Devant, il y a la nuit. Et puis la pluie, le froid, le vent qui crie, et toutes les voix.
Elles sont invisibles. On ne peut pas les voir, mais on les entend bien. Elles appellent, elles crient et elles pleurent. Elles sont partout autour.
Sauf derrière. Il n'y a plus personne derrière. Parce que derrière, il y a la lumière qui brûle les yeux, la chaleur qui chauffe les joues, le brasier qui gronde. Alors il faut aller devant, le plus vite possible, parce que derrière il y a le monde qui s'écroule.
Ce sont ces mots qu'a employés Julienne pour me décrire ce rêve, qu'elle faisait alors presque chaque nuit. J'ai voulu qu'ils soient les premiers à apparaître, car ce sont les premiers qu'elle a formulés lorsqu'elle a commencé à me raconter cette histoire, pour que je puisse à mon tour en faire le récit. Elle-même ne savait pas trop pourquoi c'est le souvenir de ce rêve qui lui est d'abord venu à l'esprit. Il n'est pas important. Il n'a en rien provoqué quoi que ce soit de ce qui a suivi, n'en a rien changé. Un rêve n'est qu'un rêve, et celui-là n'était pas plus singulier qu'un autre. À l'époque il lui a pourtant semblé le contraire. Elle a cru pendant longtemps que ce rêve était un souvenir, lointain, de ce que la petite fille qu'elle était au moment de l'incendie avait gardé des images et des sons de cette nuit-là. En réalité, pense-t-elle aujourd'hui, il s'agissait sans nul doute du roman qu'elle s'était forgé au fil des années et des récits, lacunaires au possible, que lui en avait faits sa mère.
Le rêve n'est pas important.
Mais c'est la toute première chose, pourtant, que Julienne m'a racontée, car c'est ce qui lui revient le plus spontanément lorsqu'elle repense à cette époque, à cette partie de sa vie qui a précédé tout ce dont j'ai reçu pour mission de vous faire le récit.
C'est elle-même qui me l'a demandé. Non pas, cependant, qu'elle ait eu envie de raconter son histoire, ou celle des autres, de ceux que vous rencontrerez à travers ces pages. S'il n'y avait eu qu'elle, ce livre n'aurait sûrement jamais vu le jour. Ce sont les Hauts-Dignitaires qui l'ont demandé, qui ont voulu qu'un récit en bonne et due forme soit fait des événements qui se sont écoulés à partir de l'An 278 sous Izéline. Ils n'ont pas spécifiquement voulu que cela soit fait par Julienne. Ils ont simplement demandé la participation de ceux qui étaient les plus à même de raconter cette histoire. Et qui de mieux que ceux qui l'ont vécue? À mon sens, personne n'est plus capable de vous raconter ce pan de notre histoire qui, me semble-t-il, restera longtemps dans les mémoires delsaïennes.
C'est Julienne, comme je vous le disais, qui m'a demandé de me charger de ce récit. Ni elle ni les autres ne se sentaient les capacités de l'écrire, m'a-t-elle dit, et tous étaient d'accord pour affirmer qu'il fallait quelqu'un de qualifié, à même de révéler la vérité des faits, sans omission ni ajout superficiel.
Comment aurais-je pu refuser ce service à une amie qui m'est devenue si chère? D'autant plus, et je n'ai aucune honte à l'avouer, que c'est entièrement grâce à Julienne Lamarre que j'ai pu intégrer la Guilde des Historiens, et que j'ai la vie que je mène aujourd'hui, dont je n'aurais pas même pu rêver il y a quelques années encore.
Je dois donc, à présent, vous raconter son histoire. J'ai choisi de commencer ce long travail avec Julienne parce qu’elle m’a fourni un témoignage particulièrement détaillé, et parce que je considère que c'est leur rencontre, à Stéphane D’Elsa et elle, qui a véritablement précipité les événements. J'aurais pu tout aussi bien pu faire débuter le premier chapitre en montrant les Hauts-Dignitaires faire face tant bien que mal à une guerre imminente, ou en dressant le portrait aussi tragique que banal de l’une des nombreuses villes dont les Bannis, depuis l’An 275, avaient fait leurs victimes. Mais comme je vous l'ai dit, c'est autour de Julienne et Stéphane que les choses ont commencé à doucement prendre leur place pour que cette histoire ait lieu.
