« Je peux goûter ? demanda Chardonnay, alias Chardo.
— Ce n’est pas comme si je pouvais le faire moi-même », réagit Guinness.
Chardo, en bon artefact spirituel, portait toujours ses vêtements organiques constitués d’une petite princesse à la soyeuse chevelure blonde et en coquette robe rose. En face d’elle, Guinness arborait la même armure de métal, imposante et froide. Fidèle à elle-même, Chardo n’avait pas attendu la réponse de son homologue pour s’emparer du verre à pied posé devant lui.
Elle trempa ses lèvres pulpeusement princières dans le breuvage d’une huileuse flavescence, et sentit la saveur aigre ruisseler sur ses papilles, qui frétillèrent alors tels des poissons-docteurs s’excitant sur les innombrables peaux mortes de vos pieds mal entretenus. Elle émit un « Hm ! » de délice presque surpris.
« On dirait que ça a tourné. J’adore. C’est quoi ? demanda-t-elle.
— Du vin blanc. J’ai oublié le nom de celui-là. Comment est ta bière ?
— Dégueulasse. Un goût de café. Et y’a même pas de bulles. »
Guinness ne pouvait qu’imaginer les goûts, les odeurs, les sensations. Il visualisait la description que venait de lui faire sa compagne d’aventure ; rien que les consonnances lui donnaient envie. Et ce qu’il avait devant ses yeux spectraux : cette épaisse et onctueuse mousse, couronnant la profonde robe brune qui emplissait toute la hauteur du verre à pinte transparent… Un jour, il boirait ce nectar. Quelque chose lui disait qu’il y était destiné.
Les deux acolytes avaient atterri dans cette taverne pour y rencontrer quelqu’un. Ils s’étaient sentis un chouïa dépassés par la situation après la révélation de leur supérieur quant à ce que leur propre peuple réservait aux humains — prendre la vie d’une bonne partie d’entre eux pour que les artefacts spirituels puissent les enfiler comme des chausses et parcourir cette dimension librement — et aux dragons — les exterminer. Le roi local devait se charger de ses semblables humains selon l’accord passé avec les artefacts, et Guinness et Chardo des créatures de feu.
« Il faut aller à Pyrod-dûm prévenir les dragons, avait d’abord dit Chardo, en hyperventilation.
— Je ne pense pas qu’ils nous écouteront. On a beau les avoir sauvés, on reste des insectes pour eux… C’est trop dangereux. Dans un premier temps, nous devons trouver Khàos.
— Mais où ? »
Guinness ignorait tout autant la réponse. « Et pour les humains ? avait-il enchaîné. On ne peut tout de même pas tuer le roi pour l’arrêter.
— On serait virés direct — oh non, t’imagines ? »
Guinness avait alors eu une idée, qui les avait menés ici, Au Fond du Trou.
« Eh ben, on peut pas vous rater, tous les deux ! » Les attablés levèrent la tête. Un petit homme était apparu, vieux et maigrichon, avec une longue barbe blanche. Ses cheveux ébouriffés, pareillement décolorés par l’âge, semblaient furieusement vouloir s’échapper de sous son haut chapeau pointu. La coiffe conique était bleu nuit, parsemée d’étoiles dorées à cinq branches. Le reste de son accoutrement était tout sauf assorti : un t-shirt gris crasseux, un short cargo beige, et de larges sandales de vacancier en cuir.
« Vous êtes… » commença Guinness.
Le vieillard déchargea sans douceur ses trois chopes sur la table dans un feu d’artifice de houblon et ouvrit les bras avec l’intention d’un effet spectaculaire.
« Je suis Guerlain ! Guerlain l’Enquilleur ! L’Engraineur, l’Embouteilleur, l’Enquiquineur, à toute heure de l’Happy Hour. Présentement le plus torché de tous les enchanteurs ! Hé, hé. »
Fier de lui, il prit place sur le troisième tabouret, prenant soin de relever légèrement son short en haut des cuisses pour plus de confort.
« C’est gentil de nous avoir commandé à boire ! » Chardo allait s’approprier une des trois bières fraîchement tirées quand le vieil homme lui tapa sur la main.
« Pas touche ! » aboya-t-il. Chardo se renfrogna.
