Plus-Belle-que-Fée

Il était une fois un roi et une reine dont la première fille naquit un matin de printemps, parmi les fleurs. Tous ceux qui la virent en restèrent sans voix. Elle dépassait les roses même par sa beauté, c’est pourquoi on l’appela Plus-Belle-que-Fée. La reine et le roi étaient très fiers de leur enfant. Ils la firent mettre en nourrice dans le palais le plus beau du royaume et retournèrent au combat, car le royaume était sans cesse attaqué par des barbares.
La petite princesse ne manqua jamais de rien, sauf de compagnie. Elle grandit au milieu des fleurs, et les surpassa toutes de grâce et de charme. Sa renommée grandissait sans cesse et parvint bientôt aux oreilles de la Reine des fées. Celle-ci en fut très intriguée. Depuis des années, elle essayait d’avoir une fille pour assurer sa succession, sans y parvenir. Même les meilleures soignantes fées avaient échoué dans leurs remèdes. La reine rassembla son conseil et leur confia son idée. Elle envoya sa plus fidèle servante à la cour de la Princesse. À son retour, la servante parla longuement de la princesse solitaire dans son jardin de roses. Au fil des années, ses parents avaient eu d’autres enfants et n’étaient jamais retournés la voir. La beauté de la jeune fille attirait tous les prétendants des royaumes voisins, auxquels elle n’attachait pas la moindre importance. C’était décidément une héritière prometteuse, jugea la Reine.
Elle se mit en route vers le château aux roses. Elle se présenta comme une princesse étrangère, et entra comme dame de compagnie à son service. La jeune princesse en fit vite sa favorite. La reine fée aimait plaisanter, lui racontait des histoires extraordinaires sur des pays lointains, la coiffait longuement, lui parlait de peinture et de littérature. Tous ces sujets étaient inconnus à Plus-Belle-que-Fée et elle était ravie d’écouter la Reine. Celle-ci, s’étant assurée de son amitié, se décida à l’enlever. Elle se heurta cependant à une difficulté à laquelle sa servante ne l’avait pas préparée. Le château avait été enchanté il y a bien longtemps et on ne pouvait porter préjudice à ses habitants. La reine chercha un moyen de contourner ce problème et trouva bientôt une solution.
Il existait dans le mur d’enceinte une petite porte cachée qui menait à l’extérieur. Un jour que la princesse jouait dans le jardin avec ses dames, la reine s’en approcha et joua une pièce de son invention. Elle passait la porte, revenait en ayant adopté des manières fort différentes, déclamait un petit texte puis ressortait pour recommencer. Elle joua ainsi à la matrone, à l’ingénue, imita la gouvernante et la professeure de dessin. La princesse ne se tenait plus de rire et voulut jouer elle-même l’une de ses petites scènes. Elle sortit par la porte, mais dès qu’elle eut mis un pied au-dehors, la reine se saisit d’elle et l’emporta. Elle avait déplié son char, tiré par deux sangliers blancs, y jeta la princesse et s’envola. Tout cela fut si rapide que l’on n’eût guère le temps de s’en rendre compte au château. Plus-Belle-que-Fée crut qu’elle allait défaillir à cause de la hauteur et de la vitesse. Il n’y avait plus sous elles que de l’eau. Elle se jeta au cou de la reine, qui la rassura tant qu’elle put. « N’ayez crainte, mon enfant, lui dit-elle, vous êtes en sécurité. Ce char est enchanté et l’on ne peut en tomber. » Elle se ressaisit et contempla la mer qui défilait. De temps en temps, un poisson énorme jetait un jet d’eau à la surface et disparaissait dans les profondeurs.
Les deux femmes arrivèrent à un palais plus fabuleux que tous ceux dont la princesse avait jamais entendu parler. Ce n’étaient que jardins et terrasses, fontaines et cloître, le tout sur une proéminence au-dessus de la mer. La princesse descendit du char de la reine dans la cour principale, dans laquelle s’étaient rassemblées toutes les fées. À sa vue, elles échangèrent des commentaires qu’elle ne put pas entendre. La Chambellane la fit entrer dans le palais et la conduisit le long de couloirs de marbre et d’or jusqu’à une chambre extraordinaire. La princesse y fut laissée seule. Elle y découvrit un lit moelleux, un repas somptueux et un bain parfumé. Une fois lavée et nourrie, elle reçut la visite de la Reine, qui avait repris ses habits ordinaires. « Tu es ici au palais des fées, lui apprit-elle. Je t’ai choisie pour me succéder à la tête de notre royaume, mais tu devras prouver ta vaillance avant de pouvoir accéder au trône. Les épreuves sont au nombre de trois et elles débuteront demain. D’ici-là, tâchez de dormir. » Sur ces mots, la reine quitta la pièce.
