Jérémy aimait beaucoup le mot pupille. C’était un mot doux, agréable à entendre comme à prononcer. Pupille. Jérémy aimait la manière dont le u et le i faisaient lever les bras des deux p en l’air. Bien que l’un d’entre eux n’en leva qu’un seul, les voir heureux ainsi le remplissait de joie. Ils lui faisaient penser aux différents papas qu’il avait eu, lorsqu’ils se baladaient aux parcs avec Maman et qu’ils couraient après les canards les mains au-dessus de la tête.
Aujourd’hui, il n’avait pas de papa, mais il n’y a pas si longtemps, il y avait eu papa Frédéric. Et avant lui, papa Nicolas. Et avant lui, papa Clément. A l’école, les autres n’avaient qu’un seul papa. Ou alors pas de papa du tout. Jérémy trouvait cela bizarre. Pourquoi était-il le seul à en avoir plusieurs ? Maman disait que les autres mamans préféraient garder le même papa, alors qu’elle en changeait de temps en temps. En tout cas, les autres avaient tous une seule maman, comme lui. Même Marie.
Marie était l’autre raison qui le faisait aimer le mot pupille. Maman lui avait dit que ses pupilles lui permettaient de voir, et que sans elles, il ne verrait que du noir, tout le temps, partout, comme s’il fermait les yeux sans pouvoir les rouvrir. Jérémy ne voulait pas voir du noir, il voulait voir Marie. Elle avait de jolis cheveux blonds, Marie. Et elle était gentille aussi. Mais ce qu’il aimait le plus regarder chez elle, c’était ses yeux. Elle aussi, elle avait des pupilles. Cerclées de bleu clair, elles étaient comme de petites billes noires qu’on aurait mis dans le ciel.
Billes. Voilà qui rimait avec pupille. Il aimait bien les billes. Jérémy y jouait souvent dans la cour de l’école. Mais un jour, le gros Richie lui avait volé sa bille tornade. Jérémy avait beaucoup pleuré ce jour-là, et les larmes qui emplissaient ses yeux avaient grossis ses pupilles dans le reflet du miroir des toilettes. Finalement, ce n'était pas bien grave d'avoir perdu cette bille, parce que ses pupilles étaient plus importantes qu’une bille, même qu’une bille tornade, et ils les possédaient toujours.
C’est ce que lui avait dit Maman quand elle était venue le chercher à l’école. Maman était toujours la première à arriver à la grille. C’est parce qu’elle travaillait aussi à l’école. Elle était maîtresse pour les plus grands mais elle n’était maîtresse que d’histoire.
Jérémy n’aimait pas beaucoup l’histoire. Avec sa maîtresse à lui, ils étudiaient l’Anquitité, ou quelque chose comme ça. Mais ils ne parlaient jamais de pupille. Jérémy trouvait cela ennuyant. Maman lui avait dit que les plus grands parlaient de pupille en cours. En SVT et en physique. Quand Jérémy lui avait demandé pourquoi sa maîtresse ne faisait pas de leçons sur ces matières, elle lui avait répondu que c’était des matières de grands, et qu’il devrait attendre avant de les étudier.
Alors, Jérémy patientait là, dans la petite cour de récréation, avec les autres enfants de sa classe et sa maîtresse, en espérant grandir d’un coup, pour pouvoir parler de pupille en cours. Il se demandait si Maman penserait à son goûter aujourd'hui, si elle lui apporterait ses deux petits pains au chocolat. C’était sa viennoiserie préférée, car elle avait aussi des pupilles, qui dépassaient d’entre les couches de pâte feuilletée. Mais elles étaient différentes de celles de Jérémy, parce qu’elles étaient comestibles et qu’elles étaient quatre au lieu de deux. Il les mangeait toujours en dernier, après avoir grignoté autour.
