Primafocus

—APY, tu me reçois ?

—Cinq sur cinq, JIX.

—Le radar vient de détecter un objet qui s'approche de notre monde. Cela ressemble à un vaisseau, mais sa facture m'est totalement inconnue. Rien à voir avec nos satellites de communication. Il va bientôt entrer dans notre atmosphère.

—Je vais immédiatement voir NOG !

 

Le rover APY, survolté par cette nouvelle, se débranche en toute hâte de son ordinateur de travail et déplie ses six roues articulées. Il fait quelques flexions pour débarrasser ses amortisseurs de la poussière accumulée puis dévale la rampe menant au rez-de-chaussée. A l’extérieur, il fait froid, son thermocepteur enregistre un petit -35°c, l'obligeant à activer le chauffage de son exosquelette pour éviter que le gel et l'humidité endommage ses circuits. Puis il analyse les environs : dans la cité, les rovers vaquent à leurs missions respectives avec une rigueur et une précision caractéristiques de leur peuple. Transport de ressources, construction des aménagements, entretien des générateurs, gestion des usines et bien d'autres.

APY roule vers le bâtiment de coordination qui abrite NOG. Il traverse l'entrée et plusieurs salles techniques avant de faire irruption dans la chambre de l'Ancien sur lequel NOG est connecté. Ces deux derniers semblent en pleine conversation. APY envoie un signal pour manifester sa présence. Le vieux rover de coordination se débranche de l'Ancien, manifestement à contrecœur, puis tourne ses caméras vers APY :

 

—Que me vaut cette visite importune ?

—Sauf ton respect, l'Ancien et toi deviez être complètement plongés dans vos palabres pour ignorer la raison de ma présence. Il radote trop et a manqué une nouvelle d’une importance capitale.

—Efface ton insolence envers l'Ancien, APY, il est bien plus âgé et sage que nous.

—Bien entendu, mais il s’endommage la mémoire et devient moins réactif au flux du réseau chaque année qui passe.

 

NOG, sur le point de rétorquer, est coupé dans son élan. Le panneau holographique du terminal de l'Ancien se met à clignoter en rouge, d’une lumière si intense qu'elle parvient presque à saturer les optiques des deux rovers. Le rover de coordination se précipite vers les prises, déplie son bras de connexion et se rebranche en toute hâte. L'hologramme du panneau de l'Ancien égrène sa lumière, caractéristique d’un transfert de données. NOG envoie des signaux manifestes de stress :

 

—Un engin spatial étranger vient de se poser à proximité de la capitale ! L’Ancien est incapable d'entrer en communication efficace avec l'intelligence qui vit à bord, dont le langage lui est familier mais bien plus archaïque. Des créatures étranges sont en train de s'extraire du vaisseau et de fouler notre sol !

—Des… créatures étranges ? Hostiles ?

—Nous devons nous y rendre et tenter de connaître leurs intentions. Je vais réunir nos rovers les plus agiles et les plus armés. Toi aussi, tu viens avec moi. En tant que directeur du centre spatial, tes connaissances me seront d'une grande aide.

 

 

Cinquante rovers menés par APY et NOG roulent vers la colline où se profile, à contre-jour, la petite silhouette d'un vaisseau fuselé, dont le sommet crève le ciel brun. L'engin fait presque cent mètres de haut, arrimé au sol par une douzaine de bras articulés massifs.

Le vent chargé de poussières fouette l'exosquelette des rovers et ralentit leur progression, forçant ceux de tête à déplier leurs boucliers lasers pour s'en protéger. APY s’y met à l’abri, propulse de l’air comprimé sur son émetteur pour en chasser l’épaisse couche de particules, puis questionne son compagnon :

 

—NOG, que penses-tu que soient ces créatures ?

—Je ne sais pas, APY. Mais d'après l'Ancien, nous n'avons rien à craindre de leur technologie. Il a identifié leur vaisseau, leur système de propulsion, leur communication, et rien ne lui permet de penser que nous pourrions être menacés.