« Bon, qu’est-ce que j’puis faire pour vous ? » lança Guerlain, déjà un litron à la bouche. Il posa bruyamment la chope vide sur la table et rota.
De près, on pouvait remarquer que ses yeux étaient pareils à son couvre-chef de maître de la magie : tel un ciel nocturne porteur de mille étoiles.
« Euh, alors…, commença Guinness.
— Déjà, qui c’est qui vous a parlé de moi ?
— Euh… Morgana. Enfin…
— Morgana ? Comment ça se fait ?
— Euh… en fait, nous avons emprunté son carnet d’adresses…
— Oui ?
— … que l’on a trouvé dans ses affaires…
— Oui ?
— … parce qu’elle n’était pas vraiment en état de nous le prêter…
— Oui ?
— … étant donné qu’on avait dû la tuer pour une histoire de vie ou de mort un peu auparavant…
— Oh. Faut dire qu’elle avait un peu trop tendance à chercher les embrouilles, celle-là. Mais pourquoi moi ? Elle devait connaître un paquet de guignols à baguette.
— Eh bien, en fait, elle avait… euh… comment dire…
— Quoi ? Elle avait quoi ? Mis mon nom sur liste noire ?
— Non, à côté de votre nom, elle avait…
— Quoi ? Fait une croix pour marquer sa prochaine victime ?
— … dessiné un petit cœur. »
Guerlain s’arrêta un instant.
« Ah ! Ça, c’est parce que, même si personnellement, on se détestait, c’était une très bonne cliente.
— Cliente ?
— Oui, elle adore mes parfums. Adorait. »
Guinness et Chardo n’y comprenaient rien.
« Pardon. Vos quoi ? demanda la deuxième.
— Ben, je suis parfumeur, moi. »
Il y eut un blanc dans le brouhaha du pub.
« Quoi ? s’offusqua Guerlain. Ça marche hyper bien !
— Mais on cherche quelqu’un qui fait de la magie, nous, avoua Chardo, dépitée.
— Ah, parce que vous croyez que la parfumerie, c’est qu’une histoire de chimie, peut-être ? Que n’importe quel traîne-patin peut le faire ? Pfff. De quoi vous avez besoin ?
— On a besoin de localiser… un ami, dit Guinness.
— Et de quelle espèce il est ? »
La question prit le duo de court.
« C’est vraiment important ? demanda Guinness.
— Si c’est un artefact spirituel comme vous, le processus ne sera pas le même », répondit l’enchanteur.
Ses interlocuteurs restèrent interdits.
« Vous pensez que je sais pas reconnaître des artefacts spirituels ? Vous imaginez bien que si un chimiste peut le faire…
— Ce n’est pas un artefact.
— Un humain, donc ?
— N…on plus.
— Bon, c’est quoi, vous avez perdu votre chat ?
— Un peu plus gros qu’un chat.
— Je vous préviens, pour tracer les poneys, les moutons et tout le tintouin, je facture double. J’ai pas que ça à f…
— C’est un dragon. »
Guerlain s’étrangla sur une gorgée de bière.
« Hein ? Mais pour quoi faire un dragon ?
— Bon. Voilà ce qu’il se passe… »
Ainsi Guinness raconta toute la situation au vieil enchanteur-parfumeur, relayé alternativement par Chardo.
« Donc, pour résumer, si j’ai bien compris, conclut Guerlain : vous voulez sauver les créatures meurtrières que sont les dragons — une deuxième fois —, empêcher notre bon roi de régner comme il l’entend — alors que vous avez déjà buté sa femme —, et contrarier les plans d’un peuple plus que redoutable — le vôtre, en plus. C’est ça ?
— C’est ça.
— Vous êtes bourrés ou quoi ?
— C’est-à-dire ? » demanda innocemment Guinness.
Guerlain se mit à rire doucement, d’un rire mi-sincère, mi-dément.
« Les artefacts spirituels, vous êtes quand même de sacrés numéros », dit-il. Il s’envoya une goulée de blonde. « Dans tous les cas, vous serez jamais en mesure de payer pour ce que vous me demandez. C’est trop. J’ai une conscience humaine, moi. Et je tiens à ma tranquillité. Je veux pas provoquer une guerre nucléaire.