Je n'ai pas encore d'idée très précise de la façon dont je vais tenter de rendre tout cela. Je sais seulement qu’il me faudra plusieurs livres. Après tout, cette partie de notre Histoire s'est écoulée sur plusieurs années, et chacune a été marquée par de nombreux événements que je ne peux passer sous silence. Le premier volume, que vous allez découvrir dès que j’aurai terminé de bavasser, se bornera à une période relativement courte – quelques mois du calendrier du Là-Bas, suivis d’à peine quatre journées delsaïennes – mais ô combien importante.
J'ai reçu de certains des hommes et des femmes que vous allez apprendre à connaître des témoignages directs, plus ou moins longs et détaillés, mais les gestes, les actions et les implications de la plupart d'entre eux ne me sont connus que par le biais d'autres qu'eux, ou par ce que j'ai moi-même pu observer à l'époque. Ceux-là n'ont pu me donner leur témoignage, pour de multiples raisons. Certains ont refusé, ou sont introuvables, et d'autres ne sont tout simplement plus là pour parler.
J'avoue avoir également dû, pour certains passages, le plus rarement possible, imaginer une scène dont j'ai su de source sûre qu'elle avait eu lieu, sans savoir exactement comment les choses s'étaient déroulées. Certaines conversations, certains détails sont peut-être donc un peu différents de la réalité, mais les changements que j'ai pu apporter pour améliorer la clarté de cet ouvrage n'altèrent en rien la vérité des faits que j'y rapporte.
Moi-même j'ai vu, entendu, connu certaines choses qui se sont déroulées à l'époque au Palais. J'y étais, comme tant d'autres, et comme tous ceux-là j'ignorais la majeure partie de ce qu'il se tramait alors autour de nous.
Vous me verrez apparaître, peut-être, mais vous n'aurez aucun besoin de savoir lequel de ces personnages je suis. Je n'ai joué aucun rôle, si ce n'est celui d'avoir été là, d'avoir partagé un morceau, si minuscule soit-il, de l'existence de ceux qui sont devenus des héros pour bon nombre d'entre vous.
Pour finir, j’espère que mes lecteurs excuseront ma tendance – que mes confrères m’ont toujours reprochée – à employer un ton quelque peu romanesque. J’espère qu’il rendra cette histoire, dont les grandes lignes sont déjà connues de tous, un peu plus plaisante à lire qu’une œuvre historique plus académique. En tout cas, je peux vous assurer qu’il n’enlève rien à la véracité des faits que je rapporte, ni au sérieux des longues recherches et des nombreux entretiens que j’ai menés pour écrire cet ouvrage.
Je ne sais pas encore très bien comment construire cette histoire, mais il y a une chose que je sais: elle doit débuter là où tout a commencé. Pour cela, je m'excuse auprès de mes lecteurs qui n'ont jamais eu l'occasion de visiter le Là-Bas, mais j’ai fait le choix d’y placer la première partie de ce qui va suivre. J'ai conscience que la compréhension de certains des éléments qui le composent, des habitudes de ses peuples, des choses que l'on y voit et que je vais évoquer, peut être difficile. Moi-même j'ai longuement interrogé Julienne et Stéphane à ce propos, mais je dois avouer que ce monde dont elles viennent toutes deux me paraît toujours aussi étrange. Je m'efforcerai donc de vous le dépeindre avec le plus de clarté possible.
J'aime vraiment beaucoup ce prologue. J'ai vu passer ton histoire plusieurs fois et je dois avouer qu'elle me faisait de l’œil avec le jeu de mot du titre qui me plaît beaucoup. Je n'ai pas été déçu par cette entrée en matière.
Le style de l'auteur que tu inventes fonctionne très bien, on croit à ce qu'il nous dit. J'ai trouvé la manière d'aborder le sujet très juste, par exemple dans le passage où il dit qu'on pourra peut-être l’apercevoir mais qu'on ne saura pas que c'est lui parce qu'il n'était qu'un spectateur parmi d'autres. Le paragraphe où il s'excuse d'utiliser un ton romanesque fonctionne bien aussi.
