En cette fin d'été, dans la vallée de la Wèi, les premiers rayons du soleil levant enflamment les eaux du fleuve, caressent les champs d'orge et de millet nourris par le limon fertile. Ces lopins aux tons tantôt verts, tantôt dorés déroulent leur tapis duveteux depuis le ruban scintillant pour embrasser le pied des montagnes. Les cirrus vaporeux s'étirent paresseusement dans l'azur encore sombre. La brise souffle un parfum de grands espaces.
Une bande de canards prend son envol depuis les roseaux au bord de la rive marécageuse. Les volatiles passent en caquetant devant les murailles de la ville tentaculaire dressée sur leur route. Les toits de tuile des artisans, commerçants et ouvriers, sagement ordonnés le long des allées en terre battue, défilent sous leurs ailes déployées. Les palmipèdes planent au-dessus de l'enceinte fortifiée du palais royal avec ses temples en pagode, ses neuf cours ombragées et ses innombrables pavillons. Ils ne se doutent pas un seul instant que ces murs aux colonnades sculptées accueillent les institutions du Qín, le plus redouté et le plus puissant état de tous les Royaumes combattants. Puis le groupe file plein est, entre les montagnes, vers la lointaine mer Jaune, porté par le vent du changement.
Dans les rues de Xiányáng, la population s'éveille et bruisse d'une frénésie de fourmilière. Les premiers travailleurs se hâtent d'un pas pressé. Les artisans ouvrent leurs commerces. Les vendeurs ambulants déploient leurs étals et proposent des galettes de millet, des œufs durs ou des brochettes de boulettes de viande aux affamés matinaux.
Au milieu de cette agitation, Trois Yeux suit d'un regard acéré le vol de cols-verts avalé par le disque éblouissant du soleil. Il caresse songeusement sa barbiche, puis sa main glisse jusqu'à son pendentif et effleure le contour de la bille de jade sertie dans son carré de bois de rose. Il sait reconnaître les présages et ne doute pas un seul instant que ce signe provient d'Èrláng le clairvoyant, le dieu aux soixante-douze visages. Aux battements qui enflent dans sa poitrine, il sait que cette journée marquera un tournant définitif, pour lui, pour le Qín et sans doute pour tout le Zhōngguó [1].
Il est l'heure. Prenant une profonde inspiration, le chasseur s'avance vers les imposantes portes du palais royal. Les gardes jettent un regard dédaigneux à ce petit homme trapu, son humble chángpáo [2] de lin et sa courbette obséquieuse. Trois Yeux leur tend le sceau de sa convocation en refrénant un sourire sardonique. Qu'ils le méprisent donc, ils l'auront vite oublié et ne se rappelleront même plus de sa visite. Aujourd'hui, Èrláng lui prête le visage d'un modeste serviteur, demain il sera marchand ou même seigneur. Son travail restera le même.
Le sursaut de surprise du capitaine à la vue du laissez-passer ne lui échappe pas, mais l'homme ne profère aucun commentaire. Une telle convocation ne se discute pas. Les lames de bronze des hallebardes s'écartent pour le laisser franchir l'enceinte fortifiée.
Les lieux lui appartiennent. Les hauts fonctionnaires qui régissent la vie administrative dorment encore au fond de leur lit de plumes. Trois Yeux y voit indubitablement la raison de l'heure si matinale de cette invitation. Une escorte le conduit d'un pas militaire au travers des allées désertes de la cité intérieure. Leurs chaussons de cuir brisent d'un crissement profanateur la chape de silence enveloppant le cocon royal.
Les galeries couvertes alternent avec les esplanades à ciel ouvert, chacune plus réduite, mais plus ornementée que la précédente. Les arcades aériennes délimitent neuf cours, chiffre sacré, hommage à l'Auguste Empereur de Jade et reflet de sa bénédiction sur le Qín. La grandeur du royaume rejaillit sur chacun de ses citoyens. Trois Yeux s'enfonce dans ce sanctuaire royal, le cœur gonflé d'une fierté ancrée au plus profond de son âme. Ce n'est pas la première fois qu'il se présente ainsi dans les coursives du palais, mais jamais encore il n'avait été appelé par le roi lui-même. S'il peut contribuer à renforcer la puissance du Qín, alors il sera véritablement digne des dons que lui accorde Èrláng.
Aussi, il gravit avec une certaine impatience les deux volées de marches du pavillon central à la suite du groupe de soldats. Ce symbole de l'autorité royale domine tous les toits de ses colonnades d'un rouge guerrier. Du haut de ce pinacle, une vue étourdissante lui offre la cité à ses pieds, enrubannée du fil scintillant de la Wèi. La lumière encore rasante illumine les tuiles vernissées élancées à l'assaut du ciel. Les gueules de dragons grimaçantes qui flanquent l'ouverture le défient de leurs orbites vides.
Les guerriers l'abandonnent sur le seuil ; un eunuque aux doigts épais et aux bajoues tombantes l'invite à le suivre sans un mot. Trois Yeux enfile les couloirs derrière son guide. Les rares serviteurs s'écartent en baissant les yeux, comme s'ils redoutaient d'observer le mystérieux visiteur. Le valet adipeux s'arrête enfin devant un double battant ouvragé. Les gravures figurent, d'un côté, l'Auguste Empereur de Jade régnant depuis le mont Kūnlún, de l'autre, son épouse, la Reine-Mère de l'Ouest, assise au milieu des pêchers sacrés.
— Enlevez votre tunique ! ordonne l'eunuque d'un ton impérieux.
Trois Yeux s'exécute en silence, sans même s'étonner. Le zélé serviteur s'assure qu'il ne dissimule aucune arme sous sa chemise. Comme si une lame constituait l'unique menace possible ! Il existe bien d'autres manières de venir à bout d'un ennemi. Armé de la force d'Èrláng, le chasseur pourrait affronter un ours à mains nues. Satisfait de son inspection, le naïf lui tend un chángpáo de soie noire.
— Enfilez ceci ! Quand vous entrez dans la salle, baissez les yeux, avancez de vingt pas, puis saluez et attendez que Sa Majesté s'adresse à vous. C'est compris ?
Le visiteur hoche la tête d'un geste sec. Le chambellan le considère des pieds à la tête avant de renifler d'un air satisfait, puis pousse les lourdes portes de cèdre. Les deux figures divines pivotent avec la légèreté d'un voile.
Des braseros se reflètent sur le plafond doré. Des ombres dansent sur les innombrables colonnes sculptées de cet antre royal démesuré, conçu pour inspirer crainte et respect chez les solliciteurs. Les sandales de paille de Trois Yeux se posent sans bruit sur les dalles de marbre précieux tandis qu'il compte intérieurement. Puis il s'agenouille, frappe trois fois son front sur la pierre froide entre ses mains et attend.
Le temps s'égrène au rythme des battements de son cœur dans le silence de cette chambre de pouvoir. Une voix jeune, dont les accents impérieux restent teintés d'une légère hésitation, vient abréger ce suspens.
— Qui se présente devant Zhèng, roi de Qín?
— Celui-ci se nomme Trois Yeux, Votre Majesté. Celui-ci est votre humble serviteur, si ses modestes capacités peuvent concourir à la grandeur du royaume de Qín.
Une voix grave et profonde roule entre les pierres dans un grondement sourd de tonnerre :
— Tes talents ont été recommandés à Sa Majesté pour une entreprise délicate, mais qui ouvrira la voie à la plus grande gloire du Qín.
Celui qui vient de s'exprimer porte toute l'assurance du pouvoir qui est sien – de fait si ce n'est de nom. Le cœur de Trois Yeux palpite d'un écho radieux. Èrláng ne l'avait pas trompé sur l'importance de cette convocation. L'adorateur frémit d'impatience et ose relever la tête.
Sur le dais central, le roi dans son habit de soie jaune paraît écrasé par les tentures noir et rouge qui le surplombent. Ses vingt années de vie n'ont pas suffi à étoffer sa frêle carrure. Deux pas en retrait se découpe la silhouette imposante du Premier ministre Lǚ Bùwéi, aussi visible dans l'ombre du souverain que s'il se tenait en pleine lumière. Celui qui gouverne le Qín depuis maintenant près de dix ans passe une main le long de la barbe abondante qui cascade jusqu'à sa poitrine. Les broderies dorées de son luxueux manteau pourraient être considérées comme un affront royal sur tout autre que lui. Trois Yeux a eu l'occasion de travailler pour le régent ces dernières années et connaît bien son esprit retors. Qu'attend-il de lui, cette fois ?
— Le Zhōngguó est divisé, reprend le jeune roi d'une voix vibrante de ferveur. La dynastie Zhōu a perdu le Mandat du Ciel depuis longtemps. Mon auguste aïeul a conquis leurs dernières terres et rapporté les neuf chaudrons tripodes de Yǔ le Grand. Malgré cela, les royaumes refusent de reconnaître la suprématie du Qín et se combattent au lieu de lutter, unis, contre les barbares des steppes et les pirates de la mer Jaune !
