PROLOGUE
Elle a déjà arrêté de respirer. Pourtant, les secouristes s’acharnent à lui faire lâcher son arme. À tout moment, une décharge peut leur déchirer les entrailles. Ils sont trois à forcer sur les doigts de plus belle. Tirent, tordent, écartent. Impossible. Les mains de la victime se sont contractées comme les mâchoires d’un étau.
Pendant ce temps-là, les minutes passent, et ses chances s’amenuisent.
L’un d’eux entame un massage cardiaque effréné. Du sang partout. Les deux autres sont déjà morts, là-bas. Un massacre. Reste cette fille à sauver, mais ça crache rouge en continu, et surtout, merde, son doigt menace à chaque cahot de balancer une décharge au hasard. Comment brancarder une victime avec un fusil de chasse dans les mains quand des trombes d’eau vous assaillent et que le sol menace de céder au moindre pas de travers ?
— Elle est tétanisée, bordel ! Déboîtez-lui les pouces ! hurle à nouveau l’autre hystérique. Pas le moment de faire du sentiment, arrachez-lui ce merdier tout de suite !
Le premier gaillard empoigne le double canon juxtaposé et le maintient de toutes ses forces. Au bout du décompte entamé, ses collègues tirent les pouces en arrière jusqu’à l’horrible craquement.
Dès que l’arme chute dans les décombres, on sangle le corps inerte et la civière est hissée hors de la fosse. Une seconde équipe prend aussitôt le relai pour son transport jusqu’à l’ambulance dans un décor de guerre atomique. Autour d’eux, le bâtiment s’est presque entièrement effondré, comme frappé par un obus. Le chaos total. Les pompiers s’agitent dans tous les sens, pris dans la bouillasse lourde et noire de ce coin de campagne. Des plaques de béton en équilibre précaire, empalées aux poutres métalliques, sont autant de dangers potentiels. Ordres et contrordres traversent le mur d’eau. Avec l’orage qui redouble, les hommes sont exténués et à cran.
Le verdict du médecin tombe comme un couperet après un examen d’urgence :
— Je vais prononcer l’heure du décès.
— Vous avez raison, mais ce n’est qu’un leurre ! affirme la Pute avec l’aplomb détestable qu’on lui connaît. Donc, vous avez tort.
— Quoi ?
— Elle n’est pas morte. Pas encore.
— Vous êtes barge, ma parole ! Je suis urgentiste ! Et contrairement à vous, j’ai toute légitimité pour affirmer que…
— Faites passer le mot, docteur : cette ambulance ne va pas à l’hôpital.
Par son calme et sa promptitude à diriger les opérations, elle semble être la seule à surnager dans ce tumulte de panique et d’angoisse.
— Ah non ? lance le commandant de gendarmerie. Bon Dieu, et où voulez-vous qu’elle aille, cette ambulance ?
— Là où l’on ramène les morts à la vie, messieurs ! Et pour la seconde fois depuis hier, Dieu n’y sera pour rien. Parce que, voyez-vous, si Dieu en avait quelque chose à foutre de ce qui se passe dans ce foutu patelin, il n’aurait pas toléré qu’on se retrouve avec une telle pile de cadavres sur les bras.
***
CHAPITRE 1
Comment, en franchissant la grille rouillée, l’adolescent aurait-il pu imaginer qu’il finirait sa soirée à la morgue ? D’autant que, dans l’intervalle, il allait se glisser en douce dans un endroit interdit, faire des photos sulfureuses, baiser sa copine, trouver un trésor, bafouer à un degré supplémentaire les règles de confinement gouvernementales, sinuer dans une ville fantôme, fuir la police et manger des sushis. Le tout en moins de trois heures. Impossible donc, à ce stade, de deviner qu’un voyage au funérarium conclurait cette incroyable succession d’événements. Et encore moins par quel incroyable concours de circonstances il allait en ressortir.
— On a une demi-heure de lumière, annonça-t-il en retirant sa capuche. Toujours partante, ma belle ?
— Ouais ! gloussa la jeune brunette en pâmoison devant son héros, avant de le suivre avec la souplesse feutrée des félins en chasse dans les entrailles blafardes de l’énorme bâtisse en lambeaux.
Si les combinaisons sombres et les mouvements furtifs des deux intrus auraient pu donner à un gardien l’illusion de rôdeurs, drogués ou squatters se rendant coupables des malversations habituelles, ce dernier se serait mépris sur leurs intentions. Seulement voilà : les gardiens, comme tous les Français, restaient chez eux. Depuis cinq semaines, le confinement généralisé, décidé par le président, commençait à générer plus d’inconvénients que de bénéfices. Peu enclins à l’enfermement, Judas Hitler et Narco Barbie envoyaient valser le climat anxiogène, les interdictions et les mesures barrière pour se retrouver à la moindre occasion et s’enfuir au grand air.
Ils avaient appris à affronter toute sorte d’environnement hostile en louvoyant parmi les dangers. Leurs sacs à dos étanches ne contenaient que le matériel nécessaire à la simple exploration : lampes torches multi-usages, couteau de survie HPA SMJ5, trousse de premiers secours, allumettes waterproof, bombe lacrymogène pour éloigner les importuns ou les chiens enragés, portables et batterie de secours, masques chirurgicaux de bon aloi en ce weekend de Pâques, quelques trucs à bouffer et à boire ainsi qu’une clé tricoise qui avait l’avantage de s’adapter à tous les formats de serrures – combien de fois les courants d’air perfides qui sinuaient entre les murs lépreux de ces vieilles carcasses leur avaient-ils claqué au bec des portes sans poignée ? Judas Hitler n’avait pas non plus oublié l’essentiel : son Lumix 25 mégapixels et le trépied qui allait avec. Le jeune Urbex convoitait depuis longtemps ce décor inédit : une ancienne usine Berliet, à l’abandon depuis une bonne quarantaine d’années, qui trônait au bord de la départementale jonchée de ronces à la sortie de Digne-les-Bains. En février dernier, trois crânes et cinq fémurs avaient été retrouvés dans les ruines de l’entrepôt voisin. Allez savoir si ce lieu ne dissimulait pas un trésor, un crime ou un mystère quelconque ? Alors, bien qu’il adorait évoluer en permanence à la limite de la légalité, et qu’on le connaissait aussi pour avoir photographié des dizaines de sites désaffectés dans le monde sans en avoir obtenu l’autorisation préalable, JH1 ne dérogeait jamais à la règle absolue des explorateurs urbains : « ni casse, ni vol, et ne laisser que des traces de pas ». Judas Hitler n’était pas un vandale. Juste un artiste.
Quand Narco Barbie s’entailla le doigt sur un aiguillon rouillé dépassant d’un pilier en béton décrépit, le jeune homme la désinfecta sur le champ et l’enroba d’un pansement antiseptique avec des mains qu’elle imaginait volontiers la caressant, des doigts longs et délicats qu’elle pouvait presque sentir à d’autres endroits de son corps.
— Comment tu as trouvé cet endroit ? demanda-t-elle. C’est flippant…
Plusieurs heures de recherche, à traquer des indices partout, une veille permanente sur la presse nationale et internationale pour être informé en temps réel de l’actualité désaffectée et un goût prononcé pour l’aventure et les risques qu’elle engendrait, aurait été la réponse donnée si la question avait porté sur les sites du monde entier. Concernant, l’usine Berliet de Digne, la raison qui motivait Judas Hitler était plus simple, et plus personnelle.
— Je connais cet endroit depuis que je suis gamin. Tu flippes déjà, princesse ?
— Grave… mais je kiffe trop !
— Et encore tu n’as pas vu les hôpitaux philippins, les asiles psychiatriques en Russie ou les parcs d’attraction de l’ex-RDA. Sans compter les friches militaires, les catacombes, les châteaux hantés ou les églises à ciel ouvert.
— Je demande pas mieux, moi.
Judas Hitler laissa l’allusion se perdre en écho dans l’immense hall de l’usine. Contemplant cet espace offert au vent d’avril qui froissait la forêt alentour, et le genre de progéria architecturale qui en dévorait le ciment et l’acier, un sourire fantomatique erra sur ses lèvres. Après plus d’une centaine d’explorations, il ressentait toujours le même frisson sur l’échine. Ces endroits vides et morts, abandonnés en suspension, représentaient l’entre-deux mondes qui liait l’homme à la nature, le passé et le présent, la vie et la mort. Ce qui était productif et ce qui ne l’était plus. En cette période de pandémie avancé, les photos signées JH1 interrogeaient, remettaient en question la condition humaine, relevaient les traces de l’oubli, une amnésie antérograde, et soulevaient le frappant paradoxe entre la petitesse de l’être humain qui occupe cette planète et sa nostalgie d’un passé glorieux sur un territoire perdu, comme ces étoiles mortes depuis des millénaires mais dont la lumière parvient jusqu’à nous pour nous montrer ce qu’elles furent. Narco Barbie dessinait à temps perdu, plutôt des fusains sombres, figures cauchemardesques mi-humaines mi-animales qu’un psy aurait pu théoriser en traumatismes freudiens, mais elle ne partageait assurément pas une telle fascination. Sa présence ici se bornait à une quête basique de sensations fortes. La dimension clandestine aidant.
