Premier Contact

Par Anna369

Arthur aimait regarder sa mère rentrer du travail. Un peu avant dix-sept heures trente, il s’installait devant le grand hublot de sa chambre et attendait de voir la silhouette de sa mère en combinaison bleue émerger. Il aimait sa maman pour sa douceur, son intelligence et la confiance qu’elle lui accordait. Grâce à elle, Arthur avait appris à optimiser lui-même les niveaux d’oxygène et d’humidité de leur domicile, à planter et à prendre soin des légumes dans la pépinière collective ainsi qu’à recycler leurs déchets mensuels.

Surtout, ce que le jeune garçon appréciait par-dessus tout, c’étaient les longues conversations qu’ils avaient tous les deux sur le monde, sa diversité et sa beauté ainsi que les images et les vidéos dont elle disposait pour illustrer ses propos. Arthur avait ainsi l’impression de voyager et cela le sortait de la monotonie de son quotidien rythmé par la maison, l’école et ses quelques activités de quartier. La semaine dernière, par exemple, il avait pu visiter virtuellement les chutes Victoria sur le fleuve Zambèze en Afrique. Voir autant d’eau en gros plan était juste incroyable. C’était comme un rideau géant qui n’en finissait pas de tomber. Les animaux aussi, c’était quelque chose. Des zèbres, des buffles, des rhinocéros, des girafes ! A part son chat Tiny, Arthur n’avait jamais vu un autre animal en vrai. A ce moment-là, le petit félin vint lentement se frotter aux mollets du jeune garçon comme s’il avait perçu ses pensées. Le ciel fascinait tout particulièrement Arthur. Avec ses couleurs changeantes, ses rubans nuageux et ses clairs de lune, le jeune garçon s’émerveillait de ces paysages radicalement différents de ce qu’il avait connu depuis sa naissance, il y a sept ans.

            Grâce à sa maman, Arthur s’était aussi pris de passion pour l’Histoire. Un jour, à l’école, le professeur avait mentionné la guerre de Sécession aux Etats- Unis, déclenchée en 1861. Pour la première fois de sa vie, Arthur entendit le mot « esclavage » et n’en comprit pas immédiatement le sens. Le dictionnaire lui donna la définition suivante : « Fait pour un groupe social d'être soumis à un régime économique et politique qui le prive de toute liberté, le contraint à exercer les fonctions économiques les plus pénibles sans autre contrepartie que le logement et la nourriture ». Il apprit alors un peu plus à propos de la tyrannie qui régna sur Terre à de nombreuses reprises. Trop nombreuses reprises. Arthur se souvient qu’il en avait pleuré pendant une semaine que de telles choses aient pu exister et lorsqu’il évoqua sa tristesse à sa mère, celle-ci lui dit qu’il n’y avait plus rien à craindre dorénavant. L’Humanité avait enfin atteint un état de paix et d’harmonie. Ainsi, Arthur garda sa curiosité seulement envers l’Humanité et avait réussi à se départir de sa tristesse. Enfin, sauf lorsqu’il pensait de temps en temps à son père, qu’il n’avait jamais connu.

            Un jour, le jeune garçon demanda à sa mère de lui raconter comment ils étaient arrivés là où ils sont aujourd’hui, dans cette communauté sans conflit ni tension aucune entre ses habitants, offrant un si grand contraste par rapport à tout ce qu’il avait pu lire dans les livres d’Histoire. Sa mère lui raconta qu’en tant que scientifique mondialement reconnue, elle avait eu le privilège de diriger la mission Artémis 17 qui fut un succès éclatant. Cette mission avait offert la réalisation d’une base lunaire et la création d’un écosystème viable et autonome pour les humains qui y vivaient. A partir de ce moment-là, tout avait commencé à basculer. L’existence d’une base de repli dans l’espace avait accentué la désinvolture des dirigeants de ce qu’étaient jadis les grandes puissances. En gros, Arthur comprit qu’ils n’en avaient plus rien à faire de tout et se moquaient éperdument des conséquences de leurs paroles et actes. La pollution et la surconsommation atteignirent des niveaux jamais vus. La diplomatie disparut. Les menaces et insultes entre chefs d’Etats étaient devenues monnaie courante et leurs populations respectives les reprenaient en cœur, alimentant la haine à l’infini. Puis, un jour, un pays commit l’irréparable.

