Préambule

Il semble que chacun de nous porte un passé et se heurte à un futur incertain. Certains avancent en trébuchant dans les méandres d'une existence complexe, comme s'ils tentaient de se frayer un chemin à travers des ombres menaçantes. Quant à moi, j'ai grandi entouré d'un amour que d'autres auraient pu envier. En France, ce pays qui m'a vu naître, mes racines se sont ancrées. Mes parents, liés par des années de souvenirs et de promesses silencieuses, étaient le pilier de mon monde. Et à mes côtés, veillaient mes deux frères aînés, ces présences rassurantes, qui éclairaient mon quotidien d'une fidélité inébranlable.

Pourtant, au cœur de cette famille aimante, une ombre subsistait : celle de ma solitude. Dans cet espace où je devais me sentir chez moi, il m'était impossible de trouver ma place. Depuis ma tendre jeunesse, une anxiété tenace me rongeait, une présence sournoise qui m'enveloppait jusqu'à me paralyser, se transformant parfois en vagues d'angoisse insurmontables.

Au collège, tandis que certains découvraient l'excitation de leurs premiers amours et que d'autres tissaient des liens d'amitié sincères, moi, je me sentais comme prisonnière d'une bulle invisible, une barrière impénétrable que mes camarades tentaient de fracturer. Mais ce n'était que pour mieux me rejeter. Je garde en mémoire les bousculades, les insultes sournoises, les brimades lancées dans l'indifférence. Pour eux, j'étais cette étrangère silencieuse, cette ombre parmi eux qui n'osait parler.

Puis, le lycée est arrivé, et tout a basculé. Un événement inattendu m'a permis de me redécouvrir, comme si un voile se levait enfin. Loin de tout ce que j'avais connu, dans les murs de cet internat isolé, j'ai rencontré des âmes qui voyaient en moi bien plus que le silence. Pour la première fois, je pouvais donner un nom à ce lien précieux : l'amitié. Entourée de ces nouvelles personnes, loin de ma famille, loin des souvenirs amers, j'ai commencé à entrevoir un éclat d'espoir dans la pénombre.

Physiquement, j'étais l'intruse dans ma propre famille : brune aux yeux d'un brun clair, tout l'opposé de mes parents et de mes frères, si semblables entre eux. Mais le plus déroutant, le plus étrange, était sans doute l'attitude de mes parents face aux questions qui me brûlaient les lèvres. À chaque fois que j'évoquais mes premières années, avant mes cinq ans, ils se refermaient comme une énigme scellée. Jamais je n'avais pu obtenir une réponse claire, et je n'avais aucun souvenir de cette période, comme si ma mémoire elle-même m'avait abandonnée.

Je m'efforçais de reconstituer ces années perdues, mais mon esprit ne me laissait entrevoir que des fragments — des sensations éparses, le parfum des champs de maïs, des rires lointains d'adultes, flottant comme des fantômes insaisissables. Le plus troublant était l'absence de preuves tangibles de mon passé. Là où mes frères possédaient des albums débordant de photos, figées depuis leurs premiers jours, jusqu'à leurs pas vers l'adolescence, les miennes étaient curieusement vides, n'apparaissant qu'à partir d'un âge plus avancé, comme si, avant cela, je n'avais tout simplement pas existé.

La seule trace de mon passage sur cette terre était un simple avis de naissance, imprimé dans un journal jauni par le temps. Aucun cliché, aucun souvenir figé dans le papier glacé. Juste cette annonce froide, presque impersonnelle, témoignage solitaire d'une existence que je commençais à douter d'avoir vraiment vécue.

En somme, je grandissais dans un monde qui me semblait étranger, une réalité où je n'avais jamais l'impression d'appartenir. Pourtant, une échappatoire lumineuse s'était révélée à moi, presque par miracle : la musique. Très jeune, elle s'était immiscée dans ma vie, devenant ce refuge clandestin où, enfin, je pouvais respirer. Chaque note, chaque mélodie était comme une injection brûlante de sérotonine, un élixir vital qui glissait dans mes veines, me poussant à avancer malgré les obstacles invisibles et les murs de solitude qui s'érigeaient autour de moi. Grâce à la musique, je trouvais une raison de croire, un souffle de bonheur intense qui, pour quelques instants précieux, balayait toutes mes peurs.

« Alice, on est arrivée », murmure une voix douce, mais empreinte d'excitation, tout près de moi.

Je tourne la tête vers Alexia, mon amie d'enfance, dont les lunettes de soleil dissimulent à peine le scintillement dans ses yeux. Ses cheveux blonds sont en bataille, témoins des heures de vol et de l'impatience d'arriver. Je me reconnecte doucement à la réalité, me rappelant pourquoi nous sommes là, sur cette terre étrangère. Après une lutte acharnée, nous avions enfin remporté la victoire : nos vacances aux États-Unis, chez l'oncle d'Alexia, ici, dans l'Ohio.

Ma mère, quant à elle, avait fait des pieds et des mains pour m'empêcher de quitter la France. Des semaines de cris, de regards inquiets, de supplications : elle refusait catégoriquement de me laisser partir. Mais je n'avais pas cédé, brandissant mon acharnement comme une arme, promettant, jurant d'être cette fille sage dont elle rêvait. À force de persuasion, et peut-être grâce à une touche de folie, j'étais enfin montée dans cet avion. Et à présent, le sol américain nous attendait, comme une promesse d'aventures qu'aucune opposition n'aurait pu m'enlever.

 

Dis-moi, Alexia, où que tu sois aujourd'hui... comment vas-tu vraiment ? Ton absence, si silencieuse, résonne comme un écho douloureux. Je me surprends à sourire malgré moi, mais les larmes trahissent la tendresse de ce souvenir. Nous nous étions promis de rester soudées, affronteuses de tempêtes et de jours sans éclat. Pourtant, il semblerait que la vie ait décidé autrement. Le pire est bien arrivé, comme une fissure que ni toi ni moi n'avons pu combler.

Tu t'es accrochée de toutes tes forces, je le sais. Tu as voulu y croire, te convaincre que nous pouvions réparer ce qui s'effritait déjà. Mais peu à peu, tu as dû comprendre que tes efforts étaient vains, que parfois, même les serments les plus solides se brisent. Parfois, je me demande comment tu as vécu ce vol de retour vers la France, ce voyage de retour sans moi. Je t'imagine, luttant contre tes sanglots, seule dans l'obscurité d'un avion où les autres, indifférents, tentaient de dormir. Mais toi, tu pleurais. Tu pleurais pour tout ce que nous avions été, et pour ce qui ne serait plus jamais.

Tu pensais que jamais plus je n'apparaîtrais, un samedi matin, sonnant chez toi comme pour annoncer une aventure. Que jamais plus nous ne nous enlacerions lors de ces dimanches de pluie, blotties devant des marathons d'Harry Potter. Que plus jamais tu ne pourrais te confier à moi, ni moi à toi, sous les étoiles, dans la pénombre rassurante de nos secrets partagés. Pour une fois, tes craintes étaient réelles, fondées, inévitables.

Je suis désolée, Alexia. Désolée d'avoir laissé derrière moi toutes ces promesses...

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