— Il doit y avoir plein de trucs à chourrer, piaffa-t-elle.
Judas Hitler se figea.
— Hé !
Se retournant, l’adolescente vit l’air désapprobateur qu’elle s’attirait.
— On taxe que dalle, compris ? Merde, je croyais que tu connaissais la règle.
— Oh, ça va, relax. Qui va nous…
— Je ne plaisante pas ! reprit-il sur un son subitement rembruni. Seuls les simples d’esprit croient qu’ils peuvent se servir en imaginant que ça n’appartient plus à personne. Le vol facile et légitime, hein ? Si c’est ça, tu dégages. Derrière un lieu abandonné, il y a toujours un nom, un responsable. Les raisons des désaffectations peuvent être nombreuses : conflit d’héritage, aucun investisseur au rachat, faillite… C’est rarement une personne qui balance les clés de son château dans la nature pour partir sous les cocotiers. On ne connaît pas l’histoire des gens attachés à ces lieux, OK. Donc, il faut les respecter. « Préserver, et protéger de la foule », tu te souviens ? Il ne faut pas que ça devienne un tourisme de masse. C'est une pratique sérieuse qui comporte des risques, alors fait pas chier. On fait les photos et on se barre. Tu ne touches à rien et tu ne donnes l’adresse à personne. Si ça ne te convient pas, je t’oblige pas à rester.
— Ah ouais ? Et tu vas prendre quoi en photo ? Ta bite ?
— C’est les espaces vides qui m’intéressent.
— Moi, c’est autre chose.
— Tu devrais rentrer. Ça t’évitera des ennuis.
— Mon père croit que je suis chez Lucie.
— En plein confinement ? Qui va gober ça ?
— Y’a bien un jour où je vais me casser de cette baraque.
— C’est pas demain la veille. À moins que sa petite chérie trouve un garçon convenable.
— C’est toi que je veux. Tu le sais.
— Ouais, ou bien ton prof de chimie… Tu pars ou tu restes. Décide-toi, je perds la lumière.
Au lieu de monter sur ses ergots, Narco Barbie le dévisagea un instant, comme si elle soupesait ses options, déçue que son compagnon maintienne la conversation à un niveau monastique. Elle finit par lui décocher un sourire où trop de dents se bousculaient.
— Je reste avec toi, bébé.
Judas Hitler enfila son célèbre masque à gaz steampunk noir mono-cartouche flanqué de grands yeux jaunes, présent dans tous ses autoportraits. Une marque de fabrique qui avait le double avantage de le préserver d’éventuelles émanations toxiques – dans le droit-fil des règles édictées par sa corporation – tout en lui assurant un anonymat salvateur. Son talent avait consacré sa célébrité, ce masque l’en soustrayait aux inconvénients. Et ce sacré pseudonyme, choisi par pure provocation un soir de défonce, avait achevé d’en faire une icône mondiale. Une signature marketing unique, ménagée avec soin.
Narco Barbie – pseudo destroy choisi à dessein – chaussa des gants de protection renforcés, un casque d’escalade et un masque FFP2, et c’est avec une prudence de démineur qu’ils montèrent à l’assaut du bastion inexpugnable.
***
Si jusqu’à présent, Judas Hitler avait réussi à éviter toute confrontation avec les forces de l’ordre, quel que fût le pays traversé, c’est qu’il plaçait la discrétion comme une discipline à part entière. Prendre son temps avant d’accéder à un site, bien observer l’environnement, attendre le moment propice, sans précipitation. Il suffisait d’un voisin apeuré derrière son rideau pour se retrouver en cellule, avec peut-être à la clé une convocation au tribunal pour violation de domicile. Effraction et dégradation en devenaient alors circonstance aggravante.
Dans cette logique, ils arrivèrent jusqu’au dernier étage avec, à chaque pas, une alternative non destructrice. En chemin, outre les nombreuses pièces d’usinage semblables à des monstres chtoniens, Judas avait photographié plusieurs éléments qui subsistaient d’une époque révolue – feuillet d’assurance, déclaration d’embauchage, chemise étiqueté « assurance sociale », coupure du journal « Le Vigneron du Sud-Est » daté du jeudi 12 décembre 1935, un agenda incomplet de 1971 – dont il s’amusait à imaginer la provenance, l’utilisation, le rôle et la vie des personnes qui en avaient fait usage.
— C’est quand même dingue comment ces gamineries te passionnent, lança Narco.
— Tu ne prendras jamais ce que j’ai dans la tête, ma belle.
— Oh, je ne visais pas si haut…
Une fois de plus, son allusion sans demi-mesure fit un flop. Voyant les derniers rayons de soleil irradier la charpente désossée, l’arpenteur de vestiges déposa son sac et clipa son appareil photo sur le trépied. Il n’y avait pas un bruit de voiture, évidemment. Seule la faune et la flore reprenaient leurs droits sur l’environnement. À travers ce décor digne d’un film post-apocalyptique, les débris de verre craquaient sous les semelles, mais par chance cette partie-là demeurait vierge de graffitis et autre dépôt d’immondices. JH1 plaça le boîtier devant un moteur gigantesque – peut-être un réacteur d’avion – posé contre la rambarde de l’atrium central telle une sculpture abstraite, et accrochée à un palan dont la chaîne courait autour d’une potence prise dans la charpente.
— Lumière parfaite, dit-il. Reste en arrière, et regarde où tu mets les pieds.
Il prit trois clichés sous cinq angles différents. Puis, il se mit en scène lui-même en posant devant le monstre mécanique en mode retardateur. Son débardeur noir, ses muscles nerveux et son célèbre casque aux yeux jaunes exacerbaient le désir de la princesse, qui s’alluma un joint pour l’occasion.
Enfin, et alors que le soleil se couchait, Judas contempla avec satisfaction le résultat inscrit sur la carte SD. Les images rendaient un hommage poétique à cette noblesse structurale, relevé d’une symbolique puissante. L’usine Berliet de Digne aurait eu au moins l’honneur d’une couverture photographique avant sa disparition ou son pillage, et servirait peut-être aux historiens du futur pour mener à bien d’éventuelles recherches. Sérieux, engagé, conscient des risques et respectueux des lieux. C’est dans cette libre optique, en tout cas, que s’orientait le travail de JH1. Témoigner de ce qui ne serait plus visible sous peu.
— Allez, c’est mon tour ! déclara soudain Narco Barbie, sautillant devant l’objectif après avoir jeté son pétard.
— Tu fais quoi, là ? grogna JH1. Viens, on se casse. Il va bientôt faire nuit.
— Justement…
La jeune fille se trémoussa au rythme d’un air latino émis par son portable. Ses oscillations langoureuses invitaient le spectateur à une observation attentive.
— Quoi, je suis pas un bon modèle ?
Sur ces paroles qui n’appelaient aucune réponse, la princesse trashy commença un effeuillage digne des meilleurs cabarets parisiens. Chevelure tourbillonnante, ondulations des hanches et regards appuyés enflammaient le capteur numérique. Aucun monolithe préhistorique n’aurait pu rester stoïque devant le spectacle offert. Alors, un adolescent de vingt-et-un ans… Captivé, Judas Hitler déclencha à intervalles réguliers. Il savait que cette fille admirait son travail, mais de là à… Voyant que ses efforts portaient leurs fruits, et que son héros se prenait au jeu, Narco Barbie passa la vitesse supérieure. Langue humide, doigts dans la bouche, seins pétris, cambrure outrancière. Ses formes parfaites, rehaussées par une lingerie minimaliste, ressortaient à merveille dans le clair-obscur. Quand, du haut de ses dix-neuf ans, la mutine entreprit d’écarter sa culotte, Judas Hitler accepta cet aller-simple au paradis.
— Passe en mode vidéo et garde ton casque, lui susurra-t-elle en exhibant un préservatif sorti de nulle part.
Une succion avide, ponctuée de coups de langue experts, soutira au garçon la plus belle érection de sa vie. Lèvres, langue et mains jouaient leur rôle à la perfection. Question préliminaires, la belle se montrait généreuse. Au diable la « distanciation sociale ». Aussi, quand elle réclama autre chose, elle fut exaucée dans l’instant.
Soufflant comme un taureau sous son masque intégral, Judas Hitler savourait cette chatte aussi étroite qu’un piège à loup. Les claquements contre les fesses musclées de sa compagne, mêlés à ses gémissements lubriques, se propageaient à travers le grand atrium du bâtiment en ruine. Le crépuscule et l’interdit catalysait leur excitation. Les va-et-vient effrénés reprirent de plus belle quand Narco Barbie s’adossa brutalement contre le moteur et attira son étalon entre ses cuisses.