            Soudain, Arthur vit la silhouette de sa mère au coin de la rue. Il bondit du rebord du hublot sur lequel il était assis et courut vers la porte d’entrée pour l’accueillir. Tiny le suivit tout aussi rapidement, la queue dressée comme une antenne. D’habitude enthousiaste face aux élans d’affection de son fils, Fiona lui embrassa machinalement la tête et se dirigea vers le canapé où elle s’affala lourdement. Le jeune garçon vit sa mine sombre.

- Ça ne va pas, maman ?

Fiona entrouvrit en grimaçant le col de sa combinaison bleue qui était trop serré.

- Les représentants de certains pays se sont violemment disputés lors du Conseil de Paix. C’est la première fois que cela arrive en sept ans. Ça me rappelle de mauvais souvenirs, c’est tout.

Arthur voyait bien que sa mère était plus affectée que ce qu’elle ne voulait bien admettre. Voulant en savoir plus, il garda le silence. Le seul bruit audible dans la pièce était le ronronnement de Tiny. Las d’être ignoré, le petit félin gris tigré sauta sur les genoux de Fiona qui se mit à le caresser tout aussi machinalement. Satisfait, il s’installa alors plus confortablement et ferma les yeux, les oreilles en alerte, comme si lui aussi était impatient d’en savoir plus. Mais Fiona ne dit rien.

- As-tu fait tes travaux pratiques d’électronique ? demande la mère en essayant de détourner la conversation.

- Oui. Tu sais, le système Bluetooth sur lequel je travaille va permettre à la communauté de communiquer de manière plus…

La mère se leva sans attendre que son fils ne termine sa phrase, ce qui n’était pas dans son habitude. Arthur se tut et la regarda se diriger vers la salle de bains. Quelques instants plus tard, il entendit un sanglot étouffé.

            Le lendemain, le jeune garçon était déterminé à savoir ce qu’il s’était dit lors du Conseil de Paix et qui avait autant perturbé sa mère. Pour cela, il passa toute la nuit à fabriquer un petit « mouchard » électronique qu’il installa dans le cellulaire de sa mère, à son insu. Lorsque le jour artificiel se leva, celle-ci partit au travail et Arthur à l’école. En rentrant chez lui à quinze heures, le jeune garçon s’installa dans sa chambre, en compagnie de Tiny, brancha son système d’écoute et attendit, casque audio sur la tête, le début du Conseil de Paix qui se tenait chaque jour à seize heures.

 - Bonjour, tonna la voix grave du Président de séance. Comme vous le savez tous, nous nous sommes quittés hier sur des discordes profondes quant à l’attitude à adopter à la suite du contact qui a été établi. Au-delà de nos différends, j’aimerais que nous maintenions une ambiance de respect et de cordialité, comme des humains civilisés.

- Mais justement ! bondit un membre du conseil. J’ai été personnellement choqué que certains n’aient pas pu prendre en considération l’aspect humanitaire et tout simplement humain de la situation à laquelle nous sommes confrontés. Ce contact est un signe d’espoir pour l’avenir et nous nous devons de l’honorer !

Arthur écoute attentivement sous son casque, sans encore véritablement saisir ce dont il s’agit.

- Dois-je vous rappeler, monsieur Kresfald, enchaîna un autre membre, que nous vivons depuis plusieurs années dans un milieu fermé et que la moindre perturbation dans notre écosystème signifierait la mort ? A quoi bon être humain ou envisager un quelconque avenir si nous mourons tous ? Moi je donne la priorité à notre sécurité avant tout !

Un brouhaha se fit entendre dans l’assemblée en même temps que le marteau du Président qui tapait vigoureusement sur la table, ce dernier cherchant à apaiser les esprits avant que l’ambiance ne dégénère une nouvelle fois. Arthur était intrigué par la nature des échanges, lui qui n’avait connu que l’entente et la bienveillance entre les gens de la communauté. Le Conseil de Paix ne lui semblait plus si paisible que cela.

- Puis-je intervenir ?

Arthur reconnut la voix de sa mère.