La princesse tourna et retourna dans la chambre sans parvenir à trouver du repos. Elle se laissa tomber dans un fauteuil et réfléchit à sa situation. Elle était passée d’un château sans avenir où elle s’ennuyait à un palais merveilleux où l’on voulait lui offrir un trône ! C’est alors qu’elle entendit un coup à la porte.
Une jeune fille entra. Avec ses cheveux de jais et ses yeux aussi bleus que la nuit au-dehors, elle était magnifique. Elle était gaie et plut immédiatement à la princesse. Elle se présenta comme Désir, une jeune paysanne enlevée par une fée, qui l’avait aimée brièvement avant de l’abandonner. « Je connais les épreuves que tu vas traverser, assura-t-elle en grignotant du raisin, laissé sur la table par la princesse. Je ne peux rien t’en dire, à part qu’il te faudra de la ruse et du courage. » La princesse assura, un peu vite, qu’elle n’en manquait pas. Désir répondit : « Je t’aiderai du mieux que je peux à en triompher, sois-en certaine. » La princesse la remercia chaleureusement, et elles se séparèrent.
Après tous ces événements, elle crut qu’elle ne dormirait jamais, mais le lit était tellement moelleux qu’elle s’éveilla fraîche et reposée le lendemain matin. Une robe l’attendait sur le dossier du fauteuil. C’était la robe la plus étrange que la princesse eût jamais vue. Le tissu en était presque transparent. Il se portait sur une tunique qui dissimulait ce qui devait l’être, mais guère plus. Pour la princesse, qui avait passé toute sa vie dans des épaisseurs de robes encombrantes, cela représentait un changement bienvenu. Le vêtement très long bruissait à chacun de ses mouvements. Elle se souvint que la Reine et Désir avait toutes deux porté des tenues similaires lorsqu’elles étaient venues la voir la veille.
Elle trouva la table mise pour le déjeuner et mangea de bon appétit. Une fois prête, elle sortit, pour trouver un garde devant sa porte. Elle voulut dissimuler ses formes trop dévoilées, mais il ne leur accorda pas un regard. Il lui demanda de la suivre, et la conduisit dans un jardin dans lequel se rassemblait la cour. La reine, portant une lourde couronne tout en pierres précieuses, s’avança et déclara : « Nous sommes réunis ici pour assister aux épreuves de celle qu’on appelle Plus-Belle-que-Fée ». Le nom déclencha une vague de murmures, que la reine fit taire en continuant : « La première épreuve est aisée. La candidate devra se tenir sans manger, ni boire, sur cette colonne, comme une statue du jardin. » Les courtisans applaudirent. Le garde fit monter la princesse sur un piédestal qui l’exposait aux vues de tous et la reine lui signala qu’elle reviendrait le lendemain à la même heure pour la délivrer. La princesse resta seule.
Les courtisans venaient observer cette étrange statue et commentaient sa beauté. Certains prenaient des paris sur l’issue de son épreuve. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle ne s’était jamais sentie aussi humiliée. Au bout de quelques heures sous un soleil brûlant, la soif la prit et ne la lâcha plus. Ses bras nus rougissaient, ses jambes tremblaient tant et plus. À la nuit tombante, elle était prête à supplier son garde pour une goutte d’eau. La mort lui paraissait préférable à ce supplice.
À peine cette pensée lui fut venue qu’elle vit une silhouette s’approcher. À ses cheveux noirs, elle reconnut Désir. « Le garde dort, dit-elle. Il n’y a personne aux alentours. Je t’ai apporté un dîner. » Tremblante, la princesse s’assit au bord de son piédestal. Son amie lui donna un panier rempli de provisions. Elle but de l’eau à longues gorgées, puis dévora des fruits et du pain. Bien qu’il fût très simple, il lui sembla être le meilleur repas qu’elle eût jamais fait. Une fois rassasiée, elle entama une longue discussion avec sa nouvelle amie. Elle lui raconta son enfance solitaire, son affection pour la reine et son désir de triompher. Désir narra comment elle avait grandi dans une ferme, la visite de la fée et sa vie au château. La princesse avait si peu l’usage du monde que l’idée de deux femmes amantes ne lui parut nullement étrange. Elles ne se séparèrent qu’à l’aube. La princesse reprit son rôle de statue.