Sauf que chaque coup de boutoir provoquait les vibrations de l’énorme pièce de moteur sur laquelle ils étaient juchés. Secousse après secousse, ces mouvements infimes se répercutèrent à la dalle du plancher, sur laquelle personne n’avait marché depuis des lustres. Donc, au moment où Narco Barbie se cambra devant son étalon et qu’elle y posa son pied, un nouveau frémissement provoqua le tremblement de la dalle. Une fissure apparut au-dessous. Des débris se décrochèrent. La chaîne produisit un cliquetis dont aucun des deux ne s’alerta.
Judas Hitler n’avait jamais connu fille aussi entreprenante et décomplexée. Il jeta son masque, l’attrapa par les hanches, la poussa contre la pièce mécanique, s’accroupit, dévora son intimité qui n’en demandait pas tant puis, en réponse aux supplications de la belle qui cognait le réacteur au rythme de sa langue, se remit debout et plaqua sa verge contre les globes de chair consentants.
— Oui, souffla-t-elle. Ooh, vas-y baise-moi comme une pute…
En une nanoseconde, ces transferts de charge successifs se répercutèrent à leur support.
— Enfile-moi bien, Judas, allez ! Allez…
Une fissure se dessina sur la dalle en béton, qui se mit à craquer.
— Ouais… ooooh…
Et céda brusquement.
Judas eut le réflexe de saisir la rambarde rouillée au moment où les deux tonnes de l’engin se dérobèrent sous eux. Se sentant basculer dans le vide, Barbie poussa un cri. Le garçon, féru d’escalade et taillé comme tel, n’eut aucun mal à la retenir de sa main libre. Elle hurla une seconde fois quand une escarbille de métal sectionné lui entama le flanc. C’est ainsi qu’elle resta suspendue à demi-nue alors que la machine monumentale dégringolait, suivie par le palan et la poutre à laquelle il était accroché, et s’écrasait douze mètres plus bas dans un fracas inimaginable de béton, de métal et de verre.
— Remonte-moi, putain de merde !
Sans se départir de son aura d’autosuffisance inébranlable, supposée changer l’adrénaline en carburant exploitable, Judas Hitler la hissa sur la partie de la dalle dont la corrosion avait épargné le ferraillage.
— Je t’avais dit que c’était dangereux, fit-il en rangeant son pénis, halluciné par le cratère apparu là en-bas. T’es vaccinée contre le tétanos ?
— J’en sais rien, putain ! grogna la jeune femme devant l’entaille superficielle qui saignait abondamment. Merde, mon père va me tuer…
— J’ai encore du désinfectant, mais c’est raté pour la discrétion. Faut dégager en vitesse.
— Pas question. Tu vas terminer ce que tu as commencé.
— Quoi ?
Narco Barbie lançait d’incompréhensibles imprécations. Seins, fesses et chatte offerts aux courants d’air, ses tremblements relevaient moins du stress que d’une surexcitation sexuelle.
— Viens ! T’en es capable ou je dois voir ça avec quelqu’un autre ?
— Merde, Charlotte, t’es chelou ou quoi. Je suis plus d’humeur.
— Pff, tu te la joues gros dur mais en réalité, t’es qu’une tafiole, soupira-t-elle en furie.
Le vent la transperça soudain comme un forêt dentaire. Elle se rhabilla en vitesse, récupéra son sac et tourna les talons en maugréant.
— Tu vas où ?
— Va te faire foutre, puceau !
— Fais gaffe aux marches du troisième ! lui intima Judas Hitler.
Elle lui lança un majeur goguenard avant de disparaître dans la rampe d’escalier.
Cinq minutes après, quatre étages plus bas, le jeune homme se tenait seul au bord du trou, les yeux exorbités. Sous l'écrasante machinerie infernale, prise dans l’enchevêtrement de poutres métalliques qui avait failli les entraîner dans la mort, il découvrit une bâche vert kaki de type militaire, déchirée en partie, laissant apparaître un stock de caisses en bois, chargées sur une plateforme métallique de ce qui s’apparentait à… un camion jaunâtre. En démolissant le plancher de l’usine, la charge avait mis au jour ce véhicule antédiluvien, enchâssé dans ce qui ressemblait à une fosse de garagiste.
Judas Hitler savait bien qu’un voisin avait pu entendre le vacarme, appeler les gendarmes, et que ceux-ci pouvaient débarquer d’un instant à l’autre – en cette période de crise sanitaire et psychologique, la peur aidant, les faits de dénonciation se multipliaient. Il fallait juste espérer que les flics eussent d’autre chats à fouetter que de donner crédit à un délateur faisant état d’une intrusion suspecte dans une usine désaffectée. Cependant, fidèle à sa philosophie d’explorateur urbain, et poussé par cette curiosité familière à laquelle il devait ses plus belles photos, il se glissa dans l’interstice.
Souleva la bâche avec sa précaution habituelle.
Étudia le chargement, composé de caisses vermoulues dans lesquelles il trouva des dizaines de pavés rectangulaires, étrangement lourds, plus grands que sa main et recouverts d’une épaisse couche de suie poisseuse.
Qui s’effaça après un léger frottement du pouce.
Faisant apparaître une jolie teinte moirée.
***
Le jeune Urbex arriva en nage sur le boulevard Gassendi. Six kilomètres à pied depuis l’usine Berliet, et il n’avait pas croisé âme qui vive. Repliés au logis, les gens écoutaient la télé marteler la relative éclaircie sanitaire qui pointait, les défaillances gouvernementales dans la gestion de crise, la mort programmée des PME ou le décompte quotidien des victimes du virus. Seules embellies relatives émergeant de ce marasme : l’agneau pascal s’en tirait à bon compte, la pollution des centres urbains en déclin de 90%, et l’hommage au personnel soignant dont des salves d’applaudissements saluaient l’héroïsme et l’abnégation partout en France, à vingt heures. Heure à laquelle Judas Hitler se présenta en plein centre de Digne-les-Bains, la ville insipide où il vivait depuis toujours et où on l’avait rapatrié malgré lui depuis Copenhague, deux semaines auparavant.
Capuche noire, sac à dos et regard en coin, il rasa les murs jusqu’à une boutique appelée Réparer l’enfance. Rideau métallique baissé, comme tous les commerces de la ville depuis le 17 mars à midi. L’enseigne précisait :
ANTIQUITÉS, FRIPES, BROCANTE
ACHAT & VENTE
OR - ARGENT - PLATINE
La frénésie avec laquelle Judas Hitler cogna à la porte offusqua les riverains terminant leurs applaudissements accoudés aux fenêtres. Un type louche à la dégaine de racaille qui suait comme un toxico, ça faisait tache dans le décor. L’autorisation de sortie, celui-là, il devait se torcher avec. Y’avait pas un flic pour lui coller 135 € d’amende, non ? Ses mains dans les poches auguraient un mauvais coup. D’autant qu’à l’intérieur, JH1 tenait son couteau et la bombe lacrymogène de défense. Il était vingt heures passées et le gérant vivait à l’étage du dessus. Sans téléphone portable, que pouvait-il faire d’autre que de tambouriner à la porte ? Il allait se résigner quand un homme rondouillard apparut derrière les volets du premier.
— Ho, l’ami ! Tu vas te calmer de suite ou j’appelle les flics !
L’explorateur urbain recula sur le trottoir et souleva un peu sa capuche.
— Salut Michel, articula-t-il à mi-voix.
— Julien ?.. Merde, t’es rentré quand ?
En l’absence de réponse, et devant la nervosité manifeste de son visiteur, le commerçant referma son volet et descendit lui ouvrir. Ne pas écorner davantage l’écran de respectabilité dont il bénéficiait dans le quartier.
— Entre vite, couillesti.
Judas Hitler retrouva les relents d’encaustique, de moisi et de vieux papier qui emplissaient la boutique, repère de vieilleries en tout genre dont la valeur marchande pouvait s’estimer au titre de l’obsolescence domestique. Le coin des frusques chiffonnées, celui des meubles d’antan, et l’alcôve qui renfermait trente ans d’objets hétéroclites amoncelés avaient autant de panache qu’une favella, mais avec le charme suranné des vieilles masures.
L’homme éclaira le petit comptoir engoncé, sur lequel trônait une caisse enregistreuse Circa 1910 en laiton, et invita le jeune garçon à s’y installer. Aussitôt, ce dernier se sentit froidement jaugé.
— Le confinement, c’est pas ton truc, toi, hein, courant d’air.
— Toujours pas.
— C’est ton frère ? Comment il va ? Il n’est pas mort, au moins ?
— Non, c’est pas ça, Michel.
— Tu m’inquiètes, mon gars…
Le bonhomme retint son souffle quand l’invité surprise déposa lourdement sur le comptoir un objet métallique oblong. Reconnaissable au premier coup d’œil. Inutile de l’inspecter en détail, son cerveau avisé avait déjà analysé l’information. Il comprit alors pourquoi Judas Hitler ne semblait pas vraiment dans son assiette. Sa posture convoyait une intensité destinée à compenser quelque chose.
— Pute borgne… C’est bien ce que je crois ?