— Une guerre quoi ?
— Un truc de chimiste, laissez tomber.
— Si les artefacts spirituels commencent à décimer des humains, dit très sérieusement Guinness, ils ne s’arrêteront pas. Ils vont tous vouloir s’habiller de cadavres. Et je ne pense pas que vous réalisez à quel point nous sommes nombreux. Pour l’instant, le contingent d’individus que le roi s’apprête à abattre est dérisoire, comparé à l’ambition des nôtres… Ce n’est qu’un début. » Les yeux ectoplasmiques de Guinness brasillèrent à l’intérieur de son armure.
« Je vous le confirme. Porter un habit organique est vraiment chose merveilleuse, appuya Chardo. Tous les artefacts spirituels en rêvent. Ils tueraient pour ça. Enfin, vous l’avez compris. »
La frustration picota Guinness. Il rechignait à l’admettre, mais il ne faisait pas exception.
Cette fois, le silence prit une chaise pour s’installer à la table. Le vieux Guerlain écoula distraitement le reste de sa deuxième chope. Une fois celle-ci terminée, il s’essuya la bouche et la moustache de tout son avant-bras.
« Mettons que j’accepte, reprit-il enfin. Pourquoi est-ce que je voudrais éviter le massacre des dragons ?
— Parce qu’ils représentent le seul vrai moyen de pression contre les artefacts spirituels », répondit Guinness.
Guerlain fronça des sourcils intrigués.
« Le feu des dragons a le pouvoir de les détruire. Nous l’avons appris à nos dépens, grâce à Morgana.
— Ouais, on a failli y rester ! »
Les yeux de l’enchanteur s’ouvrirent en grand. Un éclat y brilla. « Vous m’en direz tant… » Puis il se ressaisit. « Et donc, sachant qu’ils ont la capacité de vous dézinguer quand ça leur chante, combiné à leur mépris absolu pour les espèces autres que la leur, vous êtes amis avec l’un d’eux ?
— Vous êtes bien ami avec des humains.
— C’est pas mes amis. Mais touché. » Ces dernières lignes de dialogue donnèrent soif à Guerlain, qui acheva de s’imprégner avec son troisème pichet de pils.
« Alors, vous voulez bien nous aider ?
— D’accord. Mais vous m’en devez une… »
Il décampa aussitôt, laissant à ses nouveaux partenaires le privilège de payer pour lui.
« Alors, comment on s’y prend ? demanda Chardo, trottinant à côté du magicien dont les frêles guiboles avançaient à bien vive allure.
— Vous, je sais pas, mais moi, je sais exactement comment je vais m’y prendre ! » répondit le vieillard.
La nuit était tombée, et ils avaient quitté le Fond Du Trou pour une épaisse forêt pleine de bruits peu rassurants.
« N’est-il pas risqué de vivre dans un tel environnement ? demanda Guinness, aux aguets.
— Ça fout les j’tons, hein ! appuya Guerlain. Comme ça, personne vient m’emmerder ! Tout un terrain de jeu pour moi tout seul ! ha ha ! »
À mesure que le trio progressait, Guinness discernait de mieux en mieux les multiples composantes du fourmillement sonore ambiant. Les hululements, les grattements, les grognements… ils étaient tous étranges. Il n’eût su dire exactement en quoi, mais maintenant il commençait à connaître un peu cette dimension ainsi que les êtres qui la peuplaient, et à son sens, quelque chose clochait, ici.
Dans l’obscurité des fourrés, des yeux lumineux tous différents les uns des autres les suivaient, sans jamais sortir de l’ombre… Ces créatures étaient quand même très nombreuses à manifester de la curiosité pour les passants — on se croirait presque à un marathon. Pourquoi aucune d’entre elles n’approchait ? Craignaient-elles quelque chose ? Quelqu’un ?
Enfin, ils arrivèrent devant une bicoque. Guerlain siffla. En réponse à ce signal, le hibou posté sur le toit s’envola : code bon, système d’alarme désactivé.
Lorsque le magicien franchit le seuil de chez lui, il tappa deux fois dans ses mains et des lucioles s’éveillèrent et se mirent à luire un peu partout dans la cabane, éclairant les lieux.
