Pleine Lune

Par Chablaj
Notes de l’auteur : Variation sur le thème de la lycanthropie, récit que je suis en train de retravailler.

Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. Femelles et mâles se reniflaient, sondaient l’air en quête des vibrations nocturnes de certains désirs. Derrière la fenêtre, Marie se balançait dans sa chaise en rotin, sentant la marque au cou qui lui faisait toujours mal. Elle fermait les yeux, humait l’air renfermé de la petite chambre noire, imaginait un monde derrière cette fenêtre qui ne s’ouvrait pas. Elle entendait dans son esprit le fleuve siffloter le long de la berge, en contrebas de murailles écroulées recouvertes de lierre. Elle voyait le bateau, et Omar dedans, assis sur le petit banc, qui l’attendait. Un loup hurla au loin. Marie ouvrit les yeux. Ses iris et leur poutour blanc avaient disparu, seuls restaient deux orbites d’encre profonde, deux océans de noir sans limite, luisant de la faim, de l’appétit revenu. 

Elle hocha la tête, comme pour s’assurer que son cou fonctionnait encore, agrippa les accoudoirs de sa chaise de ses doigts maigres et se leva avec difficulté. Omar n’était pas là. Il n’y avait pas de bateau, pas de fleuve sifflotant, pas de berge luisante ni de murailles vétustes, pas de romantisme, pas de rêve, rien. Même pas d’étoiles, se dit-elle en scrutant le ciel à travers la vitre épaisse et sale. Un astre huileux par contre, oui, seul et parfaitement rond dans le ciel maussade de la nuit. Mais quelle nuit était-on déjà, nuit de mai ou d’octobre ? Marie grogna, s’éclaircit la gorge qui était sèche - pas d’eau dans cette petite pièce minable. Elle baissa les yeux sur sa chemise de nuit blanche et sale, elle aussi, salie de poussière et de terre brune. Elle grogna de nouveau, de désapprobation et de dépit. Elle souleva ses jambes l’une après l’autre, raides et lourdes comme des tronçons de bois, et se dirigea vers la porte. Un verrou, un loquet - mais elle n’était pas fermée à clef. Marie tira vers elle le battant rongé de termites, et un morceau de plâtre tomba à ses pieds. Elle se rendit compte qu’elle ne portait pas de chaussures. Ses pieds nus et blancs, fluettement veinés de bleu, luisaient pâlement contre les planches de bois encrassées. Elle en souleva un, se concentrant sur la voûte plantaire qui se décollait lentement du sol, et le posa devant elle sur la première marche d'un petit escalier sombre et opaque, qui sentait le souffre. Elle tâtonna de sa main droite et sentit sous sa paume des grosses briques mal cimentées, rugueuses. Elle souleva le second pied pour s’avancer dans l’escalier ténébreux qui descendait devant elle.

Dehors, le silence. La nuit noire éclaboussait les pavillons, les porches et les buissons immobiles, et enroulait son châle languissant autour de la grosse tour mal agencée au sommet de laquelle se trouvait Marie. C’était un bâtiment informe et infâme, dont même l’obscurité environnante n’empêchait pas de constater la difformité. Tour boursouflée et terreuse qui s’élevait crûment vers le ciel, on aurait dit le monstrueux trou d’une taupe gigantesque. Tout autour, des petites maisons maussades, des bungalows sortis de catalogues, des trottoirs minces filant le long de rues grossières, des arbustes et quelques bouleaux fatigués. On entendit un homme tousser derrière les murs poreux d’une habitation. À l'intérieur de la tour, Marie descendait laborieusement en spirales grossissantes vers l’issue et l’air libre. Une odeur âcre de fumée et de ciment frais remplaça celle du renfermé, meilleure quand même, mais rapeuse et sèche, qui piquait les narines. Une pâle lumière grise commençait à se faire voir dans l’obscurité, très loin en bas, laissant entrevoir à Marie la puissance impériale, froide et liquide, soyeuse mais glaciale, de la lune implacable. Elle sentait son coeur se cogner contre les parois de sa poitrine, sans savoir pourquoi. Ses poils se hérissèrent sur tout son corps, même sur sa tête, ses cheveux déjà hirsutes se dressèrent plus encore, elle en sentait les pointes accrochées sur son crâne comme autant de dards enfoncés dans son masque de peau, elle sentit les petits sillons sur la plante de ses pieds s’agripper aux lattes de l’escalier, et eut l’impression que les os de tout son corps allaient se rompre et éclater en mille échardes. Elle sentit le sang se réchauffer dans ses artères, elle crut le sentir affluer vers tous ses organes, ses viscères, ses extrémités. Elle dévala ce qui restait de l’escalier et bondit à travers l’encadrure de la sortie. 

