Prologue : Le toit d'Istanbul

Le soleil, lentement, s'affaissait derrière la ligne d'horizon, étirant sur la ville un drap d'or et de cendres. Istanbul se noyait dans sa propre lumière, miroitante et fiévreuse, comme une prière expirée. Du haut du toit de l'hôpital, Claire regardait ce monde immense qui s'endormait, les yeux pleins de ce qu'elle ne parvenait plus à nommer. 

Le vent s'engouffrait dans sa blouse, caressant sa peau glacée. En contrebas, les ambulances hurlaient encore, fidèles gardiennes de la vie et du désespoir. Mais pour elle, le vacarme du jour s'était tu. Tout s'était arrêté au moment où le cœur de ce petit garçon avait cessé de battre. 

Il s'appelait Kerem. Ses yeux rieurs avaient défié la douleur pendant des semaines. Chaque matin, il lui demandait quand il pourrait revoir la mer, et elle lui répondait toujours bientôt, même lorsqu'elle savait que le bientôt n'existait plus. Aujourd'hui, la mer était là, en bas, immense et indifférente, et Kerem ne la verrait jamais. 

Elle sentit une brûlure monter à sa gorge. ce n'était pas la première fois qu'elle perdait un patient, mais celui-ci l'avait atteinte différemment. Elle s'était surprise à attendre ses sourires, à chercher ses questions dans les couloirs, à écouter sa respiration fragile comme un fil d'espoir. Et maintenant, il n'y avait plus que le vide. Un vide qui pesait plus lourd que tous les silences du monde. 

Elle ferma les yeux, et le visage d'Emir s'imposa aussitôt. Lui aussi était devenu un manque, une absence qui palpitait encore dans ses veines. Ils s'étaient aimés à la hâte, comme deux âmes qui savaient que le temps leur était compté. Chaque garde partagée avait été une bataille contre la fatigue, contre la peur, contre eux-mêmes. Il y avait eu des rires étouffés dans les vestiaires, des mains qui se frôlaient entre deux patients, des mots qu'ils n'osaient pas dire à haute voix, de peur qu'ils deviennent vrais. Et puis, le malentendu, la distance, le silence. L'amour s'était retiré sans fracas, comme la mer qui abandonne le rivage. 

Claire se demanda à quel moment elle avait commencé à aimer cette ville. Etait-ce la première fois qu'elle avait vu les ferries glisser sur le Bosphore ? Ou ce soir-là, en marchant avec Emir dans les ruelles d'Eyüp, quand les lampes suspendues jetaient sur leurs visages une lumière tremblante ? Istanbul l'avait apprivoisée sans qu'elle s'en rende compte, goutte après goutte, prière après prière. Dans cette ville, elle avait tout appris : la rigueur, la fragilité, la compassion, et la douleur de perdre ce qu'on aime.

Elle leva les yeux vers le ciel. Le crépuscule s'étirait, mêlant au bleu du soir un éclat d'ambre et de rose. Les mouettes tournaient au-dessus du Bosphore, libres et indifférentes. Elle pensa à la France, à Caen, à ses couloirs froids et familiers. Tout lui semblait déjà trop loin, trop petit. Comment redevenir la même, après avoir vécu tout cela ?

Elle avait cru venir ici pour apprendre une médecine différente. Mais c'était la vie, la vraie, qui lui avait tout enseigné. La vie qui donne, qui reprend, qui brise et qui répare. Et l'amour, ce feu qu'elle avait tant cherché à comprendre, avait surgit là où elle s'y attendait le moins : au milieu du chaos, des bips et des larmes. 

Une larme glissa sur sa joue. Puis une autre. Elle ne les retint pas. Elles appartenaient à tout ce qu'elle laissait derrière elle : à Kerem, à Emir, à Istanbul.

Sous ses yeux, la ville allumait ses lumières une à une, comme un chapelet d'étoiles. Les appels à la prière résonnaient dans le soir, graves et apaisants. Et dans ce chant mélancolique, Claire crut entendre une promesse, légère comme le vent du Bosphore : 

''Tu reviendras.''

Alors, elle ferma les yeux, le visage tourné vers le soleil mourant, et laissa Istanbul lui dire adieu. 

 

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