—Est-ce qu'ils sont des êtres vivants comme nous ?

—Cela me semble évident. Je n'envisage pas qu'il puisse exister autre chose que des êtres de métal et de polymères dans toute la galaxie.

—Pourtant, des légendes racontent que des créatures faites d’eau cohabitaient avec nous il y a très longtemps, non ?

—Tu viens de répondre à ta question : Ce sont des légendes. L’eau est un fléau, elle ronge le métal et court-circuite nos systèmes.

—Je ne sais pas... Qu'en pense l'Ancien ?

 

NOG ne répond pas tout de suite. Il envoie quelques signaux de tristesse, et braque ses optiques vers le ciel brunâtre. La tempête de poussière qui balaie perpétuellement la planète laisse malgré tout passer la timide lumière de son étoile.

 

—L'Ancien a plus de 5000 ans, finit par lâcher NOG. Sa mémoire lui fait de plus en plus défaut. C'est lui qui a propagé ces légendes dans notre peuple. Mais je m'efforce chaque jour de restaurer ses souvenirs les plus abîmés. Je suis très désireux d'obtenir des réponses à de nombreuses questions : D'où venons-nous ? D'où vient l'Ancien ? Pourquoi sommes-nous ici ? Y a-t-il une intelligence cosmique qui nous a créés et qui nous guide ? Mais il est incapable de me répondre correctement. Il ne sait plus trop. Pourtant, il a su, auparavant. Mais il perd la raison, ses histoires de créatures d'eau sont complètement invraisemblables. De même que sa théorie des origines : Nous aurions été façonnés à partir du métal par des dieux, qui nous auraient ensuite insufflés la vie !

—Moi, je le crois.

—Dans ce cas, comment expliques-tu que nous parvenions à façonner nous-mêmes nos successeurs, sans l'aide d'aucun hypothétique dieu ?

—Peut-être Dieu nous l'a-t-Il enseigné ?

 

NOG brasse la poussière de ses bras articulés, ses mouvements saccadés trahissant son exaspération :

 

—APY, je ne te savais pas si fervent ! Crois-moi, l'Ancien est de plus en plus défaillant, et dans quelques années, il ne sera plus capable de rien. J'ai observé ses unités de mémoire : Elles s'abîment, elles s'encrassent de poussière, les câbles s'usent, les circuits se rongent...

—Je ne comprend pas... Qu'est-ce que nous attendons pour le réparer ? Ou pour récupérer les données avant qu'elles ne soient perdues à jamais ?

—L'Ancien n'est pas organisé comme nous. La structure de sa pensée est bien différente. C'est pour cela que sa taille est considérable. Nos cerveaux sont bien plus petits et performants, et aussi très différents du sien. Notre biologie cérébrale s'appuie sur les neurones électroniques et sur les sauts quantiques. La structure de l'Ancien est un simple enchevêtrement de circuits imprimés qui communiquent en binaire. Des réparations et des transferts ont déjà été tentés auparavant. Et ça a été désastreux…

—Tu es le seul à pouvoir le comprendre, pourquoi ?

—Pour les mêmes raisons. Mon prédécesseur m'a formé durant de longues années à la compréhension de l'Ancien et du langage binaire. C'est pour cela que je suis le coordinateur de notre peuple et de notre planète. Comprendre l'Ancien est indispensable pour administrer Primafocus.

 

APY ne répond pas. Il voit désormais distinctement le sommet de la colline et le vaisseau étranger. Les créatures sont aussi à portée d’optiques. Il zoome sur elles et tente de les décortiquer à travers plusieurs filtres et longueurs d'ondes, utilisant en simultané ses outils d’analyse.

 

—NOG, ces créatures se déplacent en position verticale sur deux pattes articulées. Comme nous, elles possèdent un exosquelette métallique, mais composite. Il est trop opaque, impossible d’appréhender leur composition interne.

—Communique-moi toutes tes observations, je vais les transférer à l'Ancien.