Lorsque le soleil fut haut, la reine et les courtisans revinrent constater la réussite de l’épreuve. Elle reçut de chaudes félicitations, puis la reine elle-même la porta au bas de son piédestal et jusqu’à sa chambre. Elle dormit toute la journée et toute la nuit et au matin, elle trouva de nouveau sa table mise et ses habits prêts. Elle se revêtit et mangea. Sitôt qu’elle eût fini, le garde revint la chercher. Il la conduisit presque au-dehors du palais. Encore une fois, la reine l’attendait avec toute sa cour. « Après ta réussite à la première épreuve, tu dois désormais voyager seule jusqu’au Mont Aventure, au sommet duquel coule la source de l’eau de l’immortalité. Tu boiras à la source et reviendras armée de ce nouveau don. » On applaudit poliment. La princesse s’effraya des sourires satisfaits qu’elle vit à quelques courtisans, mais elle n’avait pas le choix. On lui remit une carte et une timbale, puis on la poussa sur la route et on referma la porte. Il lui faudrait marcher tout un jour avant d’arriver au pied du mont. Heureusement, dans ce pays, les routes étaient en beaux pavés, les sources abondantes, et les arbres croulaient sous les fruits. Elle voyagea toute la journée. Le soir, elle se tenait au pied du Mont, un rocher sombre et nu dont les hauteurs disparaissaient dans les nuées. À cette vue, elle s’effondra au bord du chemin et se mit à pleurer. « Voyons, sèche tes larmes. J’ai bu à cette eau ; je monterai avec toi, je te montrerai le chemin, et tu seras de retour ici dans trois jours, saine et sauve. »
La princesse redressa la tête. Désir se tenait devant elle, enveloppée dans une cape de voyage. « Voici de quoi nous nourrir pour le voyage », ajouta-t-elle. Elle lui tendait une miche de pain et une gourde ; mais le pain se reconstituait sitôt mangé et la gourde n’était jamais vide. Elles dormirent en bas de la montagne, l’une contre l’autre sous la cape, et entamèrent au matin l’ascension du Mont. Toute la journée fut passée dans les éboulements et petits sentiers qui menaient à la source. Elles dormirent à nouveau serrées ensemble et repartirent à l’aube.
La source n’était pas tout à fait au sommet, cachée dans un recoin. L’eau pure jaillissait au milieu d’une clairière verdoyante, surprenante dans ces roches grises. Les deux jeunes filles s’agenouillèrent et burent à la source dans la timbale des fées. Dès qu’elles eurent bu, elles se trouvèrent pleines d’une énergie nouvelle, et une blessure légère que la princesse s’était faite à la jambe fut guérie. Elles reprirent alors leur chemin vers le palais des fées. Elles dormirent une première nuit au milieu des rochers, une deuxième sur l’herbe de la plaine, puis elles se séparèrent et rentrèrent chacune par leur propre chemin. La princesse entra seule au palais et se présenta devant la reine, qui siégeait sur son trône. Celle-ci, par des questions précises, parvint à savoir si la princesse était véritablement allée jusqu’à la source ; satisfaite de ses réponses, elle lui adressa de chaleureuses félicitations et lui donna quelques jours de repos.
La princesse passa quelques jours délicieux, à explorer le château, se régaler des somptueux festins qui apparaissaient seuls sur sa table au moment des repas, admirer les jardins et l’étendue bleue de la mer au-delà, visiter des salles remplies de trésors et discuter longuement avec son amie. Mais cette paix ne pouvait durer. La reine l’appela à son trône et lui confia sa dernière tâche. Elle devait se rendre à la forêt aux merveilles et y capturer la Biche aux pieds d’argent qui y vivait. Lorsqu’elle le sut, Désir lui dit : « Je ne peux t’accompagner dans la forêt, mais je peux te dire ce que j’en sais. On dit que quiconque y pénètre n’en ressort jamais. On dit aussi que cette Biche est une ancienne reine des fées, qui a irrité des mages puissants par son refus de respecter les conventions des fées et sa tentative d’acclimater ici les mœurs rigoristes des humains. Tu devras la chasser longtemps sans faiblir ; elle te conduira à sa demeure, où elle ôte son costume et reprend sa véritable apparence. Déjoue ses machinations, vole sa peau et ramène-la à la Reine ; alors, tu auras réussi l’épreuve ». Elle lui donna ses provisions magiques, puis la conduisit à l’entrée, où on lui confia un collet en soie pour capturer la Biche.