Elle huma longuement l’air désagréable, piquant et rempli d'agrégats de cendre, en fermant les yeux. Il lui était tendre et savoureux après les odeurs de moisissures et de sa propre haleine ressassée qui avaient imprégné la tour. Elle regarda autour d’elle. La nuit était presque bleue désormais, comme le fond d’un encrier. La lune, énorme, irradiait sans vergogne et dardait sa lueur grasse sur les tuiles ocres des toits identiques. Marie commença à courir, déliant des membres souples et aguerris, lentement d’abord, puis plus rapidement ; elle s’engagea dans une allée parmi d’autres, sans savoir où elle allait. Elle observa en courant les grandes cheminées à sa droite, longues, étroites et grises, qui soufflaient encore à cette heure de grandes volutes de fumée mousseuse. Elle posa son regard sur les portes fermées des petites maisons jaunes, en amalgames informes et continus qui se succédaient, portes noires et compactes, toutes fermées, comme l'étaient les petites fenêtres sombres voilées de dentelles. Elle continuait de courir, inspirant, expirant, fermant les yeux par intervalles, prenant plaisir dans la robustesse de son corps et dans son endurance délicieuse. Elle courait vers Omar, car elle était certaine qu’il l’attendait sur le fleuve de son rêve. Elle revit dans son esprit, en courant, la petite muraille écroulée, le lierre, l’herbe douce qui luisait sous la lune et la berge brune émaillée de cailloux blancs, un groupe de hêtres centenaires à l'écorce argentée, et amarrée à l’un des arbres, une petite barque en bois, peinte en vert comme une émeraude, on pouvait même lire son nom tracé en lettres blanches sur la proue : La Louve. Assis sur un banc dans la barque, Omar avait la tête levée vers les étoiles, les bras appuyés contre le bois du banc, ses longues jambes en pantalon de lin croisées devant lui, et il chantonnait un air tout bas. Marie sentit son cœur ralentir en écoutant la chanson d’Omar. Un grand calme remplit tout son être.

