Prologue

Il était une fois quatre Grandes Guildes qui étendaient leur influence tentaculaire sur la majeure partie du monde connu.

Ces guildes étaient les représentantes des arts dont la puissance avait permis à l’homme de se civiliser, de se soigner, de parcourir de grandes distances, et de faire la guerre avec plus d’éclat. Leur pouvoir considérable transcendait les frontières et elles ne recevaient d’ordres d’aucun gouvernement en place. Elles évoluaient à leur gré, tout en respectant officiellement les lois des pays où elles se trouvaient, apportant pouvoir et conseil aux dirigeants comme aux hommes du commun selon leurs propres règles.

Présentes de manière visible ou invisible dans toutes les strates du monde moderne, elles se livraient une guerre froide continuelle pour acquérir toujours plus d’influence. Mais puisqu’elles voulaient afficher une certaines courtoisie dans la confrontation, elles avaient créées un conseil spécial permettant de résoudre certains conflits d’intérêts et de discuter des évolutions du monde qui n’avaient pas toujours le bon gout de se faire avec leur accord.

Ce conseil se tenait cette fois-ci dans la ville de Mirova, la grande cité des pâtissiers, chef-lieu économique de la Guilde des Sens, seul territoire officiellement sous la coupe de la guilde. Un grand hôtel, le fameux « La Fleur d’écume », avait laissé libre son salon le plus prestigieux pour la réunion exceptionnelle.

Le salon en question était plutôt petit. Conçu comme un œuf, c’était un véritable cocon empli de fauteuils moelleux et de doux tapis. Il offrait une vue imprenable sur les fameuses plaines de cristal entourant la cité-état par une grande baie vitrée. Au centre de la pièce, à l’écart des regards extérieurs, trônait une large table ronde entourée de six fauteuils, chacun occupé par un membre des Grandes Guildes. Sauf un, vide.

A l’extérieur du salon fermé par une porte à double battant décorée de délicats entrelacs d’or fin, une armada de valets était prête à répondre au moindre besoin des membres du conseil.

Ils eurent l’honneur de voir arriver en trombe une femme d’une trentaine d’année, habillée d’un corsage à la dentelle délicate et d’une jupe de velours sombre. Son visage enfantin était souligné par de larges lunettes rondes et elle portait, sur sa tignasse de cheveux bouclés et emmêlés, un petit béret vert. Un livre calé sous un bras par une main gantée de cuir, la seconde tenant tant bien que mal une besace en contenant d’autres. Haletante, elle s’efforçait d’atteindre au plus vite le grand salon.

Sur son corsage brillait, au gré des rais de lumière en provenance des lucarnes du plafond, une broche faite d’argent représentant une main ouverte. Ce bijou marquait son appartenance à la Guilde des Arts et des Lettres.

Cette organisation à l’influence considérable avait autorité dans le domaine de la calligraphie et des arts illustrés. Aujourd’hui pourtant, bien que puissante, elle périclitait. Tissée de traditions ancestrales et de lois innombrables, elle peinait à s’adapter au monde moderne. La jeune femme, qui avait maintenant atteint la porte dont s’étaient prestement éloignés les valets à son approche, connaissait malgré son jeune âge la plupart des écritures en usage dans les sociétés civilisées. Cette érudition lui avait permis d’inscrire son nom sur la liste des membres de la plus haute instance de la guilde : L’Académie.

Poussant violemment sur les portes qui allèrent cogner contre les murs, elle pénétra dans le salon en dérapant.

— Bonjour messieurs, dames ! dit-elle entre deux respirations, je suis un peu en retard, j’avais une étude très intéressante sur…

— Bonjour académicienne Cendres ! la coupa sèchement une femme imposante à la voix puissante, nous commencions à nous impatienter ! 

Elle désigna l’homme à la peau ambrée que le fracas des portes contre les murs avait sorti de son demi-sommeil. Il jeta à la nouvelle venue un regard courroucé et se réajusta avec une nonchalance féline dans son siège.

Lui et la femme à ses côtés représentaient la Guilde des Musiciens et le Conservatoire, comme le soulignait le double nœud à boucles qui se retrouvait sur les chaussures plates de l’homme et au col et manchettes de la robe de soie verte de l’opulente conseillère. Lui représentait les danseurs du Conservatoire dont il faisait partie de l’élite, les danseurs étoiles. Elle, les musiciens, et en tant que cantatrice, était une des rares personnes à pouvoir déployer l’art musical avec sa seule voix.

Le Conservatoire, depuis toujours rival de l’Académie, avait acquis dernièrement une grande influence, notamment dans les affaires militaires, détrônant ainsi les Arts et les Lettres d’une place de choix dans la maîtrise du monde.

La jeune académicienne avait atteint son siège et prit le temps de s’asseoir, de poser sa besace et son livre sur la table avant de répondre :

— Veuillez m’excuser, cantatrice Nériva, danseur Antarès, je sais combien votre temps est précieux et je propose donc de ne plus en perdre. Commençons donc je vous prie !

La cantatrice, révoltée par le toupet de la jeune femme, devint rouge pivoine, ce qui jurait fortement avec sa robe vert sombre. Le danseur, à l’épaisse moustache et aux yeux verts, à cet instant mi-clos, ne fit que pousser un soupir et se lova encore plus confortablement dans son fauteuil.

L’académicienne s’était, elle, tournée vers la représentante de la Guilde des Sens qui présidait aujourd’hui la réunion : Une grande femme, imposante par sa carrure puissante et son ample manteau à large capuchon. Sa guilde mère qui s’affichait par six boutons bleu roi sur sa poitrine, était moins belliqueuse que les deux précédentes. Ses arts, fortement tournés vers le soin et le bien-être des populations, lui avaient permis d’acquérir rapidement une bonne image auprès du grand public et l’appui de nombres de dirigeants qui ont toujours besoin d’un bon médecin pour les jours difficiles.

Le dos bien droit, un large visage ovoïde fleurit de deux yeux gris ne trahissant aucune expression, la conseillère regarda chacun des conseillers avant de prendre la parole d’une voix étonnamment douce.

— Bien, commença-t-elle dans un souffle.

Elle souffrait, malgré sa position stratégique, d’une timidité qui la rendait toujours nerveuse dans ce genre de situation.

— Puisque nous voici tous présents, je propose que l’on commence la séance sans plus attendre. Moi, Visna Y Rohirinn, représentante de l’ordre des druides de l’Ouest au sein de la mouvance Verdoyante et membre du Conseil des Guildes, je vous remercie d’être venus ici pour cette réunion, comme je remercie la terre, le Soleil et le ciel de vous avoir permis de faire bonne route.

A nouveau elle balaya du regard les conseillers et commença à les désigner tour à tour en commençant par sa gauche.

— Académicienne Rose Des Cendres, gardienne de la grande bibliothèque d’Alexandrie, membre émérite du cercle des poètes disparus et membre du Conseil des Guildes…

La jeune académicienne ne lui accorda qu’un bref regard avant de replonger dans le livre dont elle avait repris la lecture à peine arrivée.

— Maitre Pompo, grand ordonnateur du compagnonnage, père des golems et membre du Conseil des Guildes.

L’homme au teint cuivré, voûté sur la table du conseil en appui sur d’épais gants de cuir moulant ses bras jusqu’aux épaules, était le second membre de la Guilde des Arts et des Lettres. Si l’académicienne parlait au nom des lettrés, il était maître des arts illustrés. Un art basé sur la représentation du monde, peinture, sculpture, broderie étant autant de moyens de donner vie à la matière inerte. Le maître accorda un hochement sec de la tête à la druide, rassembla à la hâte ses notes froissés devant lui et reporta son attention sur le membre du conseil à sa gauche.

— Bateleur Aleph, simplement membre du tarot, organe de la Guilde des Jeux, responsable de ses agissements quels qu’ils soient… Membre du Conseil des Guildes.

Certainement le plus fantasque du conseil, l’homme se redressa dans son siège et salua chacun de ses pairs à l’aide de son chapeau melon. Il était ce jour-là vêtu d’une veste bien taillée et empesée, grise à surpiqures violettes, fermée sur son torse par les trois chaînes de la Guilde des Jeux qui décoraient également ses épaules et reliaient sa narine à son oreille gauche. Métis, le crâne lisse, un visage affable et souriant, l’homme était tout à l’image de la guilde qu’il représentait, séducteur et secret.

Enfin, la désignation de la druide arriva aux derniers membres du conseil, les musiciens. La cantatrice agrippée à la table voulait manifestement accélérer le tempo et les formalités excessives qu’imposait la druide n’aidaient pas sa colère à refluer ni son rythme cardiaque à s’apaiser. Le danseur étoile à ses côtés rêvassait la tête posée sur un coude.

La cantatrice qui estimait d’une importance capitale de bien représenter la guilde lui décocha un méchant coup de coude pour qu’il se redresse. Privée de son appui, la tête de l’homme percuta bruyamment la table de bois précieux. Brusquement réveillé, l’homme se redressa avec toute la dignité qui lui restait, malgré un certain mal de crane et avec un regard mauvais pour sa voisine.

— Et enfin, danseur étoile Antarès, membre du ballet impérial de Derba, et cantatrice Nériva, chanteuse du Grand Opéra, tous deux membres du Conseil des Guildes…

La druide croisa les mains sur la table et fixa celles du membre des Jeux en face d’elle.

— Bien ! Quelqu’un a-t-il un sujet en particulier à développer aujourd’hui ?

Les membres du conseil s’entreregardèrent. Une certaine gêne commença à s’installer, on se repositionna sur son siège, certains toussèrent ou se raclèrent la gorge.

— Euh…, reprit la druide, sérieusement, personne n’a rien à dire ?

A nouveau on se regarda, on réajusta son siège ou ses notes…