Pas de mauvaise surprise.
Comme à chaque fois qu’il entrait dans son laboratoire depuis le début de l’expérience, le docteur Delarche évita sciemment de jeter un coup d’œil dans l'incubateur, et se contenta d’en étudier la progression des signes vitaux sur l’interface dédiée.
Rasséréné, il poussa un profond soupir, tournant le sachet de thé dans l’eau fumante de son mug Best Daddy Ever, dont la photographie qui le tapissait n’était plus qu’un lointain souvenir, effacée au lavage. Seuls les résidus des lettres en capitales perduraient, et l’éclat éblouissant du visage de l’une de ses filles. En ces temps compliqués, il s’autorisa l’ouverture d’un sachet de madeleines pour relever le tout – ses gâteaux favoris. Accordé à sa boisson préférée, le tout formait un mélange divin en bouche.
Le sujet de ses expériences – un fœtus branché trois semaines plus tôt dans le tube à maturation – présentait désormais tous les signes physiques d’un bébé de dix-huit mois en parfaite condition. Une réussite, donc, se targuait-t-il, dans un nouveau soupir. Il avait redouté des complications matérielles et aussi, un manque de connaissances préjudiciable qui aurait pu entraver le processus. Toutefois le cerveau du sujet se développait avec la rapidité convenue ; les simulations dans lequel celui-ci se cultivait se déroulaient à merveille. Il jeta un coup d’œil sur un écran subsidiaire, où les données des résultats obtenus lors des tests se succédaient. Réjouissants. Au vu de sa progression, le sujet était désormais capable de résoudre des problèmes destinés à des pré-adolescents de douze ans.
Même s’il était difficile pour lui de l’avouer, sa mère, le feu docteur Aster Delarche, avait conçu un appareil d’une puissance incroyable.
Lui aussi avait séjourné dans l'incubateur.
Il massa son front à cette pensée et enfila une deuxième madeleine dans sa bouche, tâchant d’évacuer le désordre que lui provoquait une succession de mauvais souvenirs. Il se concentra sur les rapports du jour, – imprimés, malgré le jugement silencieux de ses employés à ce sujet – qui détaillaient avec précision l’évolution des mouvements contestataires, et les prévisions des semaines à venir. Trois attentats, nota-t-il, en absorbant une gorgée de thé noir. Une variable en constante augmentation, à surveiller. Si tout se déroulait dans l’ordre qu’il avait prévu, alors, ce ne serait plus un souci dans les mois à venir.
À sa sortie, son corps possédait les attributs d’un adolescent de seize ans, pour être exact. Seize ans passés dans un foutu tube.
Dans une vie qui n’existait pas, qui ne lui appartenait pas.
Il fourra une troisième madeleine dans sa bouche pour étouffer cette voix qui ne la quittait pas. Inutile. Puis une quatrième, qu’il entama avec une seconde tasse, pour l’aider à entasser le tout dans son estomac. La faim ne régissait pas ses actions, remarqua-t-il avec curiosité, au bout d’une cinquième. Peut-être éprouvait-il un peu de stress ? Après tout, il avait longtemps redouté le jour où il aurait à réactiver la machine à maturation.
L’équivalent de plus de deux siècles, en termes de simulation.
Le docteur Delarche s’était juré que, lui vivant, cette erreur ne se reproduirait plus jamais. Pourtant, sous la pression extérieure, il avait cédé. Une exception liée à des circonstances particulières, qui menaçaient, entre autres, la sécurité de Panoptia. Il poussa un énième soupir. Ce serait la dernière fois. C’était une exception, et rien d’autre.
Au nom de la Logistique, se répétait-il, fatigué par ses dernières nuits, sans sommeil. Il éradiquerait toute anomalie. Toc. Un bruit soudain le fit sursauter et il releva la tête, tous ses sens aux aguets. Logiquement, aucun son ne pouvait trouver son origine au cœur du tube. Ainsi, il s’agissait sûrement d’un effet de son imagination lié à d’éventuelles craintes collatérales, qu’il avait, semble-t-il, étouffées.
Juste un coup d’œil, histoire de s’assurer que tout demeurait fermement sous contrôle.
Toc. Toc. Toc. Un poing minuscule cognait contre la vitre.
Il retira ses lunettes et les nettoya d’un coup de manche, certain que la vieillesse de son corps de quarante-six ans lui jouait des tours.
Réveillée. Elle s’était réveillée, et elle le scrutait avec innocence et crédulité. Non, c’était impossible. La matrice était pourvue de hautes mesures de sécurité pour éviter de tels inconvénients, notamment pour contrecarrer tout courtcircuitage accidentel ou volontaire. Pas d’alerte de tentative de piratage non plus.
Des petits doigts remuèrent lentement pour former un signe de la main, le même que l’on adresse aux caméras ; un salut agrémenté d’un sourire radieux.
Un enfant. Le sujet est un enfant.
