ASH
5 ans plus tôt
5 avril, Californie
Le soleil tape encore fort sur le bitume quand j'attrape le ballon qui roule vers moi. Après quelques paniers improvisés avec mes nouveaux camarades de classe, je sens déjà que je n'ai pas vraiment ma place ici. Je viens d'arriver dans cette école, une de plus, parce que maman et moi avons encore déménagé. Je souris vaguement, mais au fond... je ne les connais pas. Pas encore.
Au bout d'un moment, je ramasse mon sac et ma veste. L'envie de rentrer à la maison m'étreint. Je n'aime pas laisser maman seule trop longtemps. J'ai toujours cette peur sourde qu'elle fasse quelque chose qu'elle regretterait. Pourtant, c'est elle qui m'a poussé à aller jouer avec Yohan, Clément, Marcus et ce gars un peu trop sûr de lui : Jace.
Je m'éloigne du terrain, rejoignant la rue principale, quand une voix m'interpelle :
- Asher ! Attends-moi !
Je me retourne et aperçois Jace, sur son skate. Il freine brusquement et me lance ce sourire arrogant qui a l'air collé à son visage.
- On rentre ensemble, ce sera plus cool, non ? dit-il en coinçant son skate sous son bras.
Sans attendre ma réponse, il cale son pas sur le mien.
- T'es pas bavard, toi, ajoute-t-il en se rapprochant.
Je baisse la tête, enfonce un peu plus ma casquette et réplique :
- J'aime pas parler aux cons.
Il éclate d'un rire bref.
- Et comment tu sais que j'en suis un, si tu me parles pas ?
Je ne trouve rien à répondre. Ses mots tournent dans ma tête, agaçants.
Il sourit, triomphant :
- 1-0 Campbell. Tu vois, c'est toi le petit con dans l'histoire.
En ouvrant le portillon de sa maison, il me fait un signe de tête. Je l'arrête d'une voix hésitante :
- Jace ?
Il se retourne, plonge ses yeux sombres dans les miens.
- Ouais, Asher ?
- Tu veux venir chez moi ?
Il hausse un sourcil, amusé.
- Ça dépend... t'as du Nutella ?
Je lève les yeux au ciel.
- Qui n'a pas de Nutella chez lui ?
Il rit, s'avance, et je comprends sans l'avouer que c'est peut-être le début d'une amitié.
Une heure plus tard, Jace est reparti. On a parlé de tout et de rien, rigolé, et je l'ai pulvérisé à GoldenEye sur la Nintendo 64.
Le silence de la maison me paraît soudain immense.
La porte claque. Je sursaute. Maman est rentrée. Je descends discrètement les escaliers et l'observe s'affaler sur le canapé, ses traits tirés par la fatigue.
- Ash, je sais que tu es là, dit-elle sans même me regarder.
Je descends les dernières marches, les mains dans les poches.
- Ça a été aujourd'hui ?
Elle soupire, tourne la tête vers moi.
- Non... Steven vient de rompre avec moi.
Mon cœur se serre.
- Alors... on va devoir déménager ?
Elle secoue la tête, ferme les yeux un instant.
- Non. Je t'ai promis qu'on s'arrêterait. Toi et moi, contre le reste du monde, mon ange.
Elle se lève, m'attire dans ses bras. Je pose ma tête contre son épaule, respirant son parfum qui me rassure.
- Je t'aime, maman.
- Moi aussi, Ash.
Elle me serre un long moment, puis recule légèrement pour me dévisager avec un sourire doux.
- Tu es très beau, Asher.
Je fronce les sourcils. Beau ? Moi ? Je n'ai rien de spécial. Peau trop pâle, yeux marron si foncés qu'ils semblent noirs, cheveux corbeau un peu ondulés... Un gamin de onze ans, banal.
Maman, elle, est différente. Belle. Sa peau est plus dorée que la mienne, ses yeux d'un bleu polaire qui vous transpercent, et ses cheveux noirs, les mêmes que les miens, tombent librement sur ses épaules.
Elle s'écarte pour attraper une bouteille d'eau dans le frigo. Sa voix devient grave, sérieuse :
- Écoute-moi bien, Ash. Tu ne dois jamais tomber amoureux.