- Docteur Walker, je vous en prie. Toutefois, vu votre lien avec le contact, je vous rappelle que vous pouvez exprimer votre point de vue mais qu’en aucun il ne sera pris en considération et ce, même en cas de vote. Est-ce bien clair ?

- Oui, c’est bien clair. Au vu du désaccord actuel, ne serait-il pas utile d’envisager d’aller à la rencontre du contact au lieu de le faire venir à nous ? Dans ce cas, nous ferions d’une pierre deux coups : nous récolterions des données sur le terrain pour envisager un éventuel retour sur Terre et vérifierions que l’état de santé du contact est compatible avec notre milieu de vie, si nous décidons…, si vous décidez qu’il se joigne à nous.

- Foutaises ! hurla un membre du conseil. Qui nous dit qu’il ne serait pas porteur d’un germe, d’un virus ou même de radiations inconnues qui se déploieraient une fois qu’il ait mis les pieds chez nous ?

- Monsieur Vériand, si vous ne baissez pas d’un ton, je serais obligé de vous exclure des trois prochaines séances du Conseil de Paix.

Loin de se calmer, Arthur entendit monsieur Vériand développer son point de vue sécuritaire avec beaucoup de colère. Il finit par être exclu par le Président parce qu’il ne cessait de couper la parole et dénigrer le camp des « humanitaires » mais, comme d’autres membres partageaient son avis, l’ambiance dégénéra une fois de plus et la séance fut ajournée.

Ce soir-là, Arthur revit sa mère une nouvelle fois, silencieuse et la mine sombre. Le lendemain, seize heures, il était encore prêt à écouter le contenu du Conseil et surtout à en savoir plus sur ce fameux « contact ».

- Chers membres, le contact a établi la communication et souhaite à nouveau s’adresser à nous, dit le Président en guise d’ouverture de séance.

Arthur sentit son cœur accélérer brusquement.

- Bonjour à tous, dit une voix à la fois grave et chaude. J’ai cru comprendre que votre communauté a du mal à se décider quant à mon sort. Me laisser seul ici ou me ramener auprès de vous. J’ai survécu tant bien que mal pendant toutes ces années et sachez que je n’ai aucun problème à continuer ainsi s’il le faut. Toutefois, sachez aussi que la situation s’est beaucoup améliorée ici, la végétation est devenue luxuriante, les animaux sont de retour. Il est vrai que je suis seul pour le moment mais je suis convaincu qu’il y en a d’autres, dispersés un peu partout sur la planète. Surtout, je voudrais vous…

- Monsieur Walker, savez-vous pourquoi nous n’avons pas entendu parler de ces autres « semblables » ? Parce qu’ils sont morts ! l’interrompit un membre du camp « sécuritaire ».

- Oui mais si monsieur Walker est encore en vie, peut-être que son organisme et son génome bénéficient de particularités qui pourraient faire avancer la science et notre survie en tant qu’espèce et qu’il faudrait le faire venir pour l’étudier, rétorque un membre du camp « humanitaire ».

Arthur entendit soudain un sanglot étouffé semblable à celui qu’il avait entendu il y a deux jours.

- Docteur Walker, cessez de pleurer s’il vous plaît, ou bien veuillez quitter la salle le temps de vous calmer. Nous devons nous assurer de prendre une décision totalement impartiale.

Sans plus attendre, Arthur déposa son casque et Tiny sur son lit puis courut enfourcher son vélo. Il pédala comme un fou jusqu’à la section où se tenait le Conseil. Il vit sa mère devant le bâtiment en verre, les yeux rougis, surprise de voir son fils surgir ainsi. Arthur se précipita pour se blottir contre elle. Fiona, incapable de contenir son émotion, laissa ses larmes couler de plus belle. Instinctivement, elle sut qu’il savait.

- Maman, s’il ne peut pas venir à nous, nous, on peut aller vers lui. Tu as exploré la lune, tu peux tout aussi bien explorer la Terre maintenant.

Fiona se contenta de serrer son fils plus fort contre elle. Son fils rajoute :

- Ni humanitaire ni sécuritaire. J’avais lu dans un livre d’Histoire du XXIe siècle que ça s’appelait le regroupement familial.

