s'était planté devant le café. Le soleil tombait verticalement sur la place en terre battue. Rien n'avait changé dans sa physionomie générale : petit et gras. Seulement, à la place du sévère costume noir qu'il portait d'habitude, il s'était vêtu d'une sorte de déguisement d'une pièce, qu'il avait enfilé en commençant par les jambes. Le déguisement l'habillait de la tête aux pieds. Un capuchon couvrait sa tête et ne laissait découverte qu'une mince portion de visage. On ne voyait ni son menton si ses cheveux. Ce déguisement était celui d'un chat.

Un gros chat gris, avec une longue queue qui trainait dans la poussière. Siméon s'avança sur la place et rentra dans le café, tout à coup plongé dans un silence absolu. Il s'arrêta au milieu des clients, jeta un regard à la ronde. Il se mit à quatre pattes, puis se dirigea vers le coin du poêle, où il se blottit amoureusement. Il ronronnait. C'était affreux. On appela Picard. Celui-ci s'approcha de Siméon, lui posa une main sur le dos. « Monsieur Siméon ? Tout va bien ? ». Siméon se redressa. Il n'avait plus rien d'humain. Son visage n'exprimait rien d'autre qu'un contentement un peu vague, sans profondeur. « Siméon ? » l'appela de nouveau Picard. Ce nom ne lui évoquait rien. Il ronronnait.

Le soir même, Picard se concerta avec d'autres hommes du village. Ils décidèrent de déloger Siméon du café. Celui-ci avait refusé de bouger, et il était trop lourd pour qu'on le déplaçât civilement. Picard tenta de rassurer les clients du troquet : cela n'était qu'une crise passagère. Or, rien ne changea dans l'attitude de Siméon. Pelotonné à côté du poêle, il s'était débarrassé de toute notion de langage humain. Il ne semblait rester au fond de lui-même que cette nébuleuse cousue d'instincts qui compose l'esprit des animaux.

C'était donc la nuit. Siméon dormait toujours près du poêle. On avait apporté une brouette. On se mit à quatre pour le soulever et le placer dans le caisson. Ce fut un effort considérable pour le mener au bord de l'étang. On le prit à bras, espérant qu'un bain d'eau fraiche le ramènerait à la réalité. Il se réveilla, se débattant en tous sens, griffant tous azimuts, montrant des crocs gâtés et noirs. Picard fut sérieusement amoché. On parvint finalement à le jeter à l'eau. Il s'agita à la surface. L'écume vola à plusieurs mètres. Il se noyait. Cela dura une bonne minute. Picard, tout sanguinolent, fut d'avis de le laisser s'exercer encore un peu. Les autres le prirent en pitié. On sortit Siméon de l'eau, dans une traînée de boue et d'herbes coupées. Sa peau de chat ruisselait. Après un ultime coup de rein, il s'enfuit à quatre pattes, puis se perdit dans la nuit.

Le lendemain Siméon revint au café, tout juste légèrement plus méfiant que la veille. Il avait abandonné la position debout, ne se déplaçait plus qu'à quatre pattes. Un murmure d'indignation parcourut la clientèle. On éloigna les enfants. La démarche de Siméon, le ventre léchant le sol, et puis sa bouche luisante et stupide, rappelaient quelque chose du satyre. Il était par ailleurs d'une insoutenable saleté. Le déguisement n'avait pas de trou pour son postérieur, il déféquait et la fiente coulait dans ses bas. La peluche était couverte de galures. L'ensemble virait au brun.

Le temps passa et aussi surprenant que cela puisse paraître, on commença à s'accoutumer à la présence de Siméon. On le considéra bientôt comme un chat authentique. On lui caressait la tête, on le nourrissait. Il vivait sa vie de chat. Un jour, il ramena un oiseau tout sanglant dans sa gueule. Le sang dégoulinait sur son cou et son ventre. Il le déposa sur le seuil de la mairie. Un autre jour, ce fut une voisine de Picard qui entra furibonde dans le café : Siméon s'approchait un peu trop près de ses chattes. A la fin de l'été 1924, deux ans après son arrivé, et alors que la peau de chat semblait s'être parfaitement confondue avec la peau humaine, on remarqua sur le dos de Siméon une plaie purulente.

Avant que d'être examiné, il s'enfuit dans les champs bordant le village. De temps à autres surgissaient deux oreilles au-dessus des blés. Sa plaie guérit. Durant l'hiver de la même année, de gamins complotèrent de couper sa queue, voir si celle-ci saignerait. Ils s'approchèrent donc discrètement de Siméon, se pinçant le nez et surmontant leur dégoût. Avec un couteau ils hachèrent le ruban de poil. Il n'y avait que du tissu et pourtant Siméon hurla de douleur. Il se roula sur le parquet dans des contorsions spectaculaires. Il ne lui restait plus que deux canines abîmées. Il n'avait pas maigri. Il passa les jours suivants dans un trou de neige.

