Le vent se lève dans une symphonie glaciale, il emporte avec lui quelques gouttes d’écume. Leur envol prend rapidement fin, et elles s’écrasent contre la coque d’un navire. D’immenses nuages noir d’encre dominent les cieux. On distingue à peine la surface houleuse qui s’éveille, les vagues s’enroulent sur elles-mêmes, de plus en plus vite, de plus en plus fort.
Le grondement du tonnerre accompagne la mélodie de la pluie, les éclairs illuminent le paysage assombri, si rapidement qu’on croit avoir rêvé.
Cependant, le mauvais temps n’empêche pas le Capitaine de poursuivre son voyage. Posté à la barre, le front couvert de sueur, il plisse les yeux. Au lointain, une vive clarté attire son attention. Il ne s’agit pas d’un phare, l’équipage vogue en Mers Oubliées depuis des jours et le continent se trouve encore à plusieurs centaines de milles marins.
En réalité, il découvre la lune, pleine, ronde, parfaite et intrigante. Sa mâchoire tressaille tandis qu’il se tord les doigts. Il n’y a pas d’échappatoire, ce soir il doit faire face à son destin.
Un cri de bambin résonne sur le pont, mais le hurlement est avalé par celui plus vorace de la mer. Elle est furieuse, ses rouleaux se heurtent au bois. Le galion bascule de bâbord à tribord sans jamais se retourner. Il fend nuages et vagues. Sur son beaupré : une chimère sculptée rugit, sa gueule de lion grande ouverte pour affronter l’océan déchainé.
Des murs d’écume s’extirpent des abysses comme un redoutable kraken. Ils surplombent le navire une fraction de seconde avant de l’engloutir. Les mains cramponnées au gouvernail, le Capitaine fait signe à son second de carguer les voiles.
Il pleut si fort désormais qu’ils sont trempés jusqu’aux os et claquent des dents. La mer ne cesse de jeter son dévolu sur le pont, apportant avec elle de malheureux poissons ou pire encore…
Une Sirène.
Debout, fébrile sur ses jambes humaines qu’elle n’aime pas vraiment, le regard vitreux, la bouche entrouverte, elle fixe le Capitaine. Il ne la reconnaît pas immédiatement, elle a perdu sa beauté. Sa peau laiteuse est aussi grise que les falaises de Kitar. Sa pureté, qui autrefois rayonnait, n'est plus. Une bougie éclairerait davantage.
Elle porte ses bijoux, ses broches, ses perles et ses coquillages. Tous ces artifices qu’elle adorait tant faire tintinnabuler sur la côte pour attirer les cœurs égarés. Désormais le sien est brisé.
Elle fredonne une chanson, sa voix s’envole au gré de la bise glaciale. L’écho ricoche contre les planches. Chaque remous suit son timbre mélancolique. L’enfant a cessé de hurler. On n’entend que les pleurs de la femme poisson, le tonnerre paraît timide lorsqu’il gronde au loin.
Le Capitaine tente de calmer le tremblement de ses mains, il connaît ces êtres maléfiques, elles ont abusé de lui depuis sa plus tendre enfance. Elles ne lui ont rien laissé, si ce n’est de la rancœur. Il les déteste. Pourtant il ne peut s’empêcher d’échanger un regard avec son second. Ils ont affronté des créatures furieuses, manipulatrices mais jamais aussi désespérées, détruites, sans une once d’étincelle dans le regard.
La Sirène murmure des paroles inaudibles, son visage creusé noyé dans les larmes, ses lèvres ne forment qu’une ligne infime, ses bras squelettiques retombent contre sa taille menue alors qu’elle tente de lever les mains au ciel.
Ses perles brillent faiblement. Le Capitaine a envie de croire qu’elle n’aura pas suffisamment de pouvoir pour l’attaquer. Sauf qu’il ne sait pas qu’elle n’a plus rien à perdre, on vient de lui retirer ce qui lui était le plus cher. Lui arracher le cœur pour le broyer aurait été moins douloureux.
— Tu es un monstre.