Arthur tourna alors la tête vers l’horizon. Pour la première fois, Arthur regarda ce clair de Terre prometteur, sans aucune tristesse dans son cœur.

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Lueur_Songeuse
Posté le 18/05/2023
Bonjour !
J’ai trouvé votre texte par hasard en me promenant sur le site. L’ayant apprécié, je me suis dit que je pourrais peut-être vous être utile si je postais un petit commentaire, sans prétendre n’être autre chose qu’un lecteur (et non un relecteur).

J’aime beaucoup l’idée que vous avez eu pour cette nouvelle. Le personnage d’Arthur semble très cohérent et intelligent, permettant de construire de manière réaliste une intrigue bien détaillée. Vous avez pour moi un bon esprit de synthèse, qui m’a permis de comprendre aisément l’histoire, sans me perdre ou m’attendre à la chute (le titre de la nouvelle m’ayant fait penser à un extraterrestre, ce qui est bien joué !). J’ai apprécié le fait de « montrer sans dire » la véritable identité du « contact », pour que le lecteur ressente et découvre lui-même les émotions du personnage (?)

Le style d’écriture a été fluide pour moi, même si j’ai remarqué quelques petites répétitions qui n’entravent pas la lecture (notamment le verbe « aimer » au tout premier paragraphe et les mots de racine « humain » au premier dialogue du Conseil, mais je pense que ces derniers permettent aussi aux personnages d’insister sur cette notion). De plus, la simplicité et le symbolisme du tout dernier paragraphe du récit conclut assez élégamment le développement du protagoniste.

Toutefois, j’ai trouvé le comportement d’Arthur parfois un peu mystérieux sans parvenir réellement à expliquer pourquoi. Je pense que c’est parce que je n’ai pas pu observer d’interactions assez nombreuses et détaillées avec sa mère, ainsi que de descriptions de son ressenti personnel. Par exemple, je me suis demandé ce qu’il pensait la nuit où il a fabriqué son mouchard : était-il déchiré entre l’idée d’espionner sa mère sans son consentement et la volonté de savoir ce qu’il se passait au Conseil ? Ou était-il tellement convaincu de bien faire qu’il n’a pas hésité une seule seconde ?

D’autres passages « résonnent » plus pour moi, comme le moment où il « sentit son cœur accélérer brusquement » vers la fin, et j’ai ressenti un « manque » de description de ces sensations physico-émotionnelles durant le reste de la nouvelle, ce qui m’a donné l’impression de ne pas avoir tous les détails des scènes les plus importantes, face aux réflexions purement factuelles (sur les faits antérieurs au récit par exemple) qui sont, elles, très bien poussées.

D’autres dosages m’ont paru étrangement proportionnés, comme celui des points de vue narratifs : à l’instant où Arthur court vers sa mère, j’ai eu l’impression qu’il passait brusquement de l’état « interne à Arthur » à l’état « omniscient » ou « interne à Fiona » sans nous « prévenir », ce qui est toutefois peut-être voulu (?)

Enfin, j’ai l’impression que certaines ruptures intéressantes dans le texte pourraient aussi être davantage mises en valeur, comme le moment où « le petit félin vint lentement se frotter aux mollets du jeune garçon comme s’il avait perçu ses pensées » : cette phrase bouscule le temps de l’imparfait (qui est celui de la réflexion de l’enfant) mais n’induit un changement de sujet que plusieurs lignes après (« Grâce à sa maman, Arthur s’était aussi pris de passion pour l’Histoire. »), distillant peut-être trop son effet.

En espérant avoir pu vous aider,

Passez une heureuse soirée,

Lueur
Anna369
Posté le 20/05/2023
Merci pour ces retours précieux et surtout d'avoir pris le temps de le faire. Je vais prendre du temps pour relire mon histoire à la LUEUR de vos commentaires. Précision importante: c'est une nouvelle que j'avais présentée à un concours et j'étais limitée par le nombre de caractères. Etant libérée maintenant de cette contrainte, je vais jouer un peu plus avec certains détails, surtout émotionnels et psychologiques. Merci encore !
Lueur_Songeuse
Posté le 27/05/2023
Je suis heureux d'avoir pu vous être utile, et je vous souhaite une bonne journée !
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