Celui qui regarde dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant que celui qui regarde une fenêtre fermée. Le rideau gris qui oscillé avec le vent nous fait percevoir un jeune homme et sa compagne. A travers une fenêtre un monde peut naître ou disparaître. Dans ce trou noir lumineux s’écoule la vie de deux époux.
Par delà des vagues de toits j’aperçois cette jeune femme sourire quand elle le voit rentrer le soir, un sourire qui nous montre la sincérité de son amour ou le désespoir d’un lourd secret caché.
Mais que sait-on vraiment des vies qui se dérobent à nos yeux, juste derrière ce rideau ? Leurs silhouettes se confondent avec la pénombre du crépuscule, et pourtant, elles habitent mes pensées, comme une énigme que je ne peux résoudre. Lui, cet homme, aux gestes mesurés, semble porter sur ses épaules un poids invisible. Sa démarche, bien que droite, trahit parfois une fatigue, non de celles qui viennent du corps, mais de l'âme. Quelque chose, je le sens, s'effrite en lui, même si ses traits restent impassibles.
Le matin, il part tôt. Je le vois de temps à autre, une mallette à la main, regardant à peine derrière lui. La femme reste à la fenêtre, immobile, son sourire effacé, figé dans un entre-deux que je ne comprends pas. Attend-elle son retour avec impatience ou avec crainte ? Ses doigts glissent parfois sur la vitre, comme pour effacer une pensée fugitive, ou peut-être pour graver une promesse, une prière. Une prière muette pour une vie différente ?
Les jours se succèdent et toujours la même scène se répète. Le soir, lorsqu'il revient, elle l'accueille avec cette tendresse qui semble presque trop parfaite, trop mécanique. L'éclat dans ses yeux vacille parfois, comme une flamme sur le point de s'éteindre, mais elle ne faiblit jamais entièrement. Y a-t-il un secret entre eux, dissimulé derrière ces gestes quotidiens, derrière ce rideau gris qui voile leur existence ? Ou bien n'est-ce que moi, l'observateur, qui invente une histoire là où il n'y a que routine ?
Je me prends à imaginer leur passé, les événements qui ont pu marquer leurs vies. Peut-être qu'autrefois ils étaient heureux, insouciants, que leurs rires remplissaient cette pièce que je devine derrière la vitre. Ou peut-être que l'amour qui les unit est encore présent, mais ravagé par les tempêtes du quotidien, par ces choses qu'on ne dit jamais, mais qui s'accumulent dans le silence.
Un soir, alors que la lumière vacille derrière la fenêtre, je l’aperçois seul. Elle n’est pas là, ce soir. Le rideau, pourtant, continue de danser, comme pour masquer une absence qui, soudain, devient lourde de sens. Ses épaules se courbent légèrement. Il s'assoit, la tête dans ses mains, et je devine une douleur que je n'avais pas perçue jusqu'alors. Sa mère est témoin de son premier souffle, il a été témoin de son dernier.
Et puis, un jour, il disparaît. La fenêtre reste fermée, les rideaux tirés, et plus aucune ombre ne bouge derrière la vitre. Leurs existences se sont évaporées sans bruit, comme elles étaient apparues. Une nouvelle famille habite l’appartement, et eux ne sont plus qu'un souvenir, une légende née de mes propres observations et de mes propres doutes.
Peut-être n’étaient-ils que des reflets de mes propres peurs, ou des miroirs déformés de ma propre solitude. Peut-être que la vérité n’est rien d’autre qu’un rideau tiré entre deux mondes, celui des autres, et le nôtre. Celui que je n’ai jamais vraiment regardé.
-Vitale