— J’ai besoin que tu me le confirmes. C’est toi l’expert.
Michel Memmi observa l’objet sous toutes les coutures, le tournant et le retournant dans ses mains. Son opinion s’était forgée au premier coup d’œil.
— Il est ancien, statua-t-il en le posant sur une balance Roberval dont il eut grand peine à remplir le plateau opposé. Douze kilos quatre… Vindiou, tu m’as déjà apporté des objects insolites, mais là… Connaissant tes activités, ce truc n’aurait pas dû se trouver là où tu l’as… Oh, non !
— Quoi ?
— Ce poinçon, murmura Memmi d’une voix tremblante tout en analysant le lingot à la loupe… Ça ne peut pas être ça… C’est impossible.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Je… Je ne suis pas sûr.
— Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il a une chiée de frères jumeaux.
— Ah oui ? Combien ?
— J’ai pas réussi à tout compter. Je… Qu’est-ce que je dois faire ?
L’orpailleur verrouilla avec soin la porte de son commerce. Il invita Judas à le suivre. L’arrière-boutique avait des airs de caverne d’Ali-Baba. Julien adorait l’odeur qui en émanait, un mélange de vieux linge, d’humidité et de cire à bois. En premier lieu, Memmi procéda à un test à la pierre de touche, puis vint l’acide et les ultrasons. Après quoi il retira ses lunettes, avala une rasade de génépi dont il cachait une bouteille dans un tiroir, bascula en arrière sur son siège et annonça :
— Mes raviolis vont refroidir, Martine va gueuler… Il y en a combien, tu dis ?
— J’en sais trop rien. Beaucoup.
Blême, Memmi, lui proposa de trinquer, ce que Judas refusa. S’en jetant une autre derrière le gosier, il se pencha et murmura à son oreille comme s’il cherchait à éviter les espions :
— C’est de l’or pur, mon gars.
— Meeerde !
— Hé, du calme, ce sont des choses qui arrivent. Faut juste éviter les erreurs de parcours, c’est tout.
— Quelles erreurs ?
— Les pièges dans lesquels un petit con dans ton genre pourrait tomber s’il n’avait pas eu l’idée d’en causer au père Memmi.
— Tu vas m’aider ?
— Si je vais t’aider ? Julien, je t’aime comme…
S’ensuivit un silence goudronneux, irrespirable. Michel Memmi vida sa fiole et tira sur sa clope, soulagé de sentir l’alcool et la nicotine affecter son organisme. Chacune de ses cinquante années se lut sur son visage.
Judas Hitler connaissait l’origine du malaise. C’était juste le passé qui lui crachait un jet d’acide en plein visage. À présent, tout contribuait à changer son hésitation en inertie, tant il craignait de contrarier le petit commerçant. Mais le temps pressait, et il avait besoin de réponses.
— Euh… il y avait aussi ça, lança-t-il. Regarde la date.
L’urbex sortit de son sac un registre de livraison qui sentait le moisi. Le truc avait visiblement bourlingué. Ses étiquettes étaient gommées et les inscriptions manuscrites à l’encre bleue délavées avec le temps. Il le feuilleta avec précaution jusqu’à tomber sur un vieux télégramme, étrangement daté du… 26 juin 1940 :
Colis postal bien arrivé Casablanca STOP.
Père et fils partis avant-hier direction Dakar avec nombreuse famille STOP.
retour toulon bnmek STOP
Revenant au présent, Michel Memmi éloigna sa clope dans un cendrier. Il tira vers lui une énorme loupe de bureau sur roulettes, en éclaira le néon circulaire qui ceignait la lentille et concentra son attention sur le papier.
— Je ne vois pas le rapport avec ce lingot, se désola-t-il en reprenant sa sèche.
— Y’en a peut-être aucun.
— Bon, quoi qu’il en soit, l’article 716 du Code Civil précise que « la propriété d’un trésor appartient à celui qui le trouve dans son propre fonds ». Tu l’as trouvé dans ton jardin ?
— Ah non.
— Si le trésor est trouvé « dans le fonds d’autrui, il appartient pour moitié à celui qui l’a découvert, et pour l’autre moitié au propriétaire du fonds », même s’il ne s’est pas manifesté depuis des années. Tu connais le propriétaire de l’endroit ?
— Aucune idée. David devrait savoir, mais…
— La propriété est un droit imprescriptible, mon gars. L’article L.531-14 du Code du patrimoine précise que « c’est seulement si le propriétaire ne peut pas être identifié que l’auteur de la découverte, s’il est de bonne foi, peut se l’approprier ».
— De bonne foi ?
— En gros : si tu gardes le trésor sans dire la vérité, tu es dans la merde.
— Mais… ça pourrait faire combien ?
— Ce truc pèse douze kilos. S’il y en a dix, ça fait dans les… quatre ou cinq, je dirais.
— Quatre ou cinq mille ?
Memmi s’épongea le front et tira une nouvelle bouffée de tabac, puis il empoigna sa fiole de génépi et vida l’équivalent d’une demi-piscine avant de la reposer.
— Millions, Julien ! Le cours de l'or est à cinquante-cinq mille euros le kilo.
Judas Hitler déglutit. Il estimait la quantité globale de lingots contenus dans les caisses à une trentaine, au bas mot. Soit un butin qui avoisinerait les… vingt millions d’euros ! « Pour moitié », cela signifierait dix millions, tout de même. À partager avec Narco Barbie – ou pas. Ce n’est pas parce qu’il était en train de la sauter au moment de la découverte qu’elle pouvait réclamer un quelconque pourcentage. Ça ferait cher le coup de bite. Et puis, merde, elle s’était tirée avant, oui ou non ? JH1 avala sa salive à l’idée d’un tel pactole, tout en s’efforçant de ne pas laisser transparaître son enthousiasme.
— Et donc… il faut que j’aille voir les flics ? s’enquit-il.
— Dans une situation pareille, on a obligation d’en faire déclaration immédiate au maire de la commune, qui doit la transmettre au préfet… Mais y’a pas le feu au lac, petit. Je vais d’abord faire quelques recherches. Les barres de douze kilos sont l’unité d’échange sur le marché interbancaire. Y’aura pas le choix, tu sais, ça ne se refourgue pas comme ça. À moins d’avoir sous la main à la fois un receleur fiable qui dispose d’un réseau au marché noir, un compte offshore dans un paradis fiscal pour soustraire aux impôts plusieurs millions en espèces, et une sacré paire de couilles.
— Deux sur trois. Ni receleur ni compte offshore.
— Certains ont fait fortune en ne comptant que sur leurs couilles. Mais dans le cas présent, c’est maigre. Et puis, s’il s’agit bien de lingots datant de la Deuxième Guerre mondiale, il y aura une enquête des services du ministère de l’Économie. Si tu remplis toutes les conditions, tu pourras être autorisé à revendre légalement la came. Mais bonjour les démarches, et je te dis pas les taxes ! Les commissions des commissaires priseurs en salles de vente sont de 10 à 20%, alors qu’en comptoir spécialisé, elles dépassent rarement les 5%. C’est ce que je te conseillerais… Sinon… il faudrait vendre en SUI... par tranche de vingt-cinq mille… Pas d’impôts, pas de demande de pièces d'identité... pas de justificatif... vive la France et vive le Fisc…
— Tu connais des gens, toi ?
— Si je connaissais des gens, comme tu dis, j’aurais une île à moi et je serais en train de me faire masser la bite par deux thaïlandaises au lieu d’aider un baltringue à se sortir du merdier dans lequel il s’est fourré.
— Y’a pire comme merdier, non ?
— Faut juste s’assurer que cet or n’appartient pas à quelqu’un qui le cherche. Alors, rentre chez toi et restes-y. Je t’appelle demain.
— Tu… Tu le gardes ici ?
Memmi prit son temps pour bien souligner sa réticence.
— Trop risqué. J’ai eu trois braquages le mois dernier. Et je te dis pas en décembre.
— Merde… Tu n’as pas été blessé ?
— Pas beaucoup. Les affaires ne sont pas vraiment florissantes, on a du mal à joindre les deux bouts, et cette saloperie de virus va nous achever. Oh, ces petits connards se contentent de ce que j’ai en magasin. Des clopinettes, mais il suffirait d’une fois encore et l’assurance nous lâche. Du coup, j’ai un Beretta chargé sous le comptoir. Mais s’ils trouvent ton truc, là, ils vont vouloir entrer en possession de tous ses petits frères. Autant éviter.
— Pourquoi ne pas… mettre en vente ?
— Et pointer au chômage ? Qui voudra embaucher un vieux bouc à dix ans de la retraite ? Quoique Martine est toujours bonnasse, pour son âge. Si je la fous sur le trottoir, elle pourrait rapporter un peu.
Leur rire mutuel évacua la tension galopante. Manifestement, Memmi se refusait à se lancer dans des considérations dilatoires ou de vaines conjectures alimentées par l’espoir.
