Le cœur de ma magie est comme un grand hôtel. Mon esprit s'y promène à la recherche du bon pouvoir, de la bonne incantation, du sortilège qui me permettra d'arriver à mes fins. Une grande porte à tambour accueille mon esprit dans l'hôtel. Celle ci s'ouvre sur un hall d'entrée douillet. L'éclairage n'éblouit pas, il est tamisé mais laisse au regard la possibilité d'observer chaque détail de la grande pièce. Le sol est recouvert d'une douce et épaisse moquette au teint pastel, un velours généreux s'étend sur les murs et étouffe tous les sons. Quelques sofas sont disposés ça et là et permettent à mon esprit de se reposer, de se détendre. Une odeur légère mais suave embaume la pièce, attisant subtilement la curiosité.
Aucune réception. Aucun accueil. Qui nous accueillerait ? D'immenses escaliers partent du fond de la pièce, il se séparent tous en d'innombrables embranchements qui se séparent encore. Au fil des marches, la moquette qui les recouvre change légèrement. Certaines fois, elle devient plus fine, jusqu'à s'évanouir. Selon le chemin que mon esprit emprunte, elle peut alors laisser apparaître un plancher si rugueux qu'on pourrait s'y accrocher, un carrelage aussi lisse qu'un miroir ou un métal plus noir que le charbon, et plus froid que la glace. Parfois, la moquette s'épaissit, au point que des souliers y laisseraient une empreinte, elle amortit les pas jusqu'à rendre la montée difficile, on pourrait s'y étendre et ne plus sentir les marches. D'autre fois, elle évolue de façon étrange. Chaque fibre qui la constitue semble germer puis grandir, petit à petit, pour devenir tantôt une prairie verdoyante, une jungle luxuriante mais sombre et dangereuse, ou un taillis épineux qui blesse quand on y progresse. Les ramifications de l'escalier paraissent infinis et pour chacune d'elle le sol revêt un aspect différent. En montant l'éclairage change lui aussi, l'odeur s'adapte, et on peut occasionnellement entendre quelques sons familiers, parfois même de la musique.
On pourrait être tenté de rebrousser chemin lorsque l'on manque un croisement, mais cela est à proscrire. Derrière mon esprit, et en contrebas, le hall à l'air minuscule. Se retourner et faire face au vide donnerait le vertige. Il vaut mieux continuer vers l'avant jusqu'à retrouver la fourche que l'on a manqué.
Mon esprit ne connaît pas toujours le chemin menant à ce qu'il recherche. Lorsque mon esprit pense avoir trouvé l'environnement qui lui convient, il arrive en haut de l'escalier. En gravissant la dernière marche, un couloir apparaît. Celui-ci revêt la même apparence que l'escalier dont on se soustrait. En avançant, des portes. D'obscurs symboles sont apposés sur les portes, comme pour indiquer le numéro de la suite. Il arrive qu'une porte ne revête aucune inscription, mais en s'en approchant une sensation inexplicable vient décrire ce que la suite renferme. Aucun client ne profite des suites. En pénétrant dans l'une d'elles, mon esprit ne peut découvrir que l'atmosphère qu'elle renferme. Quelquefois aussi simple et brutale qu'une fournaise qui vous cuirait la peau et vous brûlerait les poumons, un instant suffit à embrasser son pouvoir. Quelquefois complexe, mêlant des odeurs raffinées de café fraîchement moulu et d'une averse tombée sur un sol chaud, avec le chant du vent courant entre les arbres d'une futaie, et le dernier halo d'un coucher de soleil mourant à l'horizon, mon esprit doit s'imprégner de longues heures de l'atmosphère pour appréhender la magie qu'elle recèle. Il est inutile de se presser, car le temps n'a pas réellement sa place dans l'hôtel. Lorsque l'imprégnation est complète, mon esprit peut alors quitter la suite, riche de sa magie. En renfermant la porte derrière lui, mon esprit quitte l'hôtel, mes yeux s'ouvrent et je jouis alors pleinement des arcanes que je viens d'assimiler.
L'exploration des escaliers est une activité sans fin. Concevoir la complexité de l'hôtel est une tâche impossible. Le temps n'ayant pas d'emprise en ces lieux, la seule limite envisageable est celle que mon esprit et ma mémoire m'imposent. J'ai cru errer des semaines entières à la recherche d'un sortilège capable de déplacer des montagnes, pour n'ouvrir les yeux que quelques secondes plus tard et pouvoir difficilement faire souffler une brise par la paume de ma main.
Un ami m'a un jour demandé ce qu'il y avait sous ce méandre d'escaliers. La question ne m'ayant encore jamais effleuré l'esprit, j'avoue être resté coi. J'ai alors entrepris d'explorer les étages inférieurs de l'hôtel. Je n'y ai trouver que le désespoir le plus profond. J'ai découvert un aspect de ma magie que j'aurais voulu ignorer, mais qui m'a fait repenser les errances de certains. En m'écartant de la montée principale je découvris une unique porte sombre, ou plutôt sale. La surface du bois de la porte était parsemée de taches et de brûlures, la poignée de métal jaune semblait recouverte d'une fine couche de suif rendant difficile sa prise en main. En m'aventurant à ouvrir la porte, une brise aux relents de pourriture me prit par la gorge. Un escalier, encore, s'enfonçait vers les profondeurs. Des bruits étranges montèrent vers mon esprit. Légers au début, ils s'amplifièrent à chaque marche et devinrent de plus en plus intimidants. La lumière aussi devint plus lugubre au fur et à mesure que je progressais vers ce qui paraissait être un des premiers niveaux du purgatoire.
Pourquoi n'ai je pas rebroussé chemin ? me direz vous. Aucun vertige n'aurait put me prendre au tripes, aucun risque de chute n'aurait pu faire vaciller ma volonté. Non. Ce qui m'empêcha de remonter, c'était la peur de ce à quoi je tournerais le dos. Chaque écho résonnait en moi, jusque dans mes os. Mes poils se dressaient à la moindre vibration, craignant qu'un démon tout droit sorti des enfers ne plante ses griffes dans mon dos. Vous pourriez croire que l'étreinte se relâche en remontant, vous ne pourriez avoir plus tord. En remontant, les grognements hérétiques s'accélérèrent et s'amplifièrent jusqu'à me percer les tympans. Pire, la frêle lueur de la porte plus haut s'étiolât. Alors je compris. Aucune fuite n'était possible. Il fallait faire face au danger. Je rassemblais les dernières bribes de volonté qu'il me restait, et continuais vers les tréfonds.
Contrairement aux escaliers qui menaient à l'étage, celui ci ne possédait aucun embranchement. Le sol ne changeait jamais, pas plus que les murs. Jusqu'à là où j'ai pu descendre, ils étaient fait de la même pierre froide, sombre et humide. Après ce qui me sembla des heures, j'aperçus sur la paroi de droite une porte. Son aspect n'aurait du m'inspirer aucune confiance, mais j'admets que sa vue fut pour moi un soulagement. Je me précipita à l'intérieur sans réfléchir, et la claqua derrière moi, pour mieux appuyer mon dos contre, en me laissant glisser au sol. Je pris quelques secondes pour calmer ma respiration. C'est ensuite que je pris conscience du contenu de la pièce et de son atmosphère. Le sol semblait constitué des corps entremêlés de douzaines de malheureux, l'horreur encore lisible sur leurs visages figés. Un charnier. À peine eus-je le temps de voir une ombre bouger dans le coin de la pièce, que mon esprit se rappela de la raison pour laquelle je m'y était précipité : L'esprit peut quitter l'hôtel une fois qu'il en a visité une suite. Mon esprit quitta l'hôtel, et mes yeux s'ouvrir. Mes vêtements étaient trempés de sueur, mes mains tremblaient, et mes jambes étaient en coton. Un étau serrait encore ma poitrine, et mit plusieurs minutes à se dissiper. Pendant plusieurs semaines, des cauchemars hantèrent mes nuits. Je ne garda de cette expérience qu'une peur profonde de ma propre magie, et la certitude que toute magie n'est pas bonne à prendre. Certaines arcanes méritent de rester enterrées.
Après de longues heures à discuter avec mon ami de mon expérience, j'étais presque parvenu à me sortir cet épisode de la tête. Une pensée me réveilla pourtant au beau milieu d'une nuit, terrifiante ! Avais-je refermé derrière moi la porte sous les escaliers ? Je me précipita dans l'hôtel, la crainte me tordant le ventre. Courant vers le fond du grand hall, je trébucha presque sur la moquette. M'appuyant à la rambarde de l'escalier, je jeta un regard affolé sous celui ci. Ce que je découvrit me glaça le sang. La porte n'était pas ouverte. Il n'y avait plus de porte. Un mur de velours aussi lisse que dans le reste du hall se dressait là.
Aujourd'hui encore, je crains d'explorer le cœur de ma magie. Je m'en tient aux ramifications déjà visitées. J'ai trop peur de tomber un jour sur un couloir trop sombre, une porte trop sale, une suite trop tourmentée, et qu'une ombre fonde sur moi pour capturer mon esprit et le condamner à une éternité de damnation.