« Alors ! Dites-moi, dans quel genre d’endroit il aime aller, votre dragon ? questionna Guerlain tout en commençant à fouiller dans ses tiroirs, placards et étagères pour en sortir des flacons et des machins de toutes formes et couleurs.
— Comment ça ? demanda Chardo.
— J’ai besoin d’affiner le plus possible le ciblage pour pouvoir le localiser. Où est-ce que je suis susceptible de le trouver ?
— Eh bien… Il aime être isolé. Comme s’il était seul au monde.
— Hum… réfléchit Guerlain. Où est-ce que je vais quand j’ai envie d’être seul au m… » Soudain les yeux et la bouche de l’enchanteur s’étirèrent à la fois dans une marque d’illumination et d’horreur. « Enfant de salamandre. Je vais me le faire. » Le petit vieux laissa ses potions et cailloux magiques en plan et sortit les poings serrés, visiblement déterminé à casser une tronche.
Guinness et Chardo, interloqués, se pressèrent à sa suite.
Ils marchèrent, marchèrent, sortirent de la forêt pour déboucher sur une plaine, marchèrent encore, puis au beau milieu de l’étendue, Guerlain finit par s’arrêter. Là, les deux autres purent le rattraper tandis qu’il fouillait les poches de son short. Il en sortit une fiole tintinnabulante, et aspergea de son contenu le sol derrière lui d’un simple pshit !
Durant l’instant qui suivit, les deux artefacts spirituels se lancèrent un regard mêlant détresse et compréhension, qui signifiait : Oh putain. Bon bah pas le choix.
Simultanément, ils se jetèrent sur Guerlain pour lui attraper chacun une cheville, et quand il décolla du sol comme une fusée, ils furent entraînés sans ménagement avec lui tels deux gros boulets.
L’ascension arrachait les yeux et la bouche de Chardo, faisait claquer les jointures de Guinness. Puis au bout de plusieurs dizaines de secondes, ils ralentirent d’un coup et atterrirent brutalement sur une surface solide. Guerlain plongea les mains dans ses poches et, lorsqu’il les ressortit, jeta en l’air une sorte de poudre scintillante. Tandis que le nuage se répandait, ses particules gonflèrent et prirent l’apparence de milliers de coléoptères luminescents.
« Hum… Il est pas là, le salaud… déclara Guerlain en regardant tout autour de lui.
— Vous pouvez nous expliquer ? réclama Chardo.
— Votre dragon… ma main à couper qu’il était là récemment.
— Hein ?
— La semaine dernière, en venant ici, j’ai retrouvé toute la pierre fondue. Au début, j’ai pensé que c’était moi qui avait envoyé l’île trop près du soleil — j’aime bien chauffer la terre pour me faire tranquillement cuire dessus après. C’était l’explication la plus logique. Mais maintenant je comprends mieux : en fait c’est votre dragon de malheur qui squatte et qui bouffe ma propriété privée !
— Mais où sommes-nous, au juste ? demanda Guinness.
— Sur mon île flottante personnelle, j’ai nommée La Pùta !
— Les consonnances font un peu vulgaire, non ? commenta Chardo.
— La roche est encore tiède. Je pense qu’il va revenir. On va l’attendre », dit Guerlain.
Et ils attendirent. Au petit matin, tandis que Chardo ronflait et bavait sur l’épaule métallique de Guinness, une silhouette noire apparut dans le ciel aquarelle. C’était bien Khàos, qui revenait de sa promenade digestive nocturne — certaines caillasses restaient plus sur l’estomac que d’autres.
Guinness réveilla son amie, qui s’élança à la rencontre du reptile géant, à peine venait-il d’atterrir sur La Pùta.
« Khàos ! On a besoin de ton aide pour tuer les artefacts spirituels.
— Quoi ? bondit Guinness.
— Au moins notre supérieur — comme ça, il pourra jamais nous virer !