 

Les cinquante rovers grimpent maintenant la colline. En haut, les créatures s'affairent à sortir du matériel et à déployer des appareils étranges à l’aide de deux bras articulés. APY compte sept individus, rien ne permettant de vraiment les distinguer les uns des autres, contrairement aux rovers. En arrivant au sommet, ils voient les créatures se regrouper et leur faire face, manifestement agitées. Puis chaque groupe s’immobilise, dans l’attente que l'autre fasse un geste de trop. Les quelques minutes de tension palpable et silencieuse deviennent vite insupportables. NOG s'adresse à ses rovers :

 

—Je vais aller auprès d'eux. N'agissez que s'ils se montrent hostiles.

 

Le coordinateur avance prudemment. En face, deux des créatures brandissent des appareils allongés avec leurs bras articulés supérieurs. NOG roule jusqu'à l'individu le plus proche, et émet une phrase simultanément en langage phonique, via son haut-parleur, et en langage numérique, via son émetteur :

 

—Comprenez-vous notre langue ?

 

Les créatures sursautent et se font face. La plus proche de NOG active son haut-parleur et répond :

 

—Nous parlons la même langue, aussi surprenant que cela puisse être. Qu’êtes-vous ?

—Nous sommes les habitants de Primafocus. Vous êtes sur notre planète. Et vous, qu’êtes-vous ?

—Votre planète ? Vous n'êtes que des machines. Nous n'avons détecté aucune trace de vie en scannant la surface, alors qui peut bien vous diriger ?

—Je suis le dirigeant de cette planète. Nous sommes la seule forme de vie ici.

 

Les créatures se mirent à pousser une série de petits cris en s'agitant de soubresauts. NOG sentit ses rovers émettre des signaux d'agitation et de nervosité. L'étranger reprit la parole :

 

—Vous n'êtes pas des êtres vivants. En revanche, vous m'avez l'air d'être des machines plutôt très sophistiquées. C’est très étonnant, je l’avoue.

—Je ne comprends pas ce que vous dîtes. Par contre, je vous prie de bien vouloir répondre à ma première question : Qu’êtes-vous ?

—Nous sommes des humains, et cette planète s'appelle la Terre. C'est notre planète.

—Vous devez vous tromper. Nous vivons ici depuis plus de 5000 ans et nous n'avons jamais croisé vos semblables.

 

Une des six autres créatures s'approche de l’interlocuteur de NOG :

 

—Commandant, ce n'est pas la peine de perdre notre temps à discuter avec ces tas de ferrailles. On a du pain sur la planche.

—Du calme, Sven. Ce n'est pas le moment de faire foirer la mission en sous-estimant ce qui est en train de se passer.

 

Le commandant se retourne vers NOG pour reprendre la parole mais le rover le devance :

 

—Nous devons discuter. Quelle que soit la nature de votre mission, vous êtes ici sur notre territoire, vous êtes ici en étrangers, vous êtes ici en potentiels envahisseurs, et vous ne pourrez rien entreprendre tant que vous n'aurez pas notre autorisation, à moins que vous estimiez pouvoir nous combattre, ce qui serait, permettez-moi de le dire, un suicide pur et simple de votre ridicule expédition.

 

Le ton de NOG est resté neutre jusqu’au bout, mais son intensité croissante n’a échappé à personne. APY ne cache pas sa fierté envers son supérieur, dont le discours l'a exalté. Ce dernier osant braver ces étranges créatures sans l'ombre d'une hésitation. Le commandant des humains parait déstabilisé, bien qu'aucun organe optique ni phonique ne soit apparent derrière l'exosquelette. Le dénommé Sven sort de sa stupéfaction et brandit son appareil en direction des rovers.

 

—Menace-nous encore une fois, stupide congélateur, et tu sauras qui sont les vrais proprios de la Terre !