Le village avait désormais son chat. Il circulait partout sans éveiller la moindre méfiance. Il entrait dans les maisons où on choisissait de le nourrir ou pas. Au détour d'un chemin, on le voyait parfois accroché à une branche d'arbre, somnolant, un peu bête. Il sursautait au bruit des oiseaux dans les buissons. Il avait toujours sa place favorite auprès du poêle.

Une seule personne ne croyait pas en la métamorphose. Hortense se méfiait de Siméon. Celui-ci imprimait dans son cœur un profond malaise. Quand il se frottait à ses jambes, elle devait lutter pour ne pas crier.

Le 10 mai était jour de fête au village. On installait des tables sous les arbres qui faisaient la devanture de la mairie. On s'éclairait aux feux de joie. On roulait des tonneaux de vin jusqu'à de grands châssis où ils étaient disposés verticalement. Les bondes sautaient et à la fin tout le monde était très saoul. Picard avait profité de l'occasion pour faire rencontrer quelqu'un à sa fille. C'était un fils d'épicier de Saint-léger. Il n'était pas désagréable. Grand, roux, avec de bonnes manières. Il adorait danser. Il dansa avec tout le monde toutes sortes de danses un peu fantasques. Il bavarda avec Hortense, la main sur la hanche, tout suant. Il ne prit même pas le temps de considérer sa beauté.

L'orchestre repartait et il se retrouvait de nouveau au milieu de la foule, à rire et à sauter comme un démon. Il finit par déplaire à Picard. Il ne déplut pas complètement à Hortense. Il était deux heures du matin qu'il n'avait pas fini de remuer. Il ne restait plus rien dans les plats. Hortense, assise, avait ses mains jointes entre ses jambes. De temps à autres, elle hélait le jeune homme. Elle lui montrait du bout du nez une vieille avec qui il n'avait pas encore dansé, et celui-ci s'exécutait. La veille était ravie, Hortense était amusée. Picard posa sa main sur l'épaule de sa fille. « Je pense que tu devrais aller te coucher », lui souffla-t-il d'une voix mauvaise.

- Permettez au moins que je salue le jeune homme que vous m'avez amené ».

Hortense se leva, et alla vers le danseur. Elle lui tendit comiquement sa main. Celui-ci la baisa entre deux pas, et replongea aussitôt dans son swing.

La maison de Picard se situait non loin de la mairie. Hortense marcha un moment dans le noir complet. Elle trouva la porte à tâtons. Une fois chez elle, elle se déshabilla et se coucha. Dans sa chambre, il n'y avait qu'une lampe blafarde qui éclairait à peine les motifs floraux du papier peint. Hortense avait les yeux rivés au plafond. C'est ainsi qu'elle cherchait le sommeil. Elle éteignit la lumière. Un très léger bruit attira son attention vers l'imposante armoire dressée devant son lit. Au-dessus de l'armoire, il y avait une espèce de masse d'ombre, une condensation dans les ténèbres, quelque chose enfin, qui suspendit le souffle de la jeune femme. Elle alluma la lumière : apparut alors, perché au-dessus de l'armoire, le chat Siméon, qui attendait sans un mouvement, le regard empli d'une humaine concupiscence. 

 

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Theo Chevêche
Posté le 21/10/2023
J'ai trouvé le titre intrigant, et je ne regrette pas d'avoir lu cette nouvelle très sympathique. C'était bien mené, amusant, ni trop long ni trop court. J'ai trouvé très drôle le moment où ils réfléchissent à comment sortir Siméon de son fauteuil, un vrai dilemme de possesseur de chat.

J'ai noté quelques petites corrections à apporter :
- il manque des virgules dans certains dialogues : "Et votre fille Alain ?", --> "Et votre fille, Alain ?" (ou bien on dirait qu'Alain est le nom de la fille), "Oh tout juste 18 ans" --> "Oh, tout juste 18 ans" (pour une pause plus réaliste)
- quand ils montent les meubles de Siméon : "un secrétariat" --> "un secrétaire"

Une remarque personnelle : j'ai trouvé un peu étrange que le beau-frère commence par dire qu'il ne peut pas révéler le nom de son patient, puis le révèle à peine quelques lignes plus bas. Ce serait plus cohérent qu'Alain découvre son nom plus tard, par exemple quand son beau-frère répond à sa lettre, il pourrait alors lui préciser que "l'homme-chat" se fait appeler M. Siméon. En plus, ça ferait en sorte qu'Alain (et le lecteur) ne personnifie pas tout de suite cet homme-chat, qu'il en apprenne plus sur lui petit à petit.

Au plaisir de lire d'autres textes de ce genre
Zadarinho
Posté le 21/10/2023
Merci Theo pour votre excellent commentaire. Je prends bien note de votre réserve sur le moment où est dévoilé le nom du personnage, vous avez raison! Je vais essayer de modifier ça au mieux.

Au plaisir de lire votre texte à mon tour!
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