Prologue - d'eau et de sang

Le vent giflait la toile tendue de sa tente militaire qui claquait au gré des rafales, faisant grincer l'entièreté de la structure. Cependant, le bruit ne suffisait pas à couvrir le hennissement des chevaux, encore nerveux ou souffrants pour certains, l'aboiement des chiens que l'odeur du sang excitait ou les râles et gémissements des nombreux hommes blessés voire agonisants que la bataille d'aujourd'hui venait de leur coûter.

Argan versa dans son gobelet d'argent cisaillé une énième rasade d'alcool. Il avait perdu le compte du nombre de fois où sa main s'était retrouvée à effectuer ce geste devenu mécanique. Pas que la mixture affreuse à teinte brunâtre soit particulièrement fine, elle lui brûlait la gorge et les pupilles à chaque lampée, amenant avec ça une sensation de picotement insupportable dans ses yeux rendus secs par la poussière. Mais il fallait au moins cela pour atténuer la douleur de sa plaie au côté.

En simple chemise de lin, le vêtement suffisait par son simple effleurement à envoyer des vagues de douleur à chaque contact si léger soit-il avec le bandage. Le chevalier était familier avec ce type de souffrance, et plus encore avec les manières de l'oublier.

Ses yeux clairs rendus trop brillants par la boisson balayèrent l'endroit. Le camp militaire était immense, et en tant que Duc il avait le droit à un des meilleurs emplacements. La table où s'étalaient cartes du terrains et pions représentant leurs hommes ainsi que ceux de l'ennemi le fit grimacer, aussi préféra t-il essayer de se concentrer sur son écuyer, qui dormait, étalé sur l'unique couchette.

Myrrdin était courageux, bien trop jeune pour voir de telles horreurs, et en quelque sorte lui rappelait beaucoup le gamin qu'il avait un jour été.

Argan se retourna vers l'écritoire de bois devant lequel il était assis. À lui revenait la lourde tâche d'écrire le journal de bord du front, les rentrées et sorties de nourriture, ainsi qu'évidemment les pertes humaines. La pile de lettres de sa femme, précieusement posée dans un coin de l'objet apaisèrent un peu son mal-être alors qu'il pensait qu'au moins tant qu'il se trouvait ici, sa famille elle profitait de la sécurité d'un duché pas encore atteint par la guerre.

L'alcool lui embrouillait l'esprit, enfin, assez fortement pour qu'il oublie la brûlure lancinante de sa blessure. Le chevalier se leva pour aller s'accroupir au pied de son écuyer, et caressa quelques instants ses boucles noires. Cet enfant, il l'avait à sa charge depuis qu'il n'était encore qu'un bambin, et ne pouvait empêcher une certaine affection paternelle de l'envahir dès qu'il posait les yeux sur lui. 

« — Tu sais Myrrdin, quand tu es arrivé à Estrefol, tu étais à peine aussi haut que cette couchette, commença t-il à se remémorer à voix haute, incité par la boisson, et tentant de s'échapper au moins par la pensée de cet endroit abandonné des dieux où des hommes en massacraient d'autres. »

Argan ne pouvait même plus du haut de ses vingt-sept ans se souvenir d'un temps où sa vie ne se résumait pas à de longues périodes de combats et de champs de batailles entrecoupées d'un peu de paix.

« — Ce n'était même pas mon oncle, ton père, qui t'amenait au duché, et tu devais être perdu dans cet univers inconnu. Mais tu n'as pas pleuré, Myrrdin. Pas une seule fois, peu importait à quel point être éloigné des tiens te pesait, ou à quel point l'environnement pouvait être cruel au château. »

Le chevalier posa la tête près de celle du garçon, fermant les yeux, cette odeur de fièvre et de sang lui emplissant les narines. Les images de son épouse, enceinte quand il l'avait quittée, dansaient dans son esprit, aux côtés d'autres, de celles de guerriers estropiés, massacrés, fauchés par le carreau ou l'épée parfois alors qu'ils étaient seulement adoubés depuis quelques mois. Il ne savait plus si c'était l'alcool, ou la douleur, qui avait ces effets là sur son mental.

Le murmure franchit ses lèvres comme la larme coula de son oeil à son menton, naturellement, et sans trop qu'il sache si c'étaient là vraiment ses mots, ses pleurs, ou si tout se passait dans sa tête.

« — Je ne sais pas si je pourrais être aussi fort que toi. »