— On ne va pas sauver des gens en tuant d’autres gens ! protesta Guinness. Et puis, c’est bien plus haut qu’ils tirent les ficelles. En fait, Khàos, on est venus t’avertir que notre peuple compte se débarrasser des dragons. »
Khàos n’étant pas revenu dans ce petit havre de paix pour se faire assaillir de propos par des insectes caquetants, il les ignora royalement, les dépassa et alla se rouler en boule plus loin dans l’intention on ne peut plus explicite de piquer un somme.
Un silence incertain s’était posé là. Puis Guerlain s’exprima.
« Dis-donc, monsieur le dragon ! C’est chez moi, ici ! », s’indigna-t-il en approchant à grandes enjambées de la masse d’écailles sombres.
Il fulminait contre Khàos. Mais comme le dragon ne lui prêtait pas plus attention, la rage emplit Guerlain ; il devint rouge telle une petite tomate séchée au soleil méridional et commença à sortir tout ce qu’il avait dans ses poches pour le jeter sur l’objet de sa colère. Alors qu’il venait de balancer le contenu d’une fiole en particulier, Khàos leva sa grosse tête et la tourna vers lui.
La potion que le dragon venait de se prendre, bien qu’en quantité aussi dérisoire qu’une goutte, avait fait effet sur une de ses écailles d’obsidienne : ulta-corrosive, la mixture avait dissout le noir pour dévoiler le blanc qui se cachait en-dessous, comme un gâteau fourré à la noix de coco dont on aurait fait fondre l’enrobage au chocolat.
Les yeux du dragon étincelèrent de haine et il ouvrit la gueule, s’apprêtant à carboniser sans sommation celui qui venait d’abîmer la grenouillère protectrice qu’il portait, dernier cadeau de feu sa mémé — puisse-t-elle voler éternellement dans les flammes de l’enfer.
« Non, Khàos ! » Guinness s’était interposé, les bras en l’air. « On a besoin de lui pour sauver les humains des artefacts spirituels.
— Lui, un sauveur ? renifla le reptile avant de cracher un molard incandescent par terre.
— Et toi, tu dois dire aux tiens de fuir avant que les nôtres ne décident de débarquer à Pyrod-dûm.
— Les dragons ne fuient pas, répondit le concerné. Encore moins lorsqu’ils sont chez eux.
— T’es buté, le caméléon ! brailla Chardo. Faut au moins vous préparer à une riposte. T’as vu ce que Guinness et moi on sait faire. Mais c’était que nous deux, et on est les gentils… Et puis vous êtes genre, quelques centaines ? Ils sont des milliers ! Alors fous pas ton espèce en l’air à cause de ta fierté mal placée ! »
Khàos abaissa son visage écailleux tout près du minuscule minois de Chardo pour lui répondre de sa voix tonnante. « Personne n’a jamais réussi à détruire les dragons.
— Ah ouais ? Et si t’as plus ton pyjama en fossile d’ancêtre, hein ? Tu te prendras la magie de plein fouet, et cette fois y’aura pas de dernier dragon libre pour sauver la casbah ! »
L’immense créature gronda en montrant les canines.
« Hu-hum, excusez-moi… intervint Guerlain. Je pense avoir trouvé une solution à votre problème. »
Après avoir arraché Chardo au combat de regard dans lequel elle s’était engagée avec Khàos, l’enchanteur, Guinness et elle descendirent de La Pùta à l’aide d’un petit nuage rose de sent-bon faisant office de plateforme — et jouant même une petite musique d’ascenseur. Sur le trajet, il leur expliqua son idée.
« Y’a un moment, je travaillais sur un nouveau parfum, pour une collection d’été. Je voulais qu’il puisse rafraîchir son porteur. Après un certain temps d’élaboration, j’ai naturellement testé un prototype, en le vaporisant dans l’air, comme je le fais souvent. Sauf que j’avais réussi à créer un produit si rafraîchissant qu’il a carrément gelé ledit coin d’air ! Paf, une grosse craquelure, comme sur un lac en plein hiver, mais dans l’atmosphère !
— Sympa la fragrance “notes de suicide”, commenta Chardo.
— Or, la théorie dit que le froid recèle la capacité à ralentir voire figer le temps : quand quelque chose gèle, il cesse de vieillir. Le temps se serait donc arrêté à l’endroit de la fissure. Mais encore : si le temps s’arrête, le mouvement s’arrête aussi. Et quand on est plus en mouvement, on peut observer ce qui nous entoure précisément. C’est comme essayer de regarder une fourmi par terre en sautant sur un trampoline : vous y arriverez que si vous arrêtez de sauter. Vous me suivez ?