Et puis des messieurs en noir étaient venus interrompre ses pensées. Ils l’avaient emmené à l’écart du rang, après avoir parlé à sa maîtresse. Ils lui avaient raconté l’histoire d’un vilain monsieur qui était allé dans la classe des grands alors qu’il n’en avait pas le droit. Ils lui avaient expliqué qu’il avait été méchant avec eux et que c’était pour ça que sa maîtresse les avaient tous fait sortir dans la petite cour alors qu’ils faisaient du calcul mental. Ils lui avaient aussi dit que sa maman était dans la classe des grands à ce moment-là mais que maintenant, elle était au ciel.
Ce jour-là, Jérémy devint lui-même une pupille. Une pupille de la Nation. Et Jérémy n’aima plus ce mot.
J'aurais juste deux petites remarques. Comme Xanne, je n'ai pas très bien compris la partie avec les "p" qui lèvent les bras. C'est en lisant ta réponse à son commentaire que c'est devenu plus clair.
L'autre élément est cette phrase "Finalement, ce n'était pas bien grave d'avoir perdu cette bille, parce que ses pupilles étaient plus importantes qu’une bille, même qu’une bille tornade, et ils les possédaient toujours." La tournure a un peu brisé ma lecture. Après, ça, c'est purement personnel.
Quoi qu'il en soit, c'est une joli nouvelle qui se termine tristement que j'ai pris plaisir à lire. J'irais faire un tour dans tes autres écrits qui sont dans ma Pal depuis un moment, désolée. :-)
Tes histoires sont aussi dans ma PaL depuis un bout de temps, ne sois pas désolée de n'avoir pas lu les miennes.
Les nouvelles ne sont pas mon point fort, donc je ne vais pas pouvoir t'aider sur la forme, en revanche je veux partager mon impression globale.
J'ai bien aimé le ton léger, presque enfantin, je me demande du coup quel âge a Jérémy? J'imagine qu'il est en primaire, mais je me trompe peut-être?
J'ai un peu buté sur la phrase "Jérémy aimait ces deux "p" levant les bras en l’air."
Pour moi, la lettre p est plutôt orientée "vers le bas", ça me rappelle plus des petits pieds qui trépignent que des bras levés en l'air, mais j'ai peut-être mal compris l'image?
"mais il n’y a pas si longtemps, il y avait papa Frédéric." -> suggestion de reformulation: "il avait eu un papa Frédéric"?
J'ai beaucoup aimé les changements de sujet, Jérémy passe du coq à l'âne en suivant sa propre logique, c'est chou <3
Le passage avec les pains au chocolat qui ont des pupilles aussi m'a fait fondre, surtout le moment où tu écris que Jérémy les mange à la fin après avoir grignoté tout autour, je faisais exactement la même chose! :D
La chute en devient d'autant plus brutale.
Je ne m'y attendais pas, vraiment pas. Je me trompe peut-être, mais j'imagine que les actualités des dernières semaines ont probablement été une source d'inspiration pour cette nouvelle?
En vérité, j'ai imaginé la fin juste après la première phrase. L'histoire même m'est venue de nulle part, ce matin. Je prenais simplement ma douche et j'ai pensé que le mot pupille était joli. Puis j'ai songé à l'appellation de pupille de la nation. Et en sortant de la douche, j'ai directement écrit la fin, je revenu en haut de page écrire le début et j'ai déroulé jusqu'à ce qu'il faille partir en cours.
J'ai failli être en retard, d'ailleurs !
Merci d'avoir relevé ma faute, je la corrige tout de suite !
Pour ce qui est du "p" levant les mains en l'air, je me les suis imaginé avec le u et le i, les "barres" des voyelles formant les "bras" des p. Evidemment, cela ne fonctionne qu'en écriture cursive, et même sous cette forme, ce n'est pas forcément facile à voir.
Peut-être devrais-je le préciser ?
Jérémy est effectivement en primaire, je l'imaginais en CE1 ou CE2 pour coller avec son caractère enfantin.
Je suis ravi que cela t'ai plus en tout cas !
À toi de voir si tu veux l'ajouter, ce n'est qu'une petite suggestion de ma part. :)
Mais je vais tout de même reformuler cette phrase-là.