Plaquant son visage contre la vitre de l’appareil, ses joues déformées et aplaties, le docteur s’étrangla de surprise lorsqu’il réalisa qu’elle essayait de communiquer. Inlassablement, les lèvres s’articulaient pour former des syllabes englouties, et dont les mots s’expulsaient sous forme de bulles.
Le bébé avait retiré son respirateur.
Une vision d’horreur. S’il continuait ainsi, il risquait de se noyer, ou d’endommager ses poumons ! Peut-être. Toutefois, les capteurs liés à ses organes demeuraient stables, à vrai dire, rien indiquait que l’enfant se soit réveillé, bien au contraire. Toc. Toc.
Ou alors, la machine disposait aussi de mesures de sécurité à ce niveau-là. Ce n’était pas lui qui l’avait conçue, ni construite, par conséquent, un imprévu était susceptible de se produire, mais celui-là demeurait pire que tous les scénarios qu’il avait envisagés.
Il devait calmer l’enfant. D’un geste précis, il actionna le holoclavier dans sa main et entra la commande de pause. Un message s’afficha dans le coin inférieur de son interface rétinienne.
Procédure de maturation enclenchée, suspension ou annulation impossible. Se reporter au manuel (code erreur : 539).
Il prit son visage entre ses mains, pris au dépourvu, ignorant obstinément les signaux que lui adressait l’enfant derrière la vitre. Son cœur, le sien, cognait si fort dans sa poitrine, qu’il ne savait plus distinguer la provenance des bruits autour de lui. Toc. Toc. Toc.
Un manuel ? Même morte, sa mère continuait de se ficher de lui !
Il attrapa le premier objet contondant à sa portée – son mug – qu’il fracassa contre la matrice, jusqu’à ce qu’il se brise entre ses doigts. Fou de douleur, un cri de rage, guttural, qu’il avait retenu toutes ces années, s’expulsa de sa gorge. Il frappa de ses poings nus, hurlant à la machine de libérer l’enfant.
Tout comme il l’avait suppliée de le libérer lui.
Un clic, accompagné de l’arrêt d’un moteur, attira son attention. De la matrice, se répandait le liquide visqueux du sérum de maturation sur le carrelage. Il se rapprocha doucement, à la recherche du bébé.
Embourbée, il constata, non sans surprise, qu’elle sommeillait tranquillement en son centre, les tubes rattachés à son petit corps se soulevant en rythme avec les va-et-vient de son abdomen.
Un effet secondaire ; une hallucination. L’enfant n’avait jamais bougé d’un pouce.
— Tout va bien, lui assura-t-il d’une voix douce, comme s’il cherchait à se calmer lui-même. Tout va bien.
De ses doigts tremblants, il détacha les tubes d’alimentation et d’hydratation, puis retira, non sans réticence, le respirateur enfoncé dans sa bouche.
Après quelques – trop longues – secondes d’appréhension, l’enfant laissa échapper un petit hoquet de surprise et ouvrit ses yeux. D’un vert émeraude éclatant.
Sa bouche s’articula, dévoilant des lignées de dents, où de nombreuses manquaient encore à l’appel :
— Enchantée ! Je suis Eileen del Meester, héritière de Pénélope del Meester, la meilleure de ma promotion. Et vous, vous êtes… ?
Peut-être, un autre jour, lui aurait-il répondu « le docteur ». Il tomba à genoux sur le carrelage froid, face au tout petit qui le surplombait assis avec insolence dans l’appareil, un sourire éclatant sur les lèvres.
La réponse lui apparut malgré lui évidente.
— Un monstre, avoua-t-il dans un souffle, en cueillant la petite fille dans ses bras.
L’enrobant de ses larges paumes, il la berça doucement contre sa poitrine. Et, dans un silence douloureux, le crâne qu’il caressait avec tendresse, déjà hirsute et visqueux, se recouvrit d’un nouveau liquide.
Ses premières larmes, teintées d’échec.
Je suis très intriguée par ce prologue, à cheval entre la science-fiction et l'horreur. J'aime beaucoup ce personnage du docteur, qui n'a rien à envier au créateur de Frankenstein !
On sent dès le début que quelque chose d'anormal va se produire, mais on ne sait pas quoi. Quand le bébé toque contre la vitre, j'ai été vraiment surprise (agréablement). Et quand il ouvre la bouche pour parler, là on vacille entre le rire et l'horreur, tu arrives très bien à faire ressentir ses sensations au lecteur au travers des réactions er des pensées du médecin !
On ressent bien la terreur, la folie du médecin qui se dit "mais qu'est-ce que j'ai fait, qu'est-ce que j'ai créé ?" Et sa phrase de fin est aussi belle que glaçante. En peu de lignes, tu as très bien réussi à caractériser ce médecin à la fois fou et très humain !
On comprend à travers ce prologue qu'on se trouve dans un univers sombre, où la science n'a plus de limites !
Curieuse de lire la suite ;)
Bonne continuation !
Merci à toi d'être passée par ici !