Le son d’un verrou qui chuintait doucement se fit entendre. Elle s’arrêta brusquement et dressa l’oreille, comme sous l’emprise d’un instinct qu’elle ne pouvait pas restreindre. Elle se rendit compte qu’elle pouvait identifier le bungalow duquel provenait ce son : il se trouvait derrière la rangée de maisons à sa gauche. Son corps, comme mu par une volonté propre, bascula, et elle se retrouva accroupie, se servant de ses mains pour avancer plus vite, ses jambes la propulsant sans effort. Elle courait en dépit d’elle-même, impuissante, disparue dans son corps qui était devenu son tout. Elle essaya de faire réapparaître le visage d’Omar, mais rien ne venait. D’ailleurs, elle n’en avait plus envie… Ses yeux étincelaient, reflétaient des étoiles qui n’existaient pas dans le ciel, des yeux plus noirs que la nuit qui l’entourait, d’une opacité effroyable, des étangs de jais sans fonds. Déjà, elle était arrivée, elle vit devant elle sous le porche d’une maisonnette une petite silhouette d’homme, quarante ans, la barbe mal entretenue, penché sur une cigarette qu’il tentait laborieusement d’allumer avec un paquet d’allumettes humides. Elle s’arrêta à quelques pas de lui ; il ne l’avait pas vue. Elle l’observa en penchant la tête, il venait d’arriver à ses fins et tirait goulument sur sa cigarette. Un ruban de fumée fila vers les narines de Marie, elle toussa, l’homme sursauta et la vit tout d’un coup. Il se figea, elle aussi. Les yeux dans les yeux, ils s’observèrent, la crainte mêlée à la curiosité d’un côté, la curiosité mêlée à la faim de l’autre. La faim prit le dessus. Marie la sentit si forte dans le fond de sa gorge, dans le fond de ses entrailles, qu’elle rugit et s’élança vers l’homme devenu aussi raide qu’une poupée de cire, et elle enfonça ses dents dans son cou. Elle sentit le goût salé de la peau dure et la déchira de ses incisives. Le sang gicla. Il avait le goût du fer et de l’eau, de l’eau épaisse qui étanchait sa soif et apaisait le monstre de faim qui avait pris le contrôle de son être. Elle bu et bu, elle s’abreuva d’une seule et immense goulée, et d’un coup n’eut plus soif. Elle ressortit ses dents du cou de l’homme et repoussa son corps vidé, qui s’affaissa comme une poupée de son contre la colonne de son propre porche.

La nuit ne broncha pas. Inscrutable, insondable, elle continuait, la lune brillait toujours aussi fort, le ciel d’outre-mer coulait tranquillement vers les bords de l’univers, les petites maisons de carton-pâte stoïquement plantées en rangées immobiles. La tour se dressait déjà loin derrière, surplombant les basses habitations de sa hauteur hideuse, on voyait l’unique fenêtre par laquelle Marie avait scruté le ciel. Plus loin encore, les cimenteries fumaient continûment, leurs longues volutes obscurcissant par endroits la lumière jaunie de la lune. Pas une étoile. Pas un bruit.

Marie était en transe. Son corps était lourd, il ne lui appartenait plus tout à fait, son champ de vision s’approfondit et son regard se flouta, sa tête était si lourde, et pourtant c’était agréable, ces doigts gourds qui ne désiraient pas bouger, cette atmosphère voluptueuse dans laquelle elle se sentait dissoudre. Elle leva une jambe par-dessus le corps comme endormi, puis l’autre, son pied se cogna mollement contre l’épaule de l’homme qui ne bougea pas. Elle se tint sur la plus haute des trois marches du perron et posa les mains sur les hanches, les pieds enracinés au plancher. Une image lui vint dans la tête, remplaçant soudainement l'outre-mer devant ses yeux. Un pied nu, grand et brun, posé sur l’herbe moite du petit matin, puis un autre juste à côté, un pantalon de lin clair, une chemise jaune pâle aux manches roulées en dessous des coudes, de grandes mains brunes aux doigts longs et fins, délicates comme deux jeunes lys, des muscles élancés et saillants aux avants-bras, un col remonté contre le vent, et un visage d’amour et d’attente, qui fronçait les sourcils, qui clignait des paupières, qui sondait le ciel et la terre pour un signe. Le jeune homme avançait rapidement, le vent faisait battre sa chemise contre son torse, le ciel derrière lui s’éclaircissait, le gris du jour remplaçait progressivement le bleu de la nuit.

Sans attendre, Marie dévala les marches et s’élança, sûre d’elle et sûre de ses jambes, vers l’ouest, sans indécision, sans hésitation. Le vent sifflait contre ses oreilles, l’air se fit moins cendré, moins poussiéreux, une étoile apparut au loin, loin vers l’ouest. Marie courait et les rangées de maisons défilaient autour d’elle, de moins en moins serrées, de plus en plus éparses. Elle vit s’approcher d’elle le dernier petit bungalow, derrière la grille duquel un petit bouledogue, qui jusqu'alors dormait devant sa niche, jappa brusquement lorsqu’il entendit la foulée rapide et décidée de Marie. Elle fonça devant la haie et passa la grille sans jeter le moindre regard vers le petit chien, qui se tut et retourna se nicher en boule derrière le portillon.

