PROLOGUE

Ξ

MAGNUS

 

J'ai fait une erreur. Une terrible erreur. Que Dieu me pardonne, s'il existe, pour m'être mesuré à lui. Comme bien des hommes avant moi, j'ai cru que je pourrais me rendre maître et possesseur de la nature*. J'ai désormais conscience que tout cela a un prix. L'homme n'est plus un simple animal. Il ressent le besoin millénaire de tout dominer autour de lui. Il convoite tout ce qui le dépasse. Les grands hommes, en avance sur leur temps, sont toujours la pitance des charognards de leur époque. Je n'espère plus échapper à la règle. La seule chose qui m'inquiète, à présent, c'est l'avenir de mes filles.


Eugénie, tu as tant de choses à accomplir. Tu es brillante. Tu éblouiras le monde par ton génie, un jour. Ne sombre pas comme moi dans cet abîme sans fond qu'est la quête du pouvoir.

Adoria, ma championne, tu porteras des médailles. Tu as besoin d'une vie à la mesure de ton ambition. Tu as toujours eu tes propres batailles. Jamais les miennes n'auraient dû venir les empoisonner.

Emmanuelle, tu es si sage, si attentionnée. La vie te jouera des tours, c'est certain. La vie n'est qu'un tour, en fin de compte. Puisses-tu ne jamais découvrir les crimes que j'ai commis et conserver la foi que tu as toujours eu en tes semblables.

Luna, mon étoile sibylline, j'aurais voulu que tu voies notre monde avec des couleurs éclatantes. La triste réalité ne fera que conforter le regard pessimiste que tu poses sur ce pauvre globe. Force est de reconnaître que tu as raison : le mensonge est partout, l'homme est un loup pour l'homme, la violence nous meut, la corruption gouverne. Tout cela, au moins, ne te surprendra pas.

Cerise, toi, en revanche, tu es trop délicate, trop douce et trop sensible. Le monde va te piquer. J'espère que tu trouveras au plus profond de ton cœur la force de t'y élever. Ne laisse passe fâner ces choses qui te sont chères.

Toi aussi, Roxane, ma princesse, accroche-toi à tes rêves, mais prends conscience en même temps que le monde ne tourne pas selon tes désirs. Il ne sera pas toujours rose. Ici-bas, le bonheur se gagne par miettes, au prix de la sueur. Et un matin, tu te réveilles vieilli. Tu réalises que l’œuvre de ta vie, ce pour quoi tu as tout sacrifié, n'est qu'un échec titanesque. Je vis dans la peur, chères enfants. Je prie – je prie pour la première fois de ma longue vie – pour que le Ciel daigne vous épargner.

Faustine, ne blâme pas trop tes sœurs. Elles ne peuvent pas comprendre ce qui se joue dans ta tête, ces forces incontrôlables qui se déchaînent en toi. Tâche d'être raisonnable. Ma petite sauvageonne, même si l'homme, bien souvent, se comporte comme un monstre, s'il te plaît, montre-leur que la bête a un cœur !

Nolwenn, ma chère petite Nolwenn. Bientôt, il te faudra délaisser tes rêveries. Tu es encore une enfant, plus encore que tes sœurs. Je ne me suis jamais lassé de te regarder découvrir le monde, avec ce détachement distrait. Je n'ai jamais pu réprimer cette émotion singulière, en te voyant t'extasier de la moindre banalité. Mais il est temps de grandir. Cette formidable innocence, ce monde si terre à terre la brisera tôt ou tard. Je n'ose imaginer ta douleur, mon enfant. Je ne peux pas l'accepter.


Voilà maintenant dix-huit ans que je vis dans la peur. La peur de ne pas être en mesure de vous protéger. La peur de vous perdre. J'étais jeune, intrépide, aveuglé par mes ambitions. J'ai commis une erreur, une erreur monumentale, un crime inqualifiable autour duquel s'articule toute ma vie. Et injustement, vous aussi, mes enfants, vous êtes menacées par cette spirale infernale.

Si seulement j'avais été un homme ordinaire, un homme qui aurait aspiré à une vie de famille rangée. Ma vie à moi, c'était la science. L'amour n'y avait pas sa place. La famille non plus. Vous n'étiez destinées qu'à être un rouage de cette grande machine : mon œuvre. Et puis j'ai ouvert les yeux sur l'atrocité de mes actes. Mais trop tard. Bien trop tard. Déjà le mécanisme était en marche. Nous voilà tous emportés ! Pardonnez-moi, mes enfants. Vous êtes ce que j'ai de plus précieux. Je vous aime, malgré moi, comme je n'aurais jamais cru être capable d'aimer. Et pourtant, par ma faute, un jour ou l'autre, vous paierez pour mon crime.

 

________________________________________________________

*René Descartes, le Discours de la méthode

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Eleonore B.
Posté le 29/05/2024
Bonjour Opale Encaust,

Un début prometteur ! J'aime les histoires avec plusieurs personages, mais c'est parfois difficile de jongler avec autant de profils différents, j'ai hate de voir comment tu vas orchestrer tout ça par la suite ;)

On a l'impression que leur père prédit ce qui va leur arriver "La vie te jouera des tours, c'est certain", "Le monde va te piquer.", c'est assez fataliste, est-ce voulu ? Certain personnages sont plus marqués que d'autres par leurs différences, je veux voir comment ils vont évoluer. Vont-ils être tous aussi importants les uns que les autres ? Certains vont-ils se détacher ? Voilà à quoi cela me fait penser.

Hâte de lire la suite, A+
Eleonore
Opale Encaust
Posté le 29/05/2024
Bonjour Eleonore B.

Niveau orchestrage, je suis une jardinière, mais plutôt à l'anglaise... On m'a dit une fois que j'écrivais un terrier de lapin. Je ne peux pas démentir.

Magnus est effectivement un personnage fataliste. Ses "prédictions" orienté l'image qu'on pourrait se faire de ses filles, mais son jugement n'est pas infaillible.
Celles sur qui il appuie le plus ne sont pas nécessairement celles qui auront le rôle le plus important, mais d'abord celles envers qui on peut supposer qu'il nourrit une préférence, ou des inquiétudes.
Certaines des 8 sœurs seront en effet plus centrales que d'autres dans la suite. Chacune a un rôle à joué, quand bien même certaines resteront longtemps discrètes.
Je précise qu'il ne s'agit pas vraiment d'un roman chorale au sens où on l'entend généralement. Il ne s'agit même pas vraiment d'un roman. Il faudrait davantage voir ce SMOOTHIE comme une série-cacophonie.
Oui... Pourquoi faire simple quand on peu faire compliqué ?

Merci en tout cas pour ces premières impression. Au plaisir de te recroiser.
Cléooo
Posté le 19/05/2024
Bonjour Opale Encaust !

Je découvre ton récit via ce prologue et je le trouve très prometteur (et je ne suis pas grande fan des prologues).

Cette longue plainte entrelacée de référence philosophique, j'aime bien.

Je te fais une petite remarque sur la forme : "La vie n'est qu'un tour, en fin de compte." -> je trouve la phrase un peu redondante dans le sens où elle reprend presque mot pour mot la précédente.

En tout cas je vais de ce pas découvrir ton premier chapitre !
Opale Encaust
Posté le 27/05/2024
Bien le bonjour Cléooo !

Je confesse être moi-même plutôt réfractaire aux prologues, mais celui-ci constitue réellement un aparté, et je ne voyais pas sa place ailleurs. L'entièreté de ce récit est avant tout une expérience, un laboratoire littéraire dans lequel je tente des choses, alors c'était sûrement l'endroit.

Je note pour la redondance. Étant une personne qui galère à venir de ses idées à l'oral, j'ai tendance à considérer la répétition comme un marqueur d'oralité, de spontanéité, voire un gage de sincérité. Ceux de mes personnages qui balancent des tirades sans bégayer sont clairement ceux dont on doit se méfier... De ce fait, j'ai tendance à abuser un peu des répétitions de temps à autre, faut donc pas hésiter à me taper sur les doigts !

Merci pour la lecture.
Vous lisez