Je savais qu’à l’écriture de cette histoire, je me confronterais à la difficulté d’écrire l’intime, les sentiments exacts, à la pudeur de mes grands-parents aussi. Ma plus grande difficulté était très certainement la peur de les décevoir, de leur prêter des mots qui n’auraient jamais été les leurs.
Un soir d’été, alors qu’ils se penchaient pour souffler ensemble leurs 60 années de mariage, ils se mirent à conter l’histoire de leur rencontre, réclamée à torts et à cris par toute leur descendance, les esprits déjà un peu échauffés par cette tardive soirée estivale. Alors qu’ils la racontaient, coupant dans les virages, par crainte de nous ennuyer, par pudeur aussi peut être, je devinai dans les non-dits, dans le résumé synthétique, une formidable aventure, la leur. Une histoire qu’ils trouvaient banale « bah oui tu sais, ça s’est fait comme ça, on s’est plu ». C’était l’histoire qui nous ont tous constitué, ma famille et moi. L’histoire de deux jeunes personnes qui se sont rencontrées au gré de lettres quasi journalières.
Cette façon de se rencontrer maintenant totalement démodée me fascinait, ; j’étais presque nostalgique d’un temps que je n’avais jamais connu. Peut-être que je savais intérieurement que ce bonheur aussi tangible soit-il n’était pas éternel, reposait sur un mince fil. Et que cette histoire ne méritait pas surement d’être perdue dans nos mémoires peu fiables. De l’écrire en noir et à blanc, au fond d’un disque dur ne résisterait surement pas beaucoup plus longtemps aux méandres du temps. Mais peut être que sur une ou deux générations, ces souvenirs seraient finalement cristallisés. Après tout, on dit que de savoir d’où l’on vient permet de mieux comprendre qui on est. Pour ça, je ne sais pas trop. Mais je suppose que j’ai simplement voulu retranscrire dans cette histoire la sensation chaude de la voix chaleureuse de ma grand-mère nous contant son enfance près d’un feu de cheminée ou dans notre salon de thé favori qui servait les meilleurs chocolats chauds d’Angoulême. J’ai voulu retranscrire les centaines de fois pendant lesquelles j’avais vu mon grand-père noter avec minutie la synthèse de nos journées dans son agenda, ou se remémorer de sa grave voix avec son sourire resté jeune, farceur les échos de sa jeune vie.
La première fois que j’avais évoqué ce projet, enveloppée d’une grande robe de chambre, un verre de marsala à la main, ma grand-mère penchait la tête, souriante, ailleurs, dans un autre temps. Installée dans un petit fauteuil rouge. Mon grand-père lui, le dos bien droit, assis à la table de la salle à manger, se penchait, animé, tout à son histoire.
Ils se coupaient joyeusement la parole, chacun persuadé d’avoir le bon souvenir
-non, Titi, ce n’était pas en 59 enfin je n’étais même pas encore arrivée en France.
-mais enfin, si Titie, tu me fais répéter, on venait juste d’arriver. Tu ne te rappelles pas ?
Ma grand-mère qui après un moment de réflexion consentit à lui donner raison.
-ah oui c’est vrai, tu as raison. Mais enfin pourquoi tu veux raconter ça quand même ? tu devrais écrire ta propre histoire. Tu as beaucoup de choses à raconter toi aussi.
Cette fois ci, elle s’était tournée vers moi. Je répondis, avec vivacité. On était du genre têtu dans la famille. Sans filtre aussi. Si ce n’était pas beau, c’était original, bref euphémisme utilisé lors d’un noël mémorable dont ma grand-mère usait avec passion pour qualifier ses cadeaux.
-Non, Mamie, c’est votre histoire que je veux raconter. Vous avez fêté vos 60 ans quand même ! et puis votre histoire, elle est si différente de celles qu’on vit maintenant, il faut s’en souvenir.
Je n’allais pas raconter la mienne qui était d’une banalité affligeante. Rencontré durant une soirée en école d’ingé. Quelques sms plus tard, nous étions ensemble. Efficace, simple. Rien qui vaille un roman en tout cas. Pas celui-là.
A l’aube de celui-ci, je pressentais des mois d’échanges, de conversations tardives avec ma grand-mère quand, à la faveur de la nuit, elle voulait bien se confier, aux nombreux emails avec mon grand-père que nous échangerons pour toujours plus de précisions, toujours plus de détails afin de livrer un récit, qui s’il est romancé, devrait être au plus proche de la réalité. On verra si on en verra un jour le bout, le plus dur n’était jamais de commencer.