La princesse s’en alla sur les chemins jusqu’à la forêt, qui était très sombre et semblait sans fin. Elle dormit sur un lit d’herbe, à l’ombre d’un buisson de roses. Au réveil, elle grignota et but, puis s’en fut. Elle erra une heure, avant d’apercevoir la Biche au détour d’un sentier. Se souvenant des conseils de son amie, elle s’élança à sa poursuite et lui courut après tout le jour sans s’arrêter. Au soir, elle s’effondra sur un lit de feuilles et dormit tout d’une traite. Le lendemain matin, elle trouva la biche qui l’attendait. La course reprit, et dura tout le jour ; et encore le jour suivant. Le troisième soir qu’elle poursuivait la Biche, celle-ci disparut au cœur d’un épais buisson. N’écoutant que son courage, la princesse la suivit dans les broussailles. Celles-ci s’écartèrent devant ses pas ; une allée se forma, menant à un vaste manoir dans lequel elle pénétra, le cœur battant. Elle n’y trouva pas âme qui vive. Dans une grande pièce, une collection de peaux de bêtes féroces pendaient au mur ; et au centre, la peau de la Biche étincelait. Elle entendit alors de la musique parvenir plus en avant dans le bâtiment. Elle entra dans une pièce austère dans laquelle une assemblée de jeunes femmes écoutaient de la musique religieuse jouée par un orchestre sans musicien. Voyant entrer la princesse, l’orchestre s’interrompit. La plus belle femme, assise sur une chaise un peu en hauteur, prit la parole.
« – Dites-nous, belle demoiselle, qui êtes-vous et que venez-vous faire en ces lieux ?
– Je suis fille de roi et je viens pour vous libérer de ce maléfice.
– Hélas ! De nombreuses jeunes filles vertueuses ont essayé avant vous, mais touchées par la malédiction de la forêt, ont été transformées en Bêtes et courent toute la journée. Si vous restez trop longtemps, vous deviendrez l’une d’entre elles. »
La princesse prit l’avertissement pour ce qu’il était. Elle eut une longue discussion avec l’ancienne reine, alors qu’autour d’elle les femmes s’affairaient pour préparer le dîner. La reine déchue prit la première place, la princesse la place d’honneur, et toutes les femmes les servirent avec empressement. Elles eurent droit aux plats les plus raffinés, les boissons les plus douces. En apparence, la princesse buvait et mangeait avec appétit, mais en réalité, elle se gardait bien de rien avaler.
Lorsque le repas fut terminé, on la mena dans une chambre au décor très simple. Un lit au matelas dur se trouvait contre une muraille nue ; l’ensemble n’était éclairé que par une bougie de suif. Elle but l’eau de sa gourde, mangea un bout de pain, et résolut d’attendre la nuit noire pour agir.
Une fois toutes les dames endormies, elle sortit de sa chambre. Elle retrouva la pièce dans laquelle elle était entrée ; la peau de la biche reposait toujours là où sa propriétaire l’avait laissée. La princesse la prit et s’enfuit de la maison. Elle sortit du bosquet et se retrouva au bord de la Forêt. En se retournant, elle ne vit que les troncs sombres de la lisière. Trop effrayée à l’idée que ces femmes pourraient la poursuivre pour reprendre la peau de leur maîtresse, elle marcha toute la nuit et atteignit le palais de la reine au lever du soleil. Voyant la peau de la Biche, la reine s’exclama : « Nous voilà débarrassées de notre plus mortelle ennemie, complotant sans cesse pour nous ravir notre jeunesse et instaurer son règne de ténèbres et d’austérité ! Sans sa peau, elle a perdu tous ses pouvoirs. Vous êtes l’une des nôtres désormais. Puisque vous êtes née dans un buisson de roses, nous vous appellerons Bouton-de-Rose ! » Des cris de joie retentirent dans la salle du trône. Bouton-de-Rose plongea dans une profonde révérence.
La reine lui apprit les us et coutumes des fées, leurs lois et leur histoire, tandis que son pays d’origine sombrait dans une guerre sans fin. La princesse passait de longues heures à discuter et à rire avec Désir. Lorsqu’il lui fallut se marier, elles s’épousèrent avec bonheur, et régnèrent longtemps sur le royaume des fées.
Quant à l’ancienne reine dans la forêt, elle perdit toute sa jeunesse et sa beauté, tandis que ses compagnes retrouvaient leur liberté et s’enfuirent très loin de sa rigueur.

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Baladine
Posté le 03/09/2024
Oh, la belle histoire ! Merci pour cette réécriture et ce partage, je connais mal Charlotte-Rose de Caumont La Force, mais ce texte a attisé ma curiosité ! Au début, le style évoque vraiment un conte de précieuse, et puis c'est beau comme ça s'ouvre, d'un coup, alors que l'héroïne commence à souffrir des épreuves qui lui sont imposées, et qu'on entre soudain dans son intériorité.
ClaireDeLune
Posté le 13/09/2024
Merci beaucoup pour ce gentil commentaire ! Je suis contente que mon histoire t'ai plu :)
Le recueil de Charlotte-Rose, Les fées, contes des contes d'où provient l'histoire originale est sur Wikisource (dans l'orthographe originale...) en intégralité si tu es intéressée !
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