— …
— Bien. Dans notre cas, en descendant du trampoline, ce n’est pas une fourmi mais une autre dimension qu’on peut voir.
— …
— … ???
— En stoppant le temps et l’espace en un point de notre dimension, j’ai réuni les conditions pour permettre l’observation d’une autre dimension. Traduction : j’ai créé une faille spatiotemporelle ! Et si je peux ouvrir une voie vers un autre plan, je peux tout aussi bien la sceller.
— Vous voulez condamner le passage entre nos mondes ? demanda Guinness.
— Exact. Comme ça, les artefacts ne pourront pas venir ici. Plus d’artefacts, plus de problème. J’ai pas raison ? »
Une fois à la cabane de Guerlain, ce dernier se perdit dans des préparatifs de parfumerie magique dans sa cuisine-laboratoire.
N’osant le déranger, les deux artefacts spirituels sortirent donc pour patienter en silence. Chardo, qui avait la bougeotte, partit se balader dans les alentours forestiers.
Tandis qu’elle s’épanouissait des senteurs florales et humiques du printemps, promenant son regard vers les frondaisons tachetées de lumière matinale où résonnait le chant fluet des oiseaux, elle perçut du mouvement non loin d’elle. Quelque chose bougeait dans les buissons et semblait la suivre. Elle s’arrêta pour écouter, mais l’agitation cessa de même. Alors elle se remit en marche, et le bruit reprit.
Enfin, quelques mètres plus loin, un petit animal apparut. Pétrifié, il la fixait de ses yeux ronds. On aurait dit une espèce de… pigeon ?… fusionné à un… renard ? Un… pinard ?
Le pinard, donc, décida de s’éloigner en trottinant, puis se retourna pour fixer Chardo de nouveau. Elle jeta un œil derrière elle. Non, non, il n’y avait personne d’autre, c’était bien à elle que le message, si tant est qu’il y en avait un, était adressé. Dans le doute, elle suivit la bestiole.
Au bout d’un moment, le pinard s’arrêta devant un arbre au large tronc, et commença à écraser avec ses patounes griffues les vesses-de-loup bien mûres qui tapissaient la litière tout autour — ces champignons qui libèrent une nuée de spores lorsqu’on les éclate. Un amas de poussière ocre s’était formé dans l’air quand le pinard plongea son regard dans celui de Chardo, intensément, une dernière fois avant de s’enfuir.
Sans vraiment comprendre pourquoi, elle avança et imita l’animal.
Au bout d’un moment, tant de spores avaient été libérées qu’elle se mit à tousser et ses voies respiratoires à picoter ; alors elle fit affluer la magie qui traînait par-là dans sa parure de chair afin d’y guérir ses lésions et de se protéger le temps de finir sa tâche.
Soudain il lui sembla qu’un détail avait changé : elle était presque sûre que quelques instants plus tôt, il n’y avait pas ce trou dans le gros tronc d’arbre. Un trou qui ressemblait à un encadrement de porte. Empli de ténèbres. Il devait être apparu suite à l’éclatement d’un ou plusieurs champignons bien précis, car Chardo n’avait pas eu le temps de tous les piétiner. Et vu la dangerosité insoupçonnée de ces êtres fongiques — un humain ou autre animal de cette dimension aurait été sérieusement voire fatalement blessé — tout le monde n’était pas le bienvenu.
Vraisemblablement, Chardo venait de trouver un passage secret. Et naturellement, son premier réflexe fut d’y pénétrer.
*
Devant la masure de Guerlain, Guinness rêvait à une garde-robe de matière vivante. Quand soudain :
« Khàos ? Je ne pensais pas que tu nous suivrais.
— Il a détruit l’île… »
En revenant de La Pùta, la première action de Guerlain avait été d’attraper ses ciseaux de cuisine et de couper le lien immatériel qui reliait l’île céleste à un point d’attache magique dans la cabane. Ce lien qui, créé par l’enchanteur, avait jusqu’à présent servi à maintenir le lopin de terre en lévitation.