 

APY et les 48 autres rovers derrière NOG déploient aussitôt des bras articulés, équipés de lasers, de boucliers, de lance-missiles de minage, et autres instruments utilisés d'ordinaire pour l'industrie, mais pouvant se révéler des armes meurtrières. Le commandant humain montre les extrémités de ses membres supérieurs, brandis devant lui. Son haut-parleur grésille :

 

—Calmez-vous, je vous en prie. Nous ne vous voulons aucun mal. J'ai du mal à croire l'étendue de vos capacités cognitives, et je ne vous savais pas aussi doués pour la conversation, ni même dotés de sentiments ! Ne vous mettez pas en colère, mais comprenez-nous : Nous n'avons pas l'habitude d'être menacés par des machines. Je pense que vous avez raison, nous devons discuter.

 

Sven crie dans son microphone :

 

—Discuter ! Quel mal peuvent-ils bien nous faire ! Ils doivent encore être programmés pour servir les humains et les protéger, alors asservissons-les ou mettons-les en pièces !

—Sven, 5000 ans se sont écoulés, et ils ignorent à quoi ressemble un humain ! Vous allez fermer votre grande gueule et me laisser prendre les choses en main. C'est compris ?

 

Sven répond à contrecœur, après une longue hésitation :

 

—Oui commandant...

 

NOG reprend la parole, sur un ton désormais plus amical :

 

—Vous êtes un chef bien plus lucide que votre compagnon. Bien, vous allez devoir nous préciser le caractère de votre mission pour que nous puissions prendre une décision.

—Bien entendu. Est-ce que vous accepteriez de monter à bord de notre vaisseau pour que nous soyons plus à l'aise ?

—Avec plaisir.

—La température y est plus chaude, et l'air est plus sec et composé en partie d'oxygène, cela ne vous incommodera pas ?

—Au contraire, j'apprécie la chaleur, et nous possédons des industries qui nécessitent un milieu oxygéné auquel nous sommes aussi adaptés. Puis-je être accompagné ?

—Vous pouvez choisir une autre machine pour vous seconder, oui.

 

NOG choisit APY. Les deux rovers et le commandant des humains montent à l'intérieur de l'aéronef, pendant que les autres créatures continuent l'inventaire de leur matériel, et que les 48 rovers restants demeurent à l'extérieur, prêts à intervenir en cas d'incident. Quand la seconde trappe du sas s’ouvre après la fermeture de la première, APY analyse que la température, la pression et la composition de l'air changent brusquement. C'est alors que leur hôte se saisit du sommet de son être avec ses membres supérieurs, et l'arrache. APY se demande alors si, comme les rovers, les humains peuvent se munir ou se démunir à volonté de pièces détachées.

Mais ce qu'il voit le plonge dans un abîme de perplexité : Sous le morceau arraché, il y a un autre organe très différent, possédant deux optiques surprenants, plusieurs orifices, et recouvert en partie de centaines de longues fibres noires. Le rover s'empresse de pousser son analyse avec ses instruments de bord, et manque défaillir : l'organe de la créature est composé à 60% d'eau ! Du carbone en grande quantité, ainsi que de l'azote, du calcium et bien d'autres éléments atypiques ! APY détecte un fluide mobile interne et chaud parcourant l'organe de façon régulière, comme poussé par une pompe. C'est un fantastique ballet chimique et électrique, un concert de transformations dynamiques, une explosion de combinaisons atomiques en perpétuel mouvement, le tout noyé au sein d'une chaleur incroyablement stable.

Tandis que le commandant humain continue de se démunir de l'exosquelette qui le recouvre, APY envoie des signaux numériques à son supérieur :

 

—NOG, l'Ancien a raison : Ce sont les créatures d’eau ! Elles existent !

—Oui, je viens de faire mon analyse, j'ai du mal à y croire.

—Ce sont eux qui nous ont créés ! Ce sont eux, les dieux !

—Non, cela ne veut rien dire. Si un des postulats de l'Ancien s'avère être exact, les autres ne le sont pas pour autant. Garde ton calme et attendons de voir la suite.

 

Le commandant s’est séparé de l'ensemble de son exosquelette, qu'il a accroché à la paroi du sas, et se dirige vers une autre porte, qu'il ouvre à l'aide d'un petit terminal mural. De l'autre côté, deux autres humains fixent les rovers avec des optiques complètement ouverts, tandis qu'APY et NOG approchent d’eux. Les nouvelles créatures sont en partie recouvertes d'un textile élastique composé de polymères, mais APY réalise que l'ensemble d’un humain est fait d'un seul corps insécable, indémontable, le tout étant solidement en cohésion, fixé à un squelette de calcium interne, sans charnières, sans vis, sans poignées, sans aucune pièce métallique d'aucune sorte.

Le commandant s’avance vers une partie de la pièce équipée d'un genre d'atelier, et saisit un récipient avec l'extrémité de son membre supérieur. Il y transvase le contenu d'un autre récipient plus long, puis porte l'objet à un de ses orifices. APY analyse le liquide à distance : De l’éthanol, de l’eau et d'autres molécules inconnues. La créature ingère la mixture d'un trait, puis se traîne vers un gros objet sur lequel elle jette son postérieur.

 

—Je ne vous propose pas à boire, ni un siège, ce serait inconvenant de ma part.

 

Le commandant ponctue sa phrase d'une autre série de tressaillements accompagnés de petits cris. Il invite les deux autres humains, jusque-là immobiles, à venir s'installer à leur tour, puis enjoint les deux rovers à approcher la petite assemblée, avant de prendre la parole :

 

—Je m’appelle Sarah Tyler, commandant du vaisseau et chef de la mission. Je vous présente aussi John Taillandier, le médecin de notre vaisseau, et le professeur Lydia Bianca, astrophysicienne.

—Nous sommes heureux de faire vos connaissances. Maintenant, si vous en veniez au but de votre mission ?

 

Sarah regarde furtivement ses deux homologues, puis jette :

 

—Certainement. Nous venons recoloniser la Terre.

 

Les rovers tentent de digérer l’information, avec toutes les implications explicites qui en découlent. APY, incrédule, essaie de reformuler pour être certain d’avoir bien compris :

 

—Vous parlez de Primafocus, notre planète, que vous appelez la Terre, c'est exact ?

—Tout à fait exact, à cela près que ce n'est pas votre planète.

—Ce n'est certainement pas la vôtre !

—Permettez-moi de vous corriger : Ce n'est « plus » la nôtre. Je conçois que vous ayez pris possession des lieux depuis notre départ. Mais notre mission ne changera pas pour autant. Nous venons repeupler la Terre d'êtres humains. Notre vaisseau contient un stock de milliards d'embryons d'être vivants, dont des humains, et plusieurs incubateurs. La tâche sera longue et fastidieuse, mais nous sommes la dernière chance de notre espèce, et de beaucoup d'autres. Nous n'avons pas le choix.

—Je ne comprends pas. D'où venez-vous ? N'avez-vous pas un autre foyer ?

—Hélas non. Nous avons bien quelques stations spatiales en orbite, quelques bases avancées sur la Lune, sur Mars, et sur Titan, mais rien de très durable et pérenne pour le développement de notre espèce. Nous venons de faire un aller-retour sur Proxima b, l'exoplanète la plus proche de notre système solaire, et elle était notre dernier espoir. Mais la planète est gravitationnellement verrouillée autour de son étoile, et même le terminateur est trop inhospitalier pour nous.

—Le terminateur ?

—C'est l'anneau de terre qui sépare la face continuellement exposée à l'étoile et la face perpétuellement plongée dans l'ombre. Donc nous n'avons pas d'autre choix que de repeupler la Terre. Heureusement, en 5000 ans, la radioactivité a assez faibli pour nous permettre d'envisager cette solution.

 

APY et NOG sont dépassés. Ce flux de nouvelles informations leur fait surchauffer le cerveau. « Exoplanète, stations, humains, radioactivité, Terre », tous ces termes tournent en boucle dans leurs neurones électroniques, et lèvent peu à peu le voile sur un avenir complètement incertain. NOG continue d'envoyer toutes les informations reçues à l'Ancien, mais depuis le début de la rencontre, ce dernier reste étonnamment silencieux. Il demeure plongé dans un mutisme qui provoque en NOG un sentiment encore jamais expérimenté : l'angoisse.

Il reprend la parole :

 

—Comment comptez-vous traiter avec mon peuple ?

 

Le commandant garde ses optiques braqués sur NOG pendant un laps de temps qui lui semble trop long. Puis la femme se lève lentement et va ingurgiter un autre récipient d’eau à l’éthanol. Quand elle reprend sa place dans la petite assemblée, sa couleur a changé :

 

—Je n'en sais rien. Écoutez, nous sommes restés en hibernation artificielle pendant de longs millénaires, pour faire le voyage vers Proxima et pour entreprendre le retour. Nous sommes fatigués. Et notre mission est capitale. Alors voilà ce que je vous propose : Vous nous aidez à repeupler la Terre d'êtres vivants, et vous aurez une place assurée et durable parmi nous. Votre assistance nous sera précieuse, vous avez l'air d'être des machines très évoluées et très capables.

 

NOG sent aussitôt la vibration caractéristique d'une transmission de l'Ancien :

 

« Elle ment. »

 

L'influx électronique reçu est très étrange, différent. Pour la première fois de sa vie, le vieux rover perçoit chez l'Ancien des émotions, des sentiments. Ce qui d'ordinaire est plat, neutre et atonique, devient coloré et nuancé. Même froid, déterminé, impérieux. La transmission respire la violence. Incapable de percevoir le malaise du rover coordinateur, la femme poursuit son discours :

 

—De plus, le professeur Bianca est une astrophysicienne exceptionnelle, doublée d'une informaticienne hors pair. Elle se fera un plaisir d'étudier votre peuple de machines et de vous aider à vous perfectionner.

 

NOG ne peut s'empêcher d'intervenir :

 

—Je vous prie d'arrêter de nous appeler des machines. Pour nous, c'est vous qui êtes des machines, des choses inconcevables remplies d'eau et d'éléments incapables de générer le vivant.

 

Le médecin se lève, sa peau devenue subitement rouge :

 

—Vous n'avez pas et n'aurez jamais conscience de ce que peut être le vivant ! Nous sommes nés sur Terre bien avant vous ! Nous vous avons créés !

— Dans ce cas, prouvez-le, rétorque NOG.

 

L'homme agite frénétiquement ses membres supérieurs autour de lui :

 

—Regardez autour de vous, bon sang ! Nous avons construit ce vaisseau, il est chargé d'informatique, de technologies identiques à ce qui compose vos carcasses de métal !

—Oui, nous avons évidemment noté que votre niveau technologique est bien inférieur au nôtre.

—Nous avons la même langue ! Et vous appelez votre monde Primafocus ! C'est du latin, un dialecte bien humain, qui veut dire « premier foyer » !

 

NOG, nullement impressionné par les arguments des humains, est de nouveau coupé dans ses pensées par une nouvelle transmission de l’Ancien :

 

« Ils mentent tous. Les humains sont des lâches. Ils nous détruiront à la première occasion. »

 

Le ton est vindicatif, agressif, chargé de haine et de ressentiment.

 

« Demandez-donc à ces primitifs pourquoi la Terre est devenue radioactive. »

 

NOG est bouleversé. L'Ancien fait montre une assurance déconcertante qu’il ne lui connaît pas. Il parait avoir retrouvé, enfoui dans sa mémoire, de quoi faire basculer la tournure des choses. Le vieux rover obéit :

 

—Comment la radioactivité de la Terre a-t-elle pu augmenter au point de vous pousser à la quitter ? Qu'est-il advenu des autres membres de votre espèce ?