Petite remarque :
"Le premier volume, que vous allez découvrir dès que j’aurai terminé de bavasser, se bornera" J'ai trouvé que la remarque au lecteur détonnait un peu avec le reste du paragraphe et que le terme "bavasser" collait pas forcément super bien. Peut-être simplement couper ?
Je continue ma lecture...
Très jolie entrée en matière. C'est bien écrit, imagé, entraînant, fluide.
J'ai beaucoup aimé ta voix qu'on entend derrière la voix narrative, parce qu'il y avait beaucoup de bienveillance et de tendresse dans la façon dont tu as représenté ce personnage qui écrit.
Au fil de la lecture :
→ "Le premier volume, que vous allez découvrir dès que j’aurai terminé de bavasser" J'ai éclaté de rire, parce que je me disais qu'effectivement cette personne tournait un peu en rond au début, de la façon de certains orateurs d'ailleurs, et en fait c'est hyper drôle qu'il l'admette. J'adore qu'il explique son style, le contenu, son processus. J'adore quand la fiction se prétend histoire (ah, Tolkien <3).
→ J'ai préféré la deuxième partie du prologue à la première : j'ai eu l'impression que c'était plus dense en termes d'informations, tandis qu'au début il se répète plusieurs fois sur des choses qui peuvent sembler plus générales. Est-ce que c'est fait exprès ?
Haha, je ne suis jamais contre une tasse de thé ! ^^
J’ai eu pas mal de retours sur la forme de mon prologue, le ton, les tournures, les répétitions, etc, et ça devrait beaucoup m’aider pour une réécriture prochaine
Le tien me sera très précieux aussi, alors encore une fois merci !
A très bientôt dans le Bingo ! (On est en train de tout déchirer, non ? xD )
Je trouve très intéressante l’idée de faire un narrateur qui n’est pas acteur de l’histoire que tu vas raconter tout en étant contemporain de ce monde.
Quelques petits détails en ce qui concerne la forme : je me suis parfois perdue dans des phrases un peu longue (ex: D'autant plus, et je n'ai aucune honte à l'avouer, que c'est entièrement grâce à Julienne Lamarre que j'ai pu intégrer la Guilde des Historiens, et que j'ai la vie que je mène aujourd'hui, dont je n'aurais pas même pu rêver il y a quelques années encore.) Peut être que raccourcir ce genre de phrases permettrait un peu de respiration pour le lecteur !
J’ai beaucoup cette entrée en matière qui casse le mur entre le lecteur et son narrateur. J’imagine même que l’auteur doit également en profiter pour parler indirectement à travers lui (je me retrouve dans ses remarques méta Litteraires au final !)
Je trouve très intéressante l’idée de faire un narrateur qui n’est pas acteur de l’histoire que tu vas raconter tout en étant contemporain de ce monde.
Quelques petits détails en ce qui concerne la forme : je me suis parfois perdue dans des phrases un peu longue (ex: D'autant plus, et je n'ai aucune honte à l'avouer, que c'est entièrement grâce à Julienne Lamarre que j'ai pu intégrer la Guilde des Historiens, et que j'ai la vie que je mène aujourd'hui, dont je n'aurais pas même pu rêver il y a quelques années encore.) Peut être que raccourcir ce genre de phrases permettrait un peu de respiration pour le lecteur !
Hâte de lire la suite :)
Ce prologue est très original, et donne envie de lire la suite.
L'auteur.e nous embarque avec il, elle, dans son aventure, comme si il, elle nous donnait une place à jouer dans l'écriture de cette histoire.
A bientôt :)
J'espère que la suite te plaira ;)
J'aime beaucoup cette entrée en matière, avec ce narrateur, historien, qui cherche à expliquer l'ampleur de son œuvre. Même sans connaître son nom ou son rôle dans le récit qui va suivre, on s'y attache et ça nous donne irrémédiablement envie d'en apprendre plus sur les événements qu'il souhaite retranscrire sous sa plume !
Mais le prologue est très différent du reste de l’histoire, le ton est très différent dans les chapitres suivants ;)