« Khàos…, commença Guinness, la voix triste. Chardo et moi allons repartir dans notre dimension : bientôt le pont entre ici et là-bas sera condamné à jamais. Je pense que… ce sont des adieux.
— Pourquoi repartir chez vous si vous préférez ce monde-ci ?
— Eh bien… »
L’artefact en armure de chevalier allait lui répondre que c’était chez eux, et que c’était une raison suffisante. Toutefois il se souvint qu’en ce sens, le dragon avait également un chez lui, à Pyrod-dûm, avec ses semblables, et qu’il avait malgré tout choisi de vivre seul, en nomade.
*
Chardo arriva dans un endroit sombre. Elle eut l’impression de pénétrer littéralement dans l’arbre, car les murs et le plafond étaient un entrelacs noueux de bois et de racines. Le faible éclairage provenait de formes visqueuses qui étaient aggripées sur les parois, comme des choses agonisantes. Certaines étaient jaunes, d’autres roses ou encore vertes.
Au fond de la grotte secrète il y avait une pièce ronde, mieux éclairée. Tiroirs, placards, plans de travail en bazar parsemés de fioles pleines, vides et renversées, d’instruments de chimie… Il s’agissait incontestablement d’un laboratoire.
Un petit reniflement attira l’attention de Chardo, qui fit volte-face. Il semblait émaner d’un cube recouvert d’un drap. Elle s’en approcha et retira l’étoffe ; dessous, une cage renfermant un porcelet.
« Euh… bonjour », fit-elle.
À cette parole, le petit porc fut envahi d’une frénésie meurtrière : il bondit contre les barreaux, essayant vainement de s’attaquer à Chardo. Choquée, elle tomba sur son postérieur, lui-même amorti par sa robe gonflante. Le pourceau se débattait violemment contre le métal de sa prison en hurlant comme un malade.
Chardo pressa les mains contre ses oreilles. Ses cris stridents étaient insupportables. C’était le même couinement, en boucle… Un mélange de rage et de souffrance…
Soudain elle crut comprendre quelque chose. Elle enleva lentement les mains de son crâne en regardant le cochon qui lui beuglait dessus. Elle l’avait entendu une fois, et maintenant elle l’entendait à chaque plainte…
Ce cochon était-il vraiment en train de crier « à l’aide » ?
*
« Ça y est… j’ai fini ! » clama Guerlain en sortant de chez lui avec un grand sourire. Il avait entre les mains un flacon azur qui semblait avoir été taillé dans du cristal. Il s’apprêta à pschitter sa création, quand Guinness l’interpella.
« Attendez ! Chardonnay n’est pas revenue…
— Le temps presse, mon pote. On n’a pas toute la journée. »
C’est vrai qu’ils avaient été plus heureux ici que dans leur propre dimension. Et puis Chardo ne souhaiterait sûrement pas se séparer de son habit organique pour de bon. Et lui, Guinness, ne souhaitait pas anéantir ses chances d’en porter un, un jour.
« D’accord », décida-t-il.
Alors Guerlain s’avança et brandit la fiole anguleuse.
*
« Chardo » ? Le cochon disait Chardo ?!
*
L’enchanteur apposa son pouce et son index sur la poire du vaporisateur, et pressa.
*
Face au goret, les yeux de Chardo étaient ronds de stupéfaction. « …Grimbergenwald ? C’est toi ? »
Aussitôt que les micro-gouttelettes de solution parfumante atteignirent les molécules atmosphériques, l’air se glaça et une faille ouvrit le ciel. Guerlain psalmodia une formule dans un langage réservé aux initiés de l’art de la magie.
*
« Uiiiiiiiii !!! » répondit le petit cochon.
*
L’énergie était palpable ; Guinness percevait les infimes vibrations de l’électricité statique dans l’épaisseur de son armure.
Et puis, d’un coup, plus rien.
La faille avait disparu.
Khàos aussi.
« Guinness ! » C’était Chardo qui accourait. « J’ai retrouvé Grim ! C’est lui ! » s’égosilla-t-elle en pointant Guerlain du doigt. « Il l’a emprisonné pour faire des expériences dans son labo secret ! »
L’artefact spirituel en accoutrement chevaleresque fut paralysé pendant un instant, avant de se tourner vers Guerlain.