L’encre bleue de la nuit se teignait de plus en plus de gris. La lune semblait irradier moins fort, elle semblait fatiguée, bâiller, décider que c’en était fini pour cette nuit, qu’il était l’heure de retourner en terre. Celle-ci avait faim de la lune, et n’attendait que de recracher le soleil pour enfin l’avaler. L’air était frais désormais, doux, humide et goûteux, une onde claire qui remplissait les poumons de plaisir. Les gravillons du sol laissèrent place à de l’herbe, clairsemée d’abord, puis drue et riche de la rosée du matin. Les pieds de Marie la portaient toujours, toujours plus loin. Elle sentait son coeur battre si fort à nouveau, serrer ses artères de sa poigne urgente et marteler son sang. Omar était tout près, elle le savait, elle le sentait. Un sentiment de bonheur affleura depuis son cœur, dévoila sa corolle délicate et tapissa son intérieur de ses pétales de velours. L’appétit rua en elle. La fleur se crispa, cessa de s’épanouir, ses fibres devenues fragiles et cassantes s'effritèrent. L’appétit prit sa place, injecta la soif dans les veines de Marie, empoigna son âme et étreignit ses souvenirs. Omar devint la proie, traquée sans le savoir, ignorant la puissance du désir qui poussait le danger vers lui à toute allure. Marie accéléra encore.

Omar marchait vite, il percevait, sans savoir comment, qu’elle était proche. L’attente avait si longtemps pris toute la place dans son esprit, et tellement gonflé, qu’il se sentait près d’exploser. Son muscle cardiaque suffoquait sous la prise de son angoisse, ses muscles faciaux se crispaient par intervalles erratiques et frémissaient de tension, et puis il avait mal aux pieds d’avoir tant marché sans halte. Il s’arrêta. Il mit les mains sur ses genoux et haleta, encore un peu, encore un peu, encore un peu et puis je repars.

Avant même de l'apercevoir, Marie le sentit. Son parfum, qu’elle connaissait si bien, excita le monstre qui bondit dans sa cage thoracique. Ce serait meilleur encore que l’autre homme, ce serait le meilleur repas de sa vie, et le dernier sans doute, puisque comment pourrait-elle vivre une fois qu’elle se serait rendue responsable de la mort d'Omar ? Mais Marie ne pensait pas cette pensée, elle ne pensait d’ailleurs pas de pensées. Son esprit était éteint, son bon sens étouffé et son amour dissous dans le corrosif appétit. Elle avançait à pas mesurés désormais, prête à débusquer sa proie, qui se trouvait juste là, juste derrière ce cognassier.

Omar la vit. Une silhouette fluette en chemise de nuit blanche et sale, la main posée sur le tronc d’un arbre couvert de fruits mûrs, des cheveux noirs emmêlés, et ce visage qu’il aimait tant, qu’il aimait à mourir. Il avança vers elle, sans voix, elle s’avança vers lui, lentement. Derrière elle, la vaste plaine vide laissa apparaître le premier rayon du soleil à travers les nuages sombres qui recouvraient le ciel. Omar avançait et planta ses yeux dans les yeux de son aimée. Deux iris bleus, bleus comme un ciel d’été, le regardaient en retour. Un petit mouvement mut la bouche sèche de la jeune fille, et elle ouvrit des lèvres craquelées pour laisser voir ses dents d’ivoire dans un sourire radieux. Omar la prit dans ses bras, caressa la peau qu’il avait tant désirée, et posa ses lèvres sur celles de Marie.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez