Chloé
Deux mois après la Grande Bataille
Assise sur les quelques marches extérieures d’une maison, Chloé avait les yeux dirigés vers les montagnes blanches qui s’élevaient devant elle. Les hautes aiguilles immaculées perçaient la brume environnante de l’Entre-Deux et se dressaient là où il n’était plus possible de les observer. La chaîne montagneuse s’étendait sur plusieurs milliers de kilomètres à l’Est de toute habitation et se voyait teintée de crème de sa base à ses sommets. Aucune distinction n’était visible avec le sol du monde de la Mort, si ce n’étaient les dénivelés plus ou moins abrupts.
La jeune fille à la peau rosée et au regard noisette glissa une mèche derrière l’oreille. Pendant ses recherches, elle avait découvert que personne n’était jamais allé au-delà de ces massifs aussi clairs le jour qu’obscurs la nuit. Certains Occupants, équipés de piolets, de baudriers et de crampons, avaient tenté l’ascension. Après quelques kilomètres de marche, ils s’étaient sentis épuisés et incapables de poursuivre. Les plus déterminés avaient persévéré jusqu’à l’évanouissement. À leur réveil, ils s’étaient retrouvés au bas des flancs, comme s’ils avaient été déposés là par quelqu’un ou quelque chose. D’autres avaient essayé de traverser à l’aide d’engins volants modernes qui s’étaient écrasés sur les premiers contreforts, obligeant leurs passagers à rentrer à pied.
D’ennui, Chloé lança le caillou qu’elle tenait à la main. Malgré l’immensité de l’Entre-Deux, elle se sentait prisonnière. Les montagnes blanches, les plaines vides, la mer gelée à l’Ouest et sûrement un autre obstacle au Nord, c’était comme si elle ne pouvait en sortir, cloîtrée dans une ville plus considérable que toutes celles qu’elle connaissait sur Terre. En fait, depuis la Grande Bataille contre Jacques, tout l’irritait. Elle en voulait au Grand Occupant d’avoir ravagé ce monde, à Jeanne de l’avoir abandonnée et à Lucas d’être le Sauveur. Même regarder les massifs immaculés n’apaisait plus la jeune fille.
Toute sa vie, Chloé s’était sentie impuissante, immobilisée par la maladie. Elle était née avec une tumeur qui l’avait plus ou moins laissée respirer jusqu’à ses 17 ans. Cet été-là fut un grand bouleversement pour elle et sa famille. Du jour au lendemain, les visages optimistes des médecins avaient laissé place à un air triste et désolé. Ses parents avaient alors beaucoup pleuré et ses frères n’avaient plus voulu la quitter, jusqu’à son dernier souffle.
Et maintenant qu’elle était morte, la jeune fille avait le sentiment d’être encore plus inutile et paralysée qu’avant. Elle avait suivi les exploits de l’expédition dans les plaines vides pour sauver l’enfant. Les récits du courageux Lucas avaient fait le tour de l’Entre-Deux. Il avait protégé le château et défié l’homme aux lunettes rectangulaires tel un superhéros. Son dévouement et sa bravoure ne s’étaient pas limités à cela ; il avait également aidé les Occupants prisonniers des décombres du palais et avait reconstruit tout ce que le Bien et le Mal, à travers Jacques, avaient détruit. Quelques semaines s’étaient écoulées depuis la Grande Bataille et tout le monde ne parlait que du jeune blond aux ailes de corbeau.
Chloé se leva, soulevant sa longue chevelure qui balayait presque les marches. Depuis qu’elle avait traversé la Porte d’Argent, ses cheveux avaient considérablement poussé et cela était inhabituel, même dans le monde des morts. L’adolescente avait alors essayé de les couper, les préférant courts, mais ils s’allongeaient toujours jusqu’à ses mollets. En plus de s’étirer, les pointes et quelques mèches étaient devenues blanches, comme si le temps s’écoulait et qu’elle vieillissait.
— Comme si la notion de temps existait dans cet endroit pourri ! grogna la jeune fille.
Elle marcha jusqu’à des gravats amassés au milieu de la cour. Il régnait une ambiance étrange près de cette grande maison, mais Chloé n’y faisait pas attention. Elle ne se sentait pas mal à l’aise, au contraire. C’était le lieu le plus proche des hauts massifs pâles. Si Jeanne n’était plus là pour lui construire son manoir, elle se contenterait de rénover cette bâtisse qui avait été vidée par son ancien propriétaire, que cela lui prenne des mois ou des années. Si ses grands-parents la rejoignaient bientôt, elle devait pouvoir les loger.
Chloé observa autour d’elle. Tout était à l’abandon et pourtant tout semblait neuf. Rien ne pourrissait dans ce monde, la mousse n’envahissait pas les pierres et les murs ne croulaient pas sous le poids des années. La jeune fille s’avança dans le jardin fait de plantes en plastique. Malgré le réalisme de ces végétaux, elle ne pouvait s’empêcher de les trouver fades, sans âme. Elle passa près de la clôture et frôla de ses doigts les morceaux de bois brisés. Que s’était-il passé ici ? se demanda-t-elle sans réussir à imaginer une explication à ce désordre. Au centre, l’amas de calcaire attira son attention. Cela semblait également avoir fait les frais de dégradations volontaires.
L’adolescente s’en approcha un peu plus. Pour la première fois depuis qu’elle se réfugiait dans ce lieu, elle s’intéressa à ce tas de roche grisâtre. Étonnamment, la pierre était poussiéreuse, ni noire, ni blanche. La sensation de mal-être y était d’autant plus présente que dans le manoir. De plus près, elle remarqua que c’était un vieux puits dont le muret avait été détruit. Le fond se perdait dans l’obscurité de sa profondeur.
Ne trouvant finalement que peu d’intérêt à ces ruines, Chloé dégagea un caillou hors de son chemin. Le gravier roula doucement avant de sombrer dans l’excavation, comme au ralenti. La jeune fille fut intriguée et sa curiosité quant à l’enfoncement de la cavité la fit tendre l’oreille, attentive. Elle écouta, attendant le bruit d’éclaboussure ou d’impact. Une seconde passa, deux, dix. Ce fut le silence qui lui répondit. Chloé haussa les épaules, à présent désintéressée, et se retourna vers la bâtisse vide.
À ce moment-là, une ombre sortit des gravats sur le sol alors que la lumière était encore présente en cette fin d’après-midi. La longue tache noire avança comme des doigts vers la jeune fille qui marchait en direction du manoir, l’esprit occupé de nouveau par ses pensées. S’étalant depuis le fond du puits, l’obscurité s’étira jusqu’à s’élever et toucher le bout pâle de la longue crinière.
Chloé se figea. Paralysée, elle ne put voir ses mèches se blanchir lentement et entièrement, comme si la substance noirâtre décolorait les cheveux de la pointe vers la racine. La possession dura une minute, deux, peut-être même dix. L’adolescente était incapable de mesurer le temps qu’elle passa immobile devant les petites marches menant à une pièce vide. Consciente, elle observait avec envie la baie vitrée grande ouverte qu’elle ne pouvait atteindre, imaginant alors la fin qui l’attendait. Personne ne la trouverait dans ce lieu abandonné et si loin de tout. Elle n’avait rien pu accomplir de son vivant et toutes ses chances d’avoir un futur dans la mort s’envolaient.
Pendant que Chloé se torturait l’esprit, le temps continuait de s’écouler de même que la nébulosité s’installait. Il faisait de plus en plus sombre dans le monde de l’Entre-Deux. La brume environnante poussiéreuse se mouvait près du manoir devenu grisâtre, maussade. Et les montagnes semblaient à présent faites d’acier, encore plus impressionnantes.
C’est alors que l’ombre finit par se détacher du trou d’où elle venait et pénétra complètement la crinière de sa victime. Toujours avec la lenteur d’une larve qui glisse sur une surface lisse, elle infiltra chaque cheveu auparavant châtain le rendant irisé. Et lorsque le blanc atteignit son crâne, Chloé s’écroula, inconsciente.
Tandis que la lumière laissait à présent place à l’obscurité dans l’Entre-Deux, une jeune fille à la chevelure immaculée gisait sur un sol sombre et froid. Éloignées de toute civilité, seules les montagnes d’obsidienne avaient été témoins de tout cela.
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