Ces mots percutent le pirate aussi vivement que les vagues contre la coque de son navire. Il serre les poings, il n’est pas patient. Il doit en finir avec elle. Sa main sur le fourreau de son épée, il s’avance jusqu’à une distance respectable. Elle ne bouge pas, peut-être s’attend-t-elle à ce qu’il agisse le premier.
Alors que l’éclat de la lame scintille sous la pleine lune, un rouleau plus puissant fait tanguer le galion. Un sourire s'esquisse sur le visage de la Sirène. Elle est là pour se venger.
Les paumes de mains vers le ciel en colère, elle crispe les doigts. Un insupportable et inhumain son aigu traverse ses lèvres gercées, la note percute chaque chose avant de disparaître.
Les oreilles du Capitaine sifflent, un muscle de sa mâchoire tressaille alors qu’il se masse la joue. Il ignore ce qu’elle vient de faire, ces maudits êtres marins sont sournois et rusés. La Sirène se saisit d’une conque tranchante. Sans ciller ni même trembler, elle s’entaille l’avant-bras.
Le pirate se souvient d’une Marque d’Elmor à cet endroit, une étoile de mer gigantesque. Elle a disparu et il sait parfaitement pourquoi. Le sang presque noir coule le long du corps longiligne de la jeune femme avant de se répandre au sol, il se mêle aux énormes flaques stagnantes que la mer a laissées.
Des mares se rejoignent entre elles, le Capitaine n’ose les approcher. Son épée dégainée devant lui, il se prépare à contre-attaquer. Sa lame a tinté à de nombreuses reprises, elle a tranché des gorges et mis à terre les plus faibles. Il saura donner le coup de grâce.
La Sirène l’observe, un sourire en coin, ses membres sont parcourus de spasmes. Elle renverse sa tête en arrière, ses yeux se révulsent et sa bouche s’ouvre largement comme si un énorme crabe allait s’en échapper.
Elle pousse un cri de douleur, la peau de ses mains se décompose, son épiderme se transforme peu à peu en écume. Le souffle court, le Capitaine et son second se placent en position d’attaque.
Mais avant qu’un seul d’entre eux ne s’avance, l’eau de sang à leur pied s’anime. Elle ondule à contre sens de la houle, les formes gonflent et s’élèvent vers le grand mât. Des silhouettes apparaissent et le Capitaine déglutit en reconnaissant leurs traits. Les mêmes qu’il a gravé dans sa mémoire avant d’en finir.
La Coquille Sanglante a toujours bien porté son nom.
Les revenants apparaissent par dizaines, armés jusqu’aux dents. À leur tête, l’homme qui a poussé la Sirène à agir. Elle avait perdu la raison bien avant, tente de se rassurer le Capitaine.
Le fantôme d’eau ordonne à ses subordonnés d’un instant de se jeter sur celui qui leur a causé tant de souffrance. Ce dernier riposte. Accompagné de son fidèle second, ils renvoient les coups.
Les épées tranchent l’eau sanguinolente qui s’écoule entre les interstices des planches, elle coagule avant de former à nouveau une masse. C’est un combat sans fin, les membres aquatiques aussitôt arrachés repoussent. Le Capitaine n’a pas le temps de reprendre son souffle, il a tué plus d’êtres irréels ce soir qu’au cours de sa vie.
Son regard se pose sur celle qui cause tant de ravages, l’écume ronge ses avants-bras. Les bulles d’eau sont remplies de son sang, elle en a tant perdu que plus aucune couleur n'apparaît sur son visage. Elle est pâle, mourante.
Un bruit sourd retentit, une vive douleur saisit la poitrine du Capitaine. Il tâte son torse, aucun trou béant ne traverse sa peau, aucune odeur âcre de poudre ne flotte dans l’air. Pourtant il sent le tiraillement qui le ronge. Il arrache les boutons de sa chemise pour découvrir avec effarement une tâche rougeâtre se répandre sur sa peau.
De nouvelles balles invisibles percent l’air. Le Capitaine ne les voit pas, mais il les ressent, chacune lui brûle la peau, le dévore comme un feu ardent. Il hurle, un genou à terre. Son cœur bat si fort qu’il menace de rompre d’un instant à l’autre. Son corps couvert de sueur est secoué de soubresauts, la nausée lui saisit la gorge et l’étrangle.
Plus personne ne bouge, seules ses plaintes accompagnent la chanson de la pluie.
La voix autrefois si mélodieuse de la Sirène parvient aux oreilles du pirate, le son est rauque, sourd, entrecoupé. Lorsqu’il relève la tête, il reconnaît bien là la véritable nature des Sirènes. Son corps est quasiment recouvert d’écume si sombre qu’on doute qu’elle puisse être si pure.
Le blanc de ses yeux est tant injecté de sang qu’on ne distingue plus ses iris. On aperçoit désormais que la noirceur, la cruauté, la monstruosité.
— Je te maudis Morgan Krug, pour tous les crimes que tu as commis, puisses-tu ne jamais trouver la paix.
La Sirène se fraye un chemin jusqu’à lui. Il reste à terre, abasourdi, et les souvenirs d’une enfance malmenée par ces êtres marins envahissent son esprit. Elles lui auront tout pris, jusqu’à sa propre mort. Le Capitaine ne ferme pas les yeux, il attend le coup final.
À la place, la jeune femme lui fonce dessus, elle hurle à en percer les tympans de tout l’équipage. La dernière chose qu’il aperçoit avant d’être éclaboussé par cet amas d’écume furieux, c’est son visage couvert de larmes.
Le silence tombe comme un boulet de canon sur le pont, les revenants ont disparu, il n’y a plus aucune trace de sang au sol ni sur le Capitaine. Comme s’il s'agissait d’un mauvais rêve.
Au loin, les premiers rayons de l’aube percent les nuages. La tempête est finie. Le passage de la Sirène fut furtif, pourtant, lorsqu’un rugissement gronde sous la surface, le Capitaine sait que ce n’est que le début.
Une masse gigantesque ondule sous l’eau, elle fonce vers le navire et s’écrase contre la coque. Le galion oscille, penche dangereusement sur le côté. Les hommes se pressent pour s’attacher au gréement et essayer de sauver leur peau. L’eau s’infiltre partout et la créature grogne de mécontentement. Ses larges tentacules s'enroulent autour du grand mât et il entraîne le bateau avec lui. C’est la fin. Le cri du bambin continue de résonner longtemps après que La Chimère ait sombré dans les abysses.
J"ai été intriguée par ton résumé et ta magnifique couverture qui attirent vraiment l'oeil.
Concernant ce premier chapitre, si je peux me permettre une piste de perfectionnement, il me manque un peu plus de contexte pour vraiment rentrer dans l'histoire : le lieux, l'époque, un ancrage plus précis dans un récit fantastique ou historique. Tu l'as précisé dans ta description donc j'imagine qu'avec la sirène on rentre dans la fantasy, mais ce prologue a du mal à me faire entrer vraiment dans la fantasy young adult et ça peut détourner le public cible. Peut-être qu'une phrase d'ouverture menant vers l'histoire de ton héroïne pourrait-elle être une piste.
Par ailleurs, outre ces difficultés de contexte, je suis subjuguée par ta plume ! Ton incipit est une véritable pépite par sa poésie ! Ta plume soutenue me fait voyager dans une autre époque, c'est très réussi pour nous propulser vers un autre temps.
Les descriptions des scènes d'agonie m'ont faite frémir. Je visualisais une scène noire, angoissante, un peu à la Pirates des Caraïbes. Si c'est l'ambiance que tu voulais donner, c'est très réussi !
Bravo pour ce début de roman, je vais suivre de près la suite :)
Bonne continuation !
C'était incroyable, on se croirait vraiment dans la scène, il y a beaucoup de question sans réponse, je suppose qu'on aura les réponses plus tard dans l'histoire. Sinon tu décris extrêmement bien la scène, on imagine tout, le ciel, le mouvement des vagues, la bataille qui fait rage etc...
Bonne continuation !
En tout cas, quelle scène d'action ! Elle nous plonge directement dans l'histoire en laissant beaucoup de questionnements. Les scènes sont très bien écrites avec de belles descriptions ! D'ailleurs, ta personnalisation de la sirène est très intéressante et très jolie à imagine (j'ai bien visualiser les mouvements de l'eau etc. c'est super ! ).
J'ai tout aussi hâte de lire la suite ^^