Je cligne des yeux, surpris.
- Pourquoi ?
Je m'assois sur le tabouret de l'îlot central, attendant sa réponse.
- Parce que l'amour réciproque n'existe pas. C'est une illusion. Ce n'est que désir, possession, destruction. L'amour brise. Alors, si un jour tu sens que tu tombes amoureux... fuis. Tu m'entends ?
Je murmure, presque en défi :
- Tu dis ça parce que tu étais tombée amoureuse de papa.
Elle se retourne d'un coup, le regard glacé.
- Asher. Ne prononce plus jamais le nom de ce monstre.
Je ravale mes mots. C'est rare qu'elle m'appelle par mon prénom entier. Elle n'a pas aimé, je le sens. Mais je ne peux pas m'empêcher :
- Pourquoi tu ne me dis jamais rien sur lui ? J'ai envie de savoir qui est mon père.
Elle me fusille du regard.
- Non. Ce n'est plus ton père. À la seconde où il m'a abandonnée enceinte, il est devenu un inconnu.
- Maman...
- J'ai dit non, Asher ! File dans ta chambre.
Je grommelle, les poings serrés, et montent les marches en traînant des pieds.
~
2 ans plus tot
9 juin, Californie
Je rentre à la maison, Jace collé à mes pas. Depuis quelque temps, lui et moi, on ne se quitte plus. C'est étrange de l'admettre, mais je crois que je viens de trouver mon premier vrai meilleur ami. La première fois que je reste assez longtemps dans une ville pour que quelqu'un compte réellement.
- Ash, regarde ce qu'Alicia vient de m'envoyer.
Il me tend son portable. Je lis à voix basse, un sourire moqueur aux lèvres :
- "Tu es un ange tout droit venu du ciel." Franchement... ça se voit qu'elle ne te connaît pas.
Il éclate de rire et me donne un coup de coude dans les côtes.
- Ferme-la, trou duc.
Je secoue la tête, amusé, et m'empare d'une manette.
- Et alors, tu l'aimes ?
Il s'affale sur le canapé, ses cheveux en bataille, ce sourire nonchalant accroché au visage.
- Non. Elle est pas mon genre.
Je l'observe du coin de l'œil. Et je comprends pourquoi certaines filles tombent pour lui : ses yeux couleur cacao, ses cheveux bruns qui lui tombent sur le front, et surtout ce visage constellé de tâches de rousseur qui lui donne un charme désarmant.
- Pourtant, elle est plutôt jolie, non ? je demande en haussant les épaules.
- Peut-être. Mais je l'aime pas. C'est tout.
Ses doigts s'agitent déjà sur les joysticks, et la console envahit le salon de sa musique familière. Mais avant que je puisse répondre, la sonnette retentit.
Je mets le jeu en pause et vais ouvrir. Sur le seuil se tient Johanna, la meilleure amie de maman. Son visage est ravagé par les larmes.
Un froid glacial traverse ma poitrine.
- Salut Jo... qu'est-ce qu'il y a ?
Elle ne dit rien. Ses bras m'enlacent soudain, désespérément. Je reste figé, incapable de bouger. Ses sanglots éclatent contre mon épaule.
- Je suis tellement désolée, Asher...
Je sens mon estomac se tordre. Ma gorge se serre. Je recule d'un pas, tremblant :
- Qu'est-ce qu'il se passe ? Jo ?
Sa voix se brise.
- Ta mère... a eu un accident. Elle est... elle est partie.
Le monde s'arrête. La pièce se met à tourner, les murs s'éloignent, et mes jambes me lâchent. Une douleur brutale m'arrache le cœur.
- Non... non, c'est pas possible. Elle peut pas... elle peut pas me laisser... pas comme ça.
Les larmes inondent mon visage sans que je m'en rende compte. Je tombe à genoux, secoué de sanglots, et Johanna m'attrape avant que je ne m'écrase au sol.
- Je sais, mon grand... je sais... mais je suis
là.
Je hurle son nom dans le silence de la maison, mais aucune réponse ne vient.
Et pour la première fois, je comprends ce que ça veut dire, être vraiment seul.