« Où est Khàos ? » lui demanda-t-il.
Le visage de l’enchanteur s’assombrit soudain. Il eut un petit rire sadique. « Je crois que tu le sais très bien… » Guinness redoutait le pire. « Tu sais que le feu et la glace sont deux entités qui s’attirent et se complètent… Lorsque les deux sont en présence, elles entrent en résonnance… »
Guinness ne bougeait pas. Un mix d’émotions montait en lui ; quand il atteignit sa bouche spirituelle, le mélange était devenu homogène, rond, permettant la formulation d’une réplique claire et nette.
« J’en n’ai rien à foutre. Ramène-le. » Ses yeux devinrent deux lueurs rouges.
« Le ramener ? Mais il faut lui laisser un peu le temps d’essayer de cramer un ou deux artefacts, sinon l’expérience n’aura servi à rien…
— De quoi tu parles ?
— Eh bien, je veux voir si vous êtes aussi vulnérables chez vous qu’ici.
— On te faisait confiance, espèce d’enflure.
— Et c’était bien aimable à vous. Ça m’a grandement facilité la tâche ! »
— Je vais t’enfiler comme une salopette. »
Sur ces mots, l’artefact plaqué de métal fonça sur Guerlain, tandis que ses yeux brillaient de plus en plus fort. Il aurait pu, à ce moment-là, désintégrer l’ennemi et en finir avec ces conneries.
Mais lorsqu’il fut à deux mètres à peine de lui, quelque chose le saisit dans les yeux étranges du vieux magicien. Comme si ces derniers avaient soudainement pris plus d’importance que de péter la gueule à leur propriétaire. Dans cet infini bleu sombre, toutes ces étoiles minuscules…
Soudain, les pièces du puzzle s’emboitaient.
Grim, l’artefact le plus puissant jamais connu, retenu captif ; Khàos, utilisé pour déterminer si le feu des dragons constituait un moyen de pression sur les artefacts jusque dans leur propre dimension ; les parfums qui n’étaient pas produits seulement à partir de la chimie ; les animaux étranges sur le terrain de jeu qu’était la forêt…
Toutes ces étoiles, dans ses yeux, c’était des artefacts spirituels. Tous les artefacts dont il s’était approprié la puissance, la liberté, la vie.
Cet instant, durant lequel Guinness s’était laissé distraire par la vérité, avait donné à Guerlain le temps de sortir de nulle part un extincteur, et de l’activer contre son adversaire.
Guinness commençait à peine à en ressentir les effets que le parfumeur avait envoyé la purée sur Chardo également.
En fait, ce flacon géant rouge criard contenait une substance appelée spiritueux — contraction argotique pour alcool spirituel —, conçue spécialement pour agir sur les artefacts spirituels, qu’ils soient nus ou vêtus, et que leur habit soit organique ou inerte. Bref, le spiritueux servait à pistacher la cravate de n’importe quel artefact, en toutes circonstances et dans n’importe quelle dimension.
Ainsi, en une seconde, Guinness et Chardo s’effondrèrent, complètement raides.
Ils se réveillèrent dans le noir complet. Chardo n’y voyait rien avec ses globes oculaires humains, mais Guinness, lui, avait conservé sa vision nocturne — la lumière n’existait pas dans la dimension des artefacts.
« Nessie ?! couina Chardo.
— Je suis là. Nous sommes dans des cages séparées.
— C’est quoi tous ces petits bruits très flippants ? »
Ces bruits ressemblaient à ceux que produisaient les êtres atypiques de la forêt. Et, de sa cellule dérisoire, Guinness voyait un mur entier de petites prisons empilées où blablataient, froufroutaient, glougloutaient des êtres très similaires à ceux de la forêt.
D’autres artefacts spirituels, affaiblis et utilisés comme cobayes par Guerlain.
« On s’est encore fait avoir comme des débiles, hein ? » Les secondes s’écoulaient, et Chardo n’attendait plus de réponse à sa question semi-rhétorique.
Quand soudain, Guinness s’exprima :
« Les débiles, ils en ont ras le cul. »