« Ce vêtement métallique est parfait pour le troisième petit-déjeuner ! On ne s’y sent pas du tout ballonné ! s’exclama Chevalier.
— Tu es un artefact spirituel dans une armure complètement vide. Tu es dans l’incapacité technique d’être ballonné.
— J’essaie de m’adapter aux manières des êtres de chair, afin de vous être d’agréable compagnie, votre Majesté. »
La jeune femme à la brillante et volumineuse crinière blonde posa sur son compagnon un regard incrédule.
« Et regardez ce ciel ! Splendide ! Le temps ne saurait nous être plus favorable pour cette halte gustative. Une tartine de confiture à la griotte, votre Grâce ? » La main de Chevalier était tendue, et dessus était précieusement posée la tranche de pain moelleux, supportant avec une délicieuse ferveur l’épaisse couche de marmelade cