La rune de Baldr
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« Une fois, les Ases se réunirent et les Asynes tinrent conseil ;
Les dieux si fameux cherchaient la vérité :
" Pourquoi Baldr était-il en proie à des rêves funestes ? " »
Edda - Les rêves de Baldr
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Prologue
Quelle heure pouvait-il bien être ? Trois… quatre heures du matin ? Ne pas savoir la terrorisait. Pourquoi ne lui disait-on pas l’heure ?
La chaise en plastique lui meurtrissait les fesses et réduisait son dos en compote. Pourtant, elle n’osait pas bouger. Les gendarmes qui la surveillaient n’avaient pas relâché leur attention une seconde ; inhumains dans leur maîtrise de l’épuisement.
À la lueur blafarde, les visages des autres suspects se dessinaient comme autant de têtes de clowns cauchemardesques. Ils avaient un teint jaune et cireux, le regard assombri par les cernes et l’angoisse.
Depuis le bout du couloir, soudain, des cris et des pleurs. Un homme hurlait. Des coups sourds se firent entendre, puis le silence. Une porte s’ouvrit, se referma… un vieil homme assis en face d’elle, coude sur ses genoux, se mit à trembler. Une femme poussa une exclamation apeurée.
Elle-même avait senti ses entrailles se nouer et une note acide sur sa langue. Des pas furieux se rapprochaient. Flanqué de deux autres policiers, un inspecteur moustachu et défroqué, cigarette à la bouche et mains dans ses poches de pantalon, s’arrêta au milieu du groupe de citoyens effrayés. Il laissa traîner ses yeux sur chacun d’eux avant de les fixer sur elle. Il tira une bouffée de tabac, fit jouer sa langue sur ses lèvres sèches, puis la désigna du doigt.
Un sergent lui intima de se lever. L’inspecteur se retourna et remonta le couloir d’un bon pas. Elle le suivait le plus lentement possible, l’épaule prise en étau douloureux.
On l’introduisit dans un bureau à l’aspect ordinaire, baignant dans une douce odeur de terreur. Seule une lampe d’appoint éclairait la pièce ; elle ne discernait même pas ses pieds. Son premier réflexe fut de plisser les yeux et de chercher une horloge au mur… rien.
On ferma à clef de l’intérieur. Le policier débraillé se posta devant elle. Les sourcils joints, il tétait sa cigarette comme une bouteille de lait. La fumée s’échappa par ses narines et entre ses lèvres pincées, masquant un instant son expression d’intense réflexion.
— Asseyez-vous.
Avant qu’elle ait pu réagir, son geôlier la fit ployer de force.
— Bon, fit l’inspecteur. Vous allez nous montrer de quoi vous êtes capable.
— Pardon ? Je ne comprends pas ce que...
— Ohoh, réagit-il avec un sourire mauvais. De l’humour, maintenant. Voilà qui m’aurait amusé si je n’étais pas si fatigué.
Le sourire s’effaça d’un coup. Il planta les poings sur le bureau et se pencha vers elle, jusqu’à lui respirer dessus.
— Nous savons, lui assura-t-il. Tout ce que vous avez à faire, c’est nous régaler d’un de vos petits tours de magie. Vous voulez bien ?
Il sortit d’un tiroir une boîte d’allumettes et la lui lança à la figure. Elle eut à peine le temps de l’attraper. La boîte était vide et défoncée à un coin. Tellement insignifiante, et pourtant…
Elle déglutit. Voilà donc de quoi il était question. Elle s’en était doutée, bien sûr, à la seconde où la police s’était présentée chez elle pour l’embarquer sans autre forme de procès. Simplement, elle avait refusé d’y croire.
Elle fit de son mieux pour renvoyer au débraillé un air de neutre incompréhension.
— Je ne vois pas… vous avez dû faire erreur.
— Edith Gudrun Friedmann. Quarante-huit ans. Mariée à Andreas Friedmann. Mère au foyer, deux fils adultes, l’un travaille dans les mines et le second dans l’armée.
Edith cilla.
— Mais je suis une bonne citoyenne… nous aimons l’Empire… Andreas et moi, nous… nous regardons tous les dimanches à la télévision le discours de…
L’homme soupira lourdement. Il lui arracha la boîte d’allumettes et la jeta sur le bureau.
— Maintenant, ordonna-t-il.
Rien ne se passa. Edith fixait la boîte, hébétée. L’inspecteur s’emporta :
— Bon, très bien. Je n’aime pas ça, mais tant pis. Nous allons jouer à un petit jeu, vous et moi. À partir de maintenant, chaque minute que vous me ferez perdre vous coûtera un coup.
Il tapota ostensiblement le cadran de sa montre. Edith résista au besoin pressant de lui attraper le poignet, dans l’espoir futile d’apercevoir les aiguilles trotter sous le verre.
De toute façon, l’heure n’importait plus.
— Une minute… avertit le policier. Vous savez ce que ça signifie.
— Eh bien allez-y, frappez-moi, dit-elle. Je n’ai rien à me reprocher.
Derrière elle, le sergent demeuré debout contre le mur renifla bruyamment. L’inpecteur de l’autre côté du bureau détacha les yeux de sa montre pour les poser sur elle, faussement incrédule.
— Oh, dit-il après un instant. Je crois qu’on ne s’est pas bien compris. On ne va pas vous frapper, vous, Frau Friedmann. Ce serait une perte de temps, je le vois bien. Votre fils, en revanche… Günther, c’est bien ça ?
Sans doute plus pour illustrer ses propos que par nécessité, il sortit d’un autre tiroir une pile de papiers tapés à la machine.
— Oui… Soldat en faction aux frontières soviétiques, marmonna-t-il en feuilletant le dossier. Non gradé. Un simple coup de téléphone et votre cher enfant passera un sale quart d’heure aux mains de ses camarades. Personne ne le défendra si l’ordre vient de nous. Et, oh… vous venez de perdre une minute de plus.
Il disait cela sans joie ni cruauté particulière. Il ne faisait qu’énoncer les faits, avec une froideur toute professionnelle. Edith baissa les yeux sur ses mains croisées. Günther… il n’y avait plus rien à faire. Quelqu’un avait dû la dénoncer, et la sécurité de son fils dépendait maintenant de son abnégation.
Une question demeurait en suspens. Que risquait-elle, au juste, à dévoiler ses capacités ? Son attention revint à la misérable boîte d’allumettes. La faire voler ou bouger de quelques millimètres ne changerait rien ; ce geste insignifiant n’aurait pas d’impact sur la marche du monde. Pas vraiment.
Mais sur sa vie, à elle ?
L’homme joua de l’ongle sur le cadran de sa montre.
— Cinq minutes, Frau Friedmann. Tout à fait déraisonnable de votre part. Dois-je vous…
Ses paroles moururent sur un hoquet. Dans ses yeux brilla un subit éclat de fascination. L’objet en carton venait de pivoter vers la gauche, avant de prendre son envol. Il vacillait maintenant à un centimètre du bureau. Derrière Edith, le sous-gradé étouffa une grossièreté.
— Faites-la bouger, ordonna l’inspecteur.
Un air avide, presque sordide, se peignait sur ses traits. Avec un soupir, Edith s’exécuta. L’objet effectua un tout sur lui-même, puis retomba brutalement sur le bureau.
— Incroyable.
L’inspecteur jubilait. Ses mains se refermèrent sur la boîte, qu’il manipula quasi religieusement. Enfin, son diagnostic :
— Rien d’anormal. Une boîte parmi tant d’autres. C’est formidable, Frau Friedmann.
Un sourire jouait sur ses lèvres. Edith était-elle censée le lui rendre ? La performance l’avait laissée à bout de souffle. Elle ouvrit la bouche pour demander un verre d’eau...
— J’en ai terminé. Occupez-vous d’elle.
Il ne souriait plus, non ; il la toisait d’une expression de glace, et ne s’émut pas des suppliques qu’elle lui adressa, sa chevelure prise dans la poigne du sergent. Elle se débattit jusqu’au dernier instant, jusqu’à être traînée hors de la pièce ; la porte claqua, étouffant pour toujours ses cris d’innocence.
Je suis passée par ici grâce aux bons augures du Bingo de PA et, quel prologue ! On en apprend beaucoup et si peu à la fois, j'ai été vraiment transportée. Je suis vraiment curieuse par tout cet univers, notamment parce que j'aime beaucoup la mythologique nordique.
J'espère que ce projet en pause reprendra un jour <3
Je suis intriguée par ce prologue rondement mené ! Tu mets en place tout un univers en quelques centaines de signes et il me plaît bien ! Pouvoirs surnaturels sur fond de dictature, j'adore ! J'ai hâte d'en lire plus. :)
Merci pour ta lecture et heureuse que ce début t'ait plu ! Bon pour l'instant ce projet est un peu en pause, j'ai perdu l'inspiration... mais ça reviendra ! :D