Le regard de Trois Yeux glisse sur les récipients de bronze ouvragés qui s'alignent derrière le dais. Ainsi, Zhèng souhaite rassembler les sept royaumes sous sa coupe. Rien ne saurait être plus cher à son cœur! Mais le défi est à la hauteur de l'enjeu. D'autres s'y sont déjà cassé les dents. Les six dirigeants n'abandonneront pas leur souveraineté sans combattre.
Comme en écho à ces pensées, le Premier ministre reprend :
— Cependant, l'union du Zhōngguó ne pourra débuter tant qu'un immortel règnera dans l'Est, usurpant le Mandat du Ciel.
Le chasseur retient un frisson d'excitation à la mention du mystérieux roi des rivages de la mer Jaune. Dans les rues de Xiányáng, les voyageurs colportent toutes sortes de rumeurs sur son compte. D'après certains, il serait béni de Xīwángmǔ, la Reine-Mère de l'Ouest, qui lui aurait offert l'une de ses pêches sacrées. Selon d'autres, il s'agirait plutôt d'un démon usurpant les traits du prince Jiàn. Un moine itinérant en pèlerinage vers le mont Huà a même affirmé que le souverain serait un puissant taoïste ayant atteint l'immortalité par sa maîtrise du qì. Quoi qu'il en soit réellement, tout le monde s'accorde sur l'insolente jeunesse de celui qui gouverne le Qí d'une main de fer depuis maintenant vingt-quatre années. Trois Yeux ne doute pas qu'un tel adversaire doit donner à réfléchir à l'ambitieux Premier ministre et jeter un voile sur ses rêves de conquête.
L'adorateur ne craint ni les esprits ni les démons et les chasse même impitoyablement ; l'œil d'Èrláng lui permet de déjouer leurs tromperies. Mais il n'a encore jamais affronté un immortel, un être divin. Le défi se révèle à la hauteur de ses attentes !
— Tu vas te rendre au royaume de Qí, annonce calmement Lǚ Bùwéi. À Línzī, tu prendras contact avec notre informateur sur place. Ensuite, tu suivras scrupuleusement mes instructions.
Le chasseur dresse l'oreille, sans quitter du regard la figure massive qui lui transmet ses consignes avec la précision d'un stratège. À la fin de ses explications, les yeux du Premier ministre se rétrécissent sur deux fentes implacables.
— Sūnzǐ [3] a dit, fort justement, que l'art de la guerre, c'est soumettre l'ennemi sans combat. La cuirasse du roi de Qí n'est pas aussi impénétrable qu'il l'imagine et toi, Trois Yeux, tu seras le poignard qui se glissera jusqu'à lui.
Trois Yeux hoche la tête avec une résolution aussi acérée qu'une flèche, une avidité impatiente. Jamais encore, on ne l'avait chargé de s'en prendre à un dieu. La présence d'Èrláng s'imisce dans ses pensées. Il entend sa voix gronder du plaisir de la chasse, l'excitation court dans ses veines comme le plus pénétrant des breuvages, son cœur bat le tambour de guerre et ses doigts se languissent de la lance à trois pointes qu'il a laissée chez lui. Enfin un adversaire à sa hauteur ! Ses talents vont trouver leur pleine application.
Se penchant légèrement en avant, le roi Zhèng souligne les paroles de son Premier ministre.
— La récompense qui t'attend en cas de réussite sera à la hauteur de ton châtiment si tu échoues. Le Qín compte sur toi, Trois Yeux. Ne le déçois pas !
* * *
[1] Zhōngguó: région correspondant au nord de la Chine et constituée à cette époque de sept royaumes issus d'une même culture, mais en conflit permanent les uns avec les autres pour la suprématie.
[2] Les Chinois de l'époque, hommes et femmes, portent pantalon et chemise par-dessus lesquels ils enfilent une tunique appelée chángpáo fermée par une ceinture éventuellement décorée de pendentifs. Elle peut être plus ou moins longue suivant le statut social, avec des manches bouffantes servant de poche pour les plus riches et les fonctionnaires, ou au contraire serrées aux poignets pour les paysans et les artisans.
[3] Sūnzǐ, littéralement « maître Sun » est connu en occident sous le nom de Sun Tzu. On lui attribue l'ouvrage intitulé « L'art de la guerre ».
J’aime beaucoup les descriptions de cet univers, précises et poétiques à la fois, sans qu’il n’y en ai trop.
Ma curiosité est piquée par le héros et son mystère.
Merci pour ta lecture de ce début et pour ton retour encourageant. C'est sympa de m'avoir ajoutée à ta PAL. J'espère que la suite te plaira si tu poursuis l'aventure ^^