— Je ne voudrais pas qu’elle descende et pose des questions, dit-il en enveloppant le lingot dans un torchon brodé. Bon, il est tard. Emporte tout ça et rentre chez toi, hein, j’insiste. Pas un mot à qui que ce soit. Tu étais tout seul quand tu l’as trouvé ?
— Ouais, évidemment…
— Allez, file.
— Et toi, Michel, tu vas faire quoi ?
— Réchauffer mes raviolis.
Judas Hitler fourra l’objet dans son sac. Il aurait préféré attribuer sa brusque poussée d’adrénaline à une turlutte all inclusive dont Narco Barbie avait le secret.
Michel Memmi referma la porte derrière celui qu’il connaissait depuis sa naissance sous le nom de Julien Scaposa. L’antiquaire serait la dernière personne à l’avoir vu en vie.
Et réciproquement.
***
CHAPITRE 2
L’obscurité de la petite mansarde bordait le sommeil agité du petit garçon aux mains tordues. Deux sangles orthopédiques arrimées aux murs par de puissants tire-fonds entravaient ses poignets. Un tuyau le reliait à un dispositif électronique à cadrans dont seul le tintement régulier rompait le silence. Dans la cuisine, le lave-vaisselle affichait 2h59. À 3h00, il se mit à couiner, grincer, puis enfin ronronner. Mais c’est un autre bruit qui provenait de la chambre voisine. Un halètement. Étouffé. À intervalles réguliers, presque robotiques. Des gémissements.
La lumière bleue d’un écran d’ordinateur glissait jusque dans le couloir par la porte entrebâillée. Sur le lit, jambes écartées devant la webcam de son ordinateur portable, Roxane faisait aller et venir une banane dans son vagin. Micro et haut-parleur coupés, son interlocuteur l’encourageait par écrit tout en polissant sa verge face caméra d’une main agile. Il s’entêtait à édicter des consignes vulgaires auxquelles la trentenaire aux jambes mal épilées ne répondait pas. Mets-toi à quatre pattes. Change de trou. Tire la langue. Mais se concentrer sur le beau membre érigé d’homme mûr ne provoquait pas chez elle l’embrasement espéré. Les filles aimaient pourtant se faire traiter de pute, non ? Après des années de combat féministe légitime, les gonzesses d’aujourd’hui revendiquaient haut et fort leur libido tous azimuts, libres de ne plus la déconsidérer. Autrement dit : « hier, on me rabaissait au rang de salope ; aujourd’hui, j’ai acquis la liberté d’affirmer que j’en suis une ». Assumer le cliché stimulait leurs fantasmes, soi-disant. Roxane eut beau accélérer la cadence avec le fruit phallique enveloppé d’un préservatif et de lubrifiant – à base d’eau pour éviter les cystites –, se cambrer, chatouiller son clito rachitique avec le petit canard rose acheté sur un site en ligne, ouvrir la bouche, respirer un peu plus fort – mais pas trop car il ne fallait pas risquer de réveiller Tom –, rien n’y fit. Par ailleurs, elle se contorsionnait sans cesse pour dissimuler la vilaine cicatrice qui courait le long de sa jambe gauche. Dans l’intervalle, l’autre jouit longuement sur son ventre poilu. Par écran interposé, les jets de sperme firent à Roxane autant d’effet qu’un dégueulis de son fils sur la moquette. Cicatrice, souci de discrétion, vomi ; non, elle n’y arriverait pas. Les insultes lui coupèrent définitivement la chique. Voilà plus d’une heure qu’elle s’escrimait sur cette saloperie de bite végétale, à la sucer, l’astiquer dans tous les sens, l’enfoncer dans ce qu’elle pouvait, mais au final : rien, nada, tripette. La psy avait pourtant affirmé que ça reviendrait… Fait chier. Quand son téléphone se mit à vibrer sur la commode, Roxane referma son ordinateur portable, presque honteuse.
— Ouais, fit-elle d’une voix de camionneur.
— Je vous réveille, capitaine ?
— Bien sûr que non, il est trois heures du mat’. Allez, vide ton sac.
— Cadavre dans le centre.
— Meurtre ?
— Ça se pourrait. On attend le doc.
— Envoie-moi l’adresse.
Elle raccrocha, soupira, se frotta la nuque, éplucha la banane et la croqua tout en frictionnant la cicatrice de sa jambe encore raide. Pas le temps de passer par la salle de bains – un prétexte de plus pour en fuir le miroir. Elle fourra canard et gel dans le tiroir de sa table de chevet, où ils rejoignirent un godemiché en inox, deux boîtes de capotes périmées depuis 2012 et un livre de nouvelles érotiques intitulé Noisy Nights. Le surcroît d’une béquille orthopédique l’aida à gagner le placard, enfiler un jean, des baskets usées, un sweetshirt Winnie l’Ourson d’une couleur douteuse et un blouson de cuir. L’instant d’après, elle vérifiait les constantes affichées par l’électronique médicale puis embrassait son fils sur le front en relativisant, comme avant chaque départ en mission, l’intérêt des plaisirs orgasmiques. Elle claudiqua à travers l’appartement chichement meublé, récupéra la carte et le Sig Sauer P-2022 qu’elle rangeait dans l’entrée, ouvrit la porte et sonna chez sa voisine de pallier.
Le temps de se plaquer au mur, vérifier le cran de sûreté de son arme, fermer les yeux et s’efforcer de respirer selon la méthode – inefficace – recommandée par le kiné, elle entendit :
— Vous savez l’heure qu’il est ? Rentrez chez vous, abruti !
— Peg, c’est la chieuse de service.
Après quatre verrous et deux clés tournées dans la serrure, une petite binoclarde rondelette d’à peu près son âge, encore embourbée de sommeil, lui ouvrit en pantoufles et robe de chambre.
— Une nouvelle crise ?
— Non-non… lui assura Roxane.
— Ah ! fit la voisine replète d’une voix étouffée. J’ai eu peur.
— On vient de m’appeler… Désolée.
Voyant la policière enfiler son pistolet dans le holster accroché à sa ceinture, la voisine noua sa robe de chambre et tira son trousseau de clé.
— Pars tranquille, je veille au grain.
— Il dort toujours, mais…
— Ma chérie ! Le jour où je t’ai dit que tu pouvais sonner à n’importe quelle heure, j’étais sobre ! Enfin, je crois… Bref, s’il se réveille et qu’il a envie d’un burger-frites-mayo, je gère.
Roxane lui sauta au cou, avec l’envie de rire et de pleurer à la fois.
— Comment je ferais, sans toi ?
— Tu boirais moins. Tu prendrais deux fois plus de cachetons. Et tu baiserais le kiné du mardi.
— Va falloir que je réfléchisse à un moyen de te remercier.
— Facile : présente-moi ta nouvelle coéquipière.
— Oh putain, c’est pas un cadeau celle-là, pouffa la policière en ajustant sa prise de béquille pour appeler l’ascenseur. Tu aimes les rousses, maintenant ?
— Uniquement celles qui portent un flingue, lança la jeune femme alors qu’elle fermait en douceur sa porte et se dirigeait vers celle de Roxane. Mais elle, mmmmmh, je rêve de picorer une à une les taches de rousseur qui constellent les plus infimes recoins de son corps.
— Ben, en tant que porte-étendard de l’Amicale des Vieilles Filles Pathétiques, je peux te dire que tu es tombée bien bas, ma pauvre. Pioche dans le frigo si ça te chante mais, euh… ne fouille pas ma table de chevet.
— Au point où j’en suis, même un flic me conviendrait. Plus bas que ça, j’arrive en enfer !
Quand elle passa la première, Roxane riait encore.
***
Allée des Fontainiers, dans le vieux centre. Deux voitures de police encadraient un immeuble de trois étages construit à une époque où l’esthétique l’emportait encore sur le pratique. Jadis, la pierre avait dû être brune, mais deux siècles de pollution, de pluies acides et de négligence municipale l’avaient patinée jusqu’à la faire ressembler au poumon d’un vieux fumeur. Le capitaine Iadonisi gara sa 2CV en travers de la chaussée. De toute façon, elle ne risquait pas de bloquer la circulation. Mais avec le public déjà nombreux, elle eut la désagréable impression d’arriver en retard à sa propre fête.
Roxane était née ici. Une cité d'eaux, verte, boisée, qui s'étirait dans un cadre majestueux, côtoyant à la fois la Provence et les premiers sommets alpins. Ça, c’était la Digne de son enfance. Trente ans plus tard, alors qu’elle en avait exploré les rouages et côtoyé les instances, elle voyait cette belle carte postale se déliter jour après jour et agoniser doucement, sans que les élus ne s'en inquiètent.