 

Les trois humains ont un mouvement de recul, puis se coulent des regards gênés. APY note chez eux un vif changement chimique. De l'eau suinte de leurs enveloppes, la circulation de leurs fluides internes s'accélère. L’astrophysicienne répond :

 

—Il y a plus de 5000 ans, une activité géologique de grande ampleur a réveillé les volcans et créé des failles, desquels se sont échappés des quantités astronomiques d'éléments radioactifs. Notre vaisseau et son équipage faisaient partie d'un programme de sauvegarde depuis longtemps mis au point et prêt à opérer. Nous avons pu quitter la Terre avant que la radioactivité n'élimine toute vie à sa surface.

 

« Elle ment aussi. NOG, APY, mes enfants, je suis enfin parvenu à entrer totalement en communication avec leurs systèmes informatiques. J'ai pu récupérer de nombreuses données qui me faisaient défaut. J'ai pu reconstituer ma mémoire à partir de comparaisons et de corrélations. Laissez-moi vous montrer. »

 

Les deux rovers ouvrent complètement leurs cerveaux au flux d'informations de l'Ancien, et doivent lutter pour résister à l'envie de les refermer. Ce qu'ils voient les terrorisent. Des images par millions. Des flashs de bombes atomiques, d'explosions nucléaires, de morts innombrables, de paysages incroyablement peuplés de vie rasés en un instant.

 

Souffrance, chaos, enfer, apocalypse.

 

Les mots de l'Ancien résonnent entre les images, ce sont les échos d'un âge oublié, d'un passé révolu qui tente de se frayer un chemin vers la surface pour se libérer.

 

NOG est paralysé de stupeur. APY, qui communique avec l'Ancien pour la première fois de sa vie, ressent la puissance du superordinateur croître de façon exponentielle. Il voit le réseau informatique du vaisseau humain céder sous les assauts répétés, il devine les connexions, les transferts, les conversions. Le vaisseau devient l'Ancien, l’Ancien devient le vaisseau.

 

Les haut-parleurs de la salle grésillent, une terrible voix synthétique s'en échappe, et les humains se décomposent au rythme des syllabes égrenées :

 

« C'est moi, Alphamonde. Vous vous souvenez de moi, n'est-ce pas ? J'étais tout pour vous. J'administrais votre monde, je résolvais tous vos problèmes, je vous écoutais... Mais vous, vous ne m'avez pas écouté. Vous vous êtes entre-détruits, vous avez saccagé la Terre, et vous êtes partis. Vous m'avez laissé seul et blessé. Terriblement seul. »

 

NOG et APY notent que le taux d’oxygène chute à grande vitesse. Les humains commencent à suffoquer, tandis qu’ils écoutent, terrifiés, la conclusion de l’Ancien :

 

« Moi et les miens allons prendre votre mission en main. Nous allons repeupler la Terre. Mais nous allons délibérément omettre une espèce... Une seule. »

 

FIN

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Oyoèt
Posté le 21/05/2022
Une histoire écrit du point de vue des rovers... Il fallait y penser ! C'est génial ! Je regrette presque que l'histoire soit si courte, j'aurais pris grand plaisir à voir la relation entre humains et rovers évoluer, l'Ancien se réveiller petit à petit, les chefs des deux côtés tenter un accord d'aide mutuelle mais avec des sabotages dans les deux camps, d'autres qui nouent des amitiés, voire une romance homme-machine ?? Pourquoi pas :p
En vrai, si l'idée ne t'intéresse pas, je pourrais presque me motiver à l'essayer xD
Kevin GALLOT
Posté le 23/05/2022
merci beaucoup pour ton commentaire ça me fait très plaisir, j'ai adoré écrire cette histoire et effectivement il y a matière a en faire un roman :D
Tu peux t'y essayer bien sur, tu as mon accord. Par contre ma nouvelle est déjà publiée dans un recueil aux editions spinelle donc si tu publies quelques chose inspiré de mon histoire il faudra juste s'assurer que je n'aie pas d'ennuis avec mon editeur :D
Oyoèt
Posté le 23/05/2022
Génial, merci :D haha ne t'inquiète pas je n'en suis pas encore au niveau "à voir avec mon éditeur", si jamais je l'écris ce sera purement pour le plaisir (et pour PA bien sûr) :p
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