Roxane se mit à penser : Peggy a raison, je quitte ce trou où tout un chacun considère le supermarché comme le seul oasis de modernité dans un rayon de cinquante kilomètres, je ne dois pas réfléchir, pour échapper à cette mort qui m’attend, moi qui suffoque, qui n’ai aucun ami à part des prétentieux que je connais depuis la maternelle, j’aime Tom plus que ma vie, il y a aussi Mamette, mais je ne respire plus, mon métier m’étouffe, toutes ces histoires sordides qui m’empêchent d’en avoir une à moi, tous ces cadavres, depuis des années, et cette putain de béquille me fatigue, les gens m’épuisent, les Dignois surtout, j’en n’en peux plus, je vois arriver le jour où je me prendrai véritablement en horreur, calme-toi, Rox, tout le monde pense ça au bout d’un moment, on a tous du dégoût pour notre vie, notre métier, mais j’ai aimé ce métier, je l’aime sûrement encore si je suis vraiment honnête, mais c’est surtout Peg qui est devenue une présence infaillible, indispensable dans nos vies, je ne peux pas lui imposer ça et je ne peux pas non plus la laisser là, orpheline de nous, car elle est la personne la plus importante de ma vie après mon fils, ce fils qui bouge à peine, qui ne parle pas, qui est dépendant de ses machines et dont l’espérance de vie n’excède pas vingt ans, ça lui ferait du bien de changer d’air sans doute, ça nous ferait du bien à tous les deux, et puis ce serait moins galère pour les soins, on pourrait trouver un véritable hôpital, oui c’est sans doute ça le plus important, et à bien y repenser, Peggy ne dirait pas que je suis folle, elle dirait que c’est ma vie, que je ne dois pas écouter les autres, parce que les autres, au fond, je m’en fous, je ne juge pas leurs choix, alors qu’ils aillent se faire foutre et me laissent libre maintenant, libre de tenter d’être… heureuse.
C’est avec une boule dans la gorge que la policière se présenta aux agents de faction qui, contrairement à elle, portaient masques respiratoires et gants de latex. Ils portaient également l’uniforme de rigueur, tandis que Roxane et le reste de l’Unité de Recherche judiciaire (URJ) exerçaient en tenue civile. La lumière stroboscopique des gyrophares projetait un ballet bleu et rouge sur son visage qui se propageait aux façades, où quelques insomniaques se divertissaient comme au spectacle.
— Salut les gars.
— Content de vous revoir sur pied, capitaine ! Troisième étage. Le lieutenant Rouck… euh… Colette, elle vous attend.
— Je m’en doute.
Trois étages sans ascenseur à forcer sur sa béquille, un escalier raide comme la teub de l’autre bonobo, le tout dans des relents de pisse à faire dégobiller un porc. Joyeuse entrée en matière. Par-dessus le marché, sa jambe la lançait atrocement, elle avait une tête à faire peur et aucune envie d’entendre la voix d’hôtesse de l’air aux accents parigots que cultivait sa coéquipière.
Dès l’entrée du petit deux-pièces, c’est une odeur de poisson qui la saisit. Ajoutée à une sueur musquée et du café froid. De mieux en mieux. Roxane inspira par la bouche pour juguler une nausée violente. À ce stade, elle entendait bien expédier les affaires courantes et rentrer auprès de son fils – le seul véritable homme de sa vie.
Cette maudite canne faisait un boucan d’enfer toutes les fois où elle touchait le sol. Du coup, un insupportable caquètement préemptait chacune de ses arrivées. Apercevant sa supérieure, l’enquêtrice Lysie Colette – jupe, maquillage, ongles vernis et coiffure soignée – confia l’adolescente qu’elle interrogeait à deux OP et trottina vers elle.
— Charlotte Lartigot, petite amie de la victime, déclara-t-elle sous son masque en tissu qui ne filtrait rien du tout, en suivant scrupuleusement les notes inscrites sur sa tablette numérique.
— Lartigot ?
— Oui, pourquoi ?
— Pour rien. Ce nom de famille est célèbre par ici. Continue.
— Ce soir, vers dix-neuf heures, ils ont exploré ensemble la vieille usine Berliet, qui se trouve…
— Quelle idée à la con.
— C’est au bout de la ville, près du ravin… des… euh, attendez…
— Ravin des Meuniers. Lieutenant, je suis née ici, je connais l’usine Berliet. Pourquoi là-bas ? Elle est en ruine.
— C’est leur truc, vous allez comprendre. Le jeune homme a pris quelques photos puis ils se sont disputés et elle l’a laissé tout seul. Elle est venue le retrouver ici sur le coup des deux heures pour faire la paix. Comme il ne répondait pas, elle l’a appelé sur son portable, qu’elle a entendu sonner à l’intérieur de l’appartement. Elle a pris peur, donc elle nous a appelés…
— Sa première bonne décision de la soirée, on dirait.
— Oh lala, dites, du combien il chaussait ? demanda soudain Lysie Colette.
— Qui ça ?
— Celui qui vous a piétiné la figure.
Lysie Colette avait pris ses fonctions depuis un mois. Une jupe au milieu des braguettes. Parisienne bobo, mutée ici pour d’obscures raisons, qui avait du mal à s’acclimater à la province – du genre à verrouiller les portières dès qu’elle faisait deux pas hors de la voiture. Même si ses vannes se voulaient bienveillantes, elles tombaient toujours à plat. Comme elle était rousse, on surnommait bien sûr leur duo Rox et Roucky. Humour au ras des pâquerettes, mais au moins, à la Direction départementale de la Sécurité publique des Alpes de Haute-Provence, les femmes pouvaient se targuer d’une considération professionnelle équivalente à celle dont jouissaient leurs collègues masculins. On ne pouvait pas en dire autant de tous les services de la Brigade de Sûreté urbaine, bien que la déconsidération actuelle du métier faisait fuir ses employés sans distinction de genre. Quand ils ne se suicidaient pas…
Penché sur le cadavre étendu devant un ordinateur de bureau, le médecin légiste se retourna à leur arrivée. Comme à l’accoutumée, il mâchouillait la même vieille pipe éteinte.
— Bonsoir, capitaine Iadonisi ! Vous avez l’air en forme.
— Bonjour, plutôt.
— Oh, bonjour-bonsoir, pour moi c’est du pareil au même ! À force de passer vos journées et vos nuits dans un cloaque sans fenêtre avec des personnes qui n’ont aucun sens de la conversation, vous perdez la notion du temps.
— Mais vous aimez trop ça, doc.
— Oui, comme mamie aimait les Allemands !
Roxane appréciait l’humour approximatif du vieux praticien. C’était sa façon à lui de se concentrer sur la victimologie. Ni marque apparente de coups ni blessure quelconque. Pas de traces de lutte ou d’effraction non plus. À dire vrai, ce cadavre la changeait des contrôles de vitesse et des petits caïds de cités, sans compter la prévention aux risques incendie dans les écoles communales, chaque mois de juin. Être flic à Digne-les-Bains, ce n’était pas comme shérif au Texas. Avec un « vrai cadavre » sur les bras, Roxane avait l’impression de faire du vrai travail de police. Elle consulta sa coéquipière du regard, attendant la suite du compte-rendu.
— Julien Scaposa, vingt-et-un ans, articula Colette après avoir chaussé des lunettes de bibliothécaire.
— Comment tu dis ?
— Euh, Sca-po-sa. Pourquoi ?
— Pour rien.
— Ce nom-là aussi est connu ?
— Pas spécialement. Enchaîne.
— Julien Scaposa, donc, alias « Judas Hitler ». Tiens, en parlant d’Allemands, c’est drôle.
Colette et le doc échangèrent un sourire de connivence.
— Pardon ? s’offusqua Rox. Oh, non, merde, pas encore cette clique de nazis à deux balles qui nous gonfle avec leurs…
— Non-non, rien à voir, patron. « Judas Hitler », c’est son nom d’artiste.
— Tu rigoles.
— JH-1, pour les initiés. La fille à papa de la cuisine s’appelle « Narco Barbie » !
— Ah d’accord. Je vois le style.
En contemplant les lieux désaffectés représentés sur les photographies grand format encadrées au mur, dont elle appréciait l’esthétique au détriment du sens profond, Rox s’attarda sur le masque à gaz façon Dark Vador aux yeux rouges que portait systématiquement le type dans ses mises en scène, et la signature apposée dans le coin droit.
JH1
— Quel genre d’initiés ?
— Les urbex, autrement dit « explorateurs urbains ». Une communauté de voyageurs qui photographient toute sorte d’endroits abandonnés. Hôpitaux, entrepôts, usines, châteaux. Soi-disant que ça symbolise plein de choses.
— C’est légal ?
— Limite… Selon Narco Barbie, Judas Hitler est une référence dans le milieu. Il avait un nom à coucher dehors mais la réputation d’un mec clean.
— Pas comme son appartement.
— Ah ! Le bail est au nom de David Scaposa.
— Son frère.
— Euh… oui, frère aîné. Comment le savez-vous ?
— La suite.
— Militaire de carrière. C’est lui qui paye le loyer. Les parents sont décédés il y a des années. Pas d’autre famille connue.
— Hmm… Aucune drogue nulle part ?
— Non. Clean dans tous les sens du terme.
— Mon cul. Personne ne l’est.
Sur le bureau, Roxane remarqua plusieurs choses : une paire de baguettes en bois dans une barquette plate, typique des repas asiatiques livrés à domicile, le téléphone portable en question, un appareil photo au compartiment à carte mémoire vide, ainsi qu’une bombe lacrymogène et un couteau de survie. Du bout de sa canne, elle souleva le masque aux yeux jaunes qu’elle trouva par terre, près d’un sac ouvert contenant tout le nécessaire à la visite d’endroits dangereux. Rien dans ce décorum ne serait susceptible d’orienter l’enquête en direction d’un crime majeur.
— Cause de la mort, doc ?
— Coloration bleu-gris au niveau des muqueuses et des lèvres, détailla le légiste avec sa coutumière désinvolture, refroidissement conséquent des extrémités, traînées sombres sur la peau, symptomatiques d’une vasoconstriction. Le diagnostic de collapsus cardiaque est adapté. Il est mort vers vingt-deux heures.
— Un peu jeune, non ?
— J’ai vu de tout dans ma carrière. Et vous aussi, non ? Parfois, ce n’est pas votre heure (il regarda la béquille de Roxane d’un air entendu)… et parfois ça l’est. Affaire classée. Le certificat de décès sera sur le bureau du commissaire Chabal lundi matin. Ravi de vous revoir sur pied, capitaine, j’ai beaucoup prié pour vous.
— Merci, doc.
— Allez, bonsoir mesdames. Je vous envoie mes assistants pour le transfert du corps.
— Et pour les obsèques ? demanda Roxane.
— Alors là, c’est la chienlit totale ! J’ai quatre dépouilles en magasin que je vais devoir faire incinérer à huis clos. Directives de la préfecture. Allez annoncer ça à la famille, maintenant. Fichu confinement…
Le doc retira ses gants en latex, l’air catastrophé, remit sa pipe entre ses dents et prit congé des deux policières, sa mallette sous le bras.
— À demain ! lui lança Lysie Colette. Demandez à un agent de monter, je vous prie.
— Bon, soupira Roxane sans chercher à dissimuler son extrême lassitude devant le cadavre du jeune homme. Pourquoi on est là, en fait ?
— Assistance aux personnes. Constat de décès. Vérification de…
— C’est bon, j’ai compris Colette, merci. Tâche de faire quelques photos et de passer l’appartement au peigne fin, histoire de.
— Pourquoi ? Ce n’est pas un meurtre, que je sache.
— Fais-le, c’est tout.
— Histoire d’écrire le rapport à votre place ?
Roxane fit alors volte-face, le visage cramoisi comme si elle venait d’être touchée par la foudre. Elle tenait sa béquille à la façon d’une hache qu’elle s’apprêtait à faire tournoyer dans les airs.
— Écoute-moi bien, « Rouquinette ». Je suis enquêtrice criminelle. Pour toi, ça ressemble peut-être à la PJ des ploucs, mais on fait notre taf. Or ici, ce n’est pas vraiment une scène de crime, tu viens de le dire. Aucune trace suspecte, pas d’intervention apparente d’une tierce personne, aucun obstacle médico-légal au décès, même pas un pauvre joint au fond d’un tiroir. Tu m’as appelée pour te faire mousser ou juste pour me faire chier ? Je crois que c’est les deux, mais j’aimerais que tu me le confirmes.
— Capitaine Iadonisi, je répète que je comprends votre réserve mais j’obéis simplement aux ordres du commissaire Chab…
— Chabal, je l’emmerde. C’est simple. Pas besoin d’une parisienne endimanchée pour me servir de chaperon. Pigé ?
— Je suis de votre côté, Roxane.
— On t’a collé dans mes pattes sans me demander mon avis.
— Pour vous épauler, et non pas vous mettre des bâtons dans les roues. À l’évidence, votre état physique ne vous permet pas encore de…
— Pour rendre des comptes, nuance… Rox, c’est le renard ; Roucky, un gros clebs balourd qui marche sur ses oreilles.
— Non, ça c’est Dumbo.
— J’ai vingt ans de service. Toi, combien ?.. Deux ?
— Quatre et demi… Voyez les choses du bon côté, enfin. Vous auriez préféré rester cloîtrée en clinique et ne voir votre fils que deux fois par mois ?
La remarque souleva une bouffée de haine. L’officier de police, monté à la demande du doc, s’apprêta à s’interposer quand Roxane souleva sa béquille et la colla sous le menton de sa coéquipière, les dents serrées.
— Qu’est-ce que tu as dit ?!
Colette tendit la main de façon à indiquer au subalterne que tout allait bien. Roxane songea soudain à réfréner ses colères car on l’attendait au tournant. Sa carrière avait du plomb dans l’aile. Se remémorant l’avertissement du commissaire Chabal, son avenir professionnel ne tenait qu’à l’appréciation qu’il écrirait sur le rapport psy. Et si des mots du genre agressive, négligente ou même impulsive venaient à y figurer, ce serait la mise à pied immédiate. D’un côté, une bonne nouvelle pour Tom, qui aurait sa mère auprès de lui ; de l’autre, une mère qui mourrait à petit feu, dans un patelin moribond. Roxane recula d’un pas, comme si elle sortait d’un œsophage. Elle devait la jouer contre-nature, ravaler sa gouaille et, par-dessus tout, apprécier sa réaffectation. Point barre.
— Ne parle plus jamais de mon fils.
La béquille retrouva sa fonction première. Roxane tourna le dos à son lieutenant et fit mine de s’intéresser aux détails de l’appartement. Elle savait qu’avoir repris le boulot lui faisait un bien fou, mais le jour où Peggy ne pourrait plus se dévouer pour garder Tom, que ferait-elle ? Elle avait épluché depuis des années les demandes de prises en charge via tous les organismes spécialisés existants. Aucune issue ne se profilait. En réalité, le problème venait d’ailleurs, et ça aussi, elle le savait.
— Bon ! Je me casse. T’as pris la déposition de la fille, démerde-toi pour le rapport. Je la ramène chez elle.
— Je vous envoie l’adresse de son domicile.
— Pas la peine. Elle sait où elle habite.
— Ah bien sûr, euh… Il vous faudra tout de même prévenir le frère de la victime !
— Demain matin, lieutenant. Chuis crevée.
— Le doc l’attend au funérarium à dix heures pour l’identification.
— Attends une seconde… « Militaire de carrière », tu as dit ?
— Armée de Terre.
— David Scaposa ? Tu es sûre ?
— Certaine. 8ème Régiment Parachutiste d’Infanterie de Marine, implanté à Castres.
Colette vit sa supérieure regarder dans le vide, comme si elle venait de plonger brusquement dans un souvenir lointain ou se remémorer ses leçons de géographie.
— Capitaine… vous connaissez ce David Scaposa ?
— Je connaissais la famille, répondit Rox.
— Décidément, tout le monde se connaît, ici.
— Tu as dit Castres ? C’est dans le sud-ouest, ça. Et merde…
— Oui, euh… Non ! En réalité, la situation actuelle du major David Scaposa est, comment dire… assez particulière.
— Ouais, ben, Chabal trouvera quelqu’un d’autre. Y’a pas écrit taxi, là.
Roxane et Narco Barbie croisèrent dans l’escalier deux employés de l’agence Funeris, munis de mallettes, d’une civière et d’une grande housse sanitaire noire.
***
La traversée de la ville se fit dans une ambiance de fin du monde. Les rues désertifiées donnaient l’air d’avoir subi une attaque bactériologique. Ce qui était le cas, à en croire les journalistes qui cantonnaient la population dans ce climat anxiogène. Sur la banquette arrière, distanciation sociale oblige, l’adolescente pleurait sans discontinuer. Elle avait confié à Roxane appartenir au mouvement Urbex France, dont Judas Hitler se posait en fer de lance.
— Narco Barbie, alors ?
— Je trouve ça mieux que « Staline Petitcœur », « Bitchy Tank » ou « Viking Zombie Madona ».
— Pourquoi des noms pareils ?
La gamine haussa les épaules, murée dans le silence.
— Tes parents sont au courant de tes escapades nocturnes ? J’imagine mal monsieur Paul autoriser sa fille à errer dans une usine désaffectée en compagnie d’inconnus cachés sous des masques à gaz. Même si l’usine en question lui appartenait.
— Elle appartenait à mon grand-père.
— Ah bon ? C’est lui qui t’a dit ça ?
— Qu’est-ce que ça peut foutre ?
— En cas de décès, on est obligé de poser des questions.
— J’ai déjà tout expliqué à l’autre, la rousse.
— Le lieutenant Colette.
En dépit du commissaire, c’est Roxane qui tenait la boutique, à la tête d’une équipe réduite à une peau de chagrin. Avec Lysie à ses basques, elle avait l’impression d’être suivi comme son ombre par un croque-mort qui prend les mesures pour son cercueil.
— Les règles sont strictes, ajouta l’adolescente. On ne détruit rien. On ne vole rien. On ne laisse que des traces de pas.
— Donc si je vais là-bas, je ne trouverai que vos traces de pas ?
Second haussement d’épaules.
— Julien et toi, vous étiez ensemble ?
— Ouais, vite fait…
— Tu savais s’il avait des problèmes cardiaques ?
— Non, répondit l’adolescente, surprise. Enfin, je veux dire, il voyageait dans tous les pays du monde. Il était en bonne santé. On l’a rapatrié du Danemark, il y a quinze jours. Ça faisait deux ans qu’il n’était pas rentré en France. Je le suivais sur Insta.
À travers son air triste, Roxane décela une sorte d’envie sous-jacente, comme si le confinement avait fait couver une frustration qu’elle ne pouvait plus juguler. Sa venue au domicile d’un prétendant au milieu de la nuit témoignait des aises que la fille prenait envers tout à la fois les recommandations paternelles et les mesures sanitaires gouvernementales.
Au pont Beau-de-Rochas, les forces de sécurité intérieure du département, promises par le procureur de la République, procédaient aux vérifications en vigueur. Si sa carte de police lui permit de passer sans encombre, les rares contrevenants encouraient une amende, susceptible d’une verbalisation forfaitaire. « Des contrôles seront effectués, et de manière renforcée ce week-end », avait prévenu le préfet des Alpes-de-Haute-Provence, Olivier Jacob, appelant « au civisme et à la responsabilité de chacun, pour la protection de tous ». Compter sur le civisme des Français, la bonne blague. Non, le confinement strict de la population visant à limiter la propagation de la pandémie et désengorger les services de réanimation se poursuivrait durant les vacances et jusqu’aux beaux-jours. Un message martelé par les autorités alors que les vacances de Pâques de la zone Aix-Marseille avaient débuté ce vendredi 10 avril. Aucun plan de déconfinement à l’horizon. Autant dire que la ville, déjà tristoune en temps normal, s’était transformée en zone sinistrée.
— C’est lui qui a eu l’idée de l’usine Berliet ?
— Oui.
— Et vous étiez là-bas juste pour le kiff de braver les consignes sanitaires ?
— Il voulait faire des photos au soleil couchant. Un éditeur a repéré ses publications et lui a proposé un contrat.
— Ah. Tu as dit au lieutenant Colette que vous vous étiez disputés. Explique.
— C’est pas ça qui l’a tué ! Pourquoi vous me posez autant de questions, merde ?
— Déformation professionnelle.
— Je comprends pourquoi mon père ne vous aime pas.
Roxane sourit sans répliquer. Qui Paul Lartigot aimait-il, au juste ?
— Cette usine ne vous a jamais appartenu, rétorqua-t-elle simplement.
— Je suis suspectée de quelque chose, ou quoi ?
— Il n’y a pas de raison.
Ne pas éparpiller l’intuition par la confidence.
— Il y aura… un enterrement ?
— Je ne sais pas, Charlotte. Tout est compliqué, en ce moment. Je te dirai.
Elle venait de tirer le frein à main devant le grand portail de la propriété. Vaste bâtisse d’architecte blanche à toit plat, en surplomb du bras de rivière où était implantée la cité antique, allée balisée de spots encastrés, jardin paysager, le tout défiscalisé par Lartigot Construction sous le clinquant des parvenus. Roxane émit un petit souffle nasal. Ici, aucun signe d’un endormissement social, si flagrant dans la cité des quartiers sud où elle vivait. Les propriétaires bas-alpins et les notables rentiers évoluaient dans leur petit monde à eux. Les alentours mériteraient d'être qualifiés en parc naturel si le département venait à être pris en main par des gens compétents, et non par des frimeurs tels que Lartigot, gavés de petites idéologies apprises et de grandes ambitions personnelles. À Digne, on trouvait des fossiles : pas les trésors géologiques qu’on imagine, mais une vieille clique dont la gazette locale relayait les luttes intestines, tels la Pravda de l’URSS ou l'Osservatore Romano du Vatican. La majorité de la population n’y était pas représentée, reléguée à une vulgaire figuration. Seule comptait la poignée de notables et de vieux propriétaires qui faisaient ici la pluie et le beau temps, cultivant le sectarisme du haut de leurs villas de milliardaires financées aux frais du contribuable.
L’apprentie-délinquante claqua la portière sans un merci.
— Et reste chez toi, « Barbie » ! lui lança Roxane par la vitre baissée.
Au lieu de sonner ou d’ouvrir le portillon avec sa clé, la jeune fille sauta par-dessus le mur d’enceinte et disparut en un instant. Une telle agilité laissa la policière songeuse.
L’oisillon se sent pousser des ailes.
Roxane s’attarda sur l’architecture de la baraque. Jamais elle ne pourrait s’offrir une maison pareille. Seuls les pourris le pouvaient. Les mêmes qui s’imaginaient avoir un sens inné de leur importance, s’estimant en mesure de s’octroyer droit de vie et de mort jusque sur ses propres enfants. À cet instant, elle eut de la peine pour la petite Charlotte. Un jour sans doute aurait-elle le cran d’affronter son père et de quitter le nid pour de bon.
Mais pas ce soir.
***
De retour chez elle, une angoisse soudaine saisit Roxane quand elle trouva le canapé vide. Les fois précédentes, prenant son rôle de sentinelle très au sérieux, Peggy mettait tout en œuvre pour ne pas s’endormir avant son retour. Généralement, elle se vautrait devant une série télé avec des zombies et écrabouillait un coussin jusqu’à ce que Roxane réapparaisse. Combien de soirées avaient-elles passées ensemble, à cajoler leurs solitudes mutuelles devant Friends, Sex and the City ou Grey’s Anatomy ? Sans Peggy, c’est simple, Roxane aurait sombré. Surtout depuis l’incident, et le départ de Jamal. Cette fille concentrait dans son petit corps désordonné un positivisme thermonucléaire. Sa façon miraculeuse de désamorcer ses angoisses était pour Roxane le meilleur remède aux soirs de déprime. Et par-dessus le marché, elle adorait Tom. Oh, pas pour son éloquence ou son sens de l’humour, hélas… Mais si, à l’instant présent, elle n’était pas scotchée devant la rediffusion de Massacre à la Tronçonneuse, c’est qu’il avait dû se passer…
— Oh, non. Non…
Roxane sentit le sang quitter son visage. Ses clés et son pistolet lui tombèrent des mains. Elle renversa une chaise, faillit tomber en cognant sa béquille contre la table basse, enragea de ne se rétablir qu’au prix d’appuis répétés sur les meubles et les cloisons, et se rua dans la chambre à la vitesse d’une plaque tectonique.
Elle y trouva Peggy, endormie contre Tom en position fœtale, sa main dans la sienne. Le tracé de l’activité cardiaque indiquait un retour à la normale après un pic à 189 bpm, une demi-heure auparavant. Merde… La tension retombée, une odeur de désinfectant sanitaire lui monta aux narines. Plusieurs autres indices confirmèrent à Roxane le scénario qu’elle ne connaissait que trop bien : un gant humide sur le rebord du lit, le pyjama de Tom, différent de celui qu’elle lui avait enfilé – trouvé une minute plus tard dans le tambour de la machine à laver, avec le seau et la serpillère sur un frottoir. Facile de remonter le fil des événements : énurésie secondaire après un cauchemar, suivie d’épisode paranoïaque avec terreur panique incontrôlée conclue par un vomissement. Les médecins avaient écarté les signes symptomatiques de maladies comme le dérèglement hormonal, les infections urinaires et même un diabète de type 1. Non, les causes de ces troubles souvent diurnes demeuraient psychologiques. La belle affaire. En attendant, il fallait gérer. Et Peggy s’était montrée à la hauteur. Comme d’habitude.
— Tout va bien, murmura-t-elle dans un demi-sommeil en prenant soin de ne pas bousculer l’enfant alors qu’elle sortait du lit.
— Je suis désolée, dit Roxane.
Elles sortirent de la chambre, laissant la porte entrouverte.
— Tu veux que je reste ?
— Je me lève dans deux heures, soupira la policière en lorgnant sur la pendule qui indiquait 4:12. On m’envoie chercher quelqu’un dans le Mercantour, figure-toi… Ras le cul de ce métier.
— Le kiné vient vers dix heures, non ?
Roxane s’affaissa dans le canapé après avoir déposé sa béquille.
— L’assistante médicale à neuf heures et la diététicienne à dix. Le podo à quinze et l’ortho à seize. Puis re-l’assistante médicale pour la toilette de dix-neuf heures. Le kiné c’est le lundi, le mercredi et le vendredi. L’ergothérapeute le mardi, et…
— Tu veux qu’on picole ?
— Même plus la force.
— Alors, toi tu dors, et moi je picole.
Roxane avait fermé les yeux. Peggy saisit le plaid sous lequel elles s’enfouissaient toujours devant les séries télé, allongea sa sœur aînée, lui retira ses baskets et se blottit près d’elle. Roxane murmura un petit « merci » et s’endormit en quelques secondes.
Le lendemain matin, longue serait la route jusqu’au CReBAT, Centre de Réentraînement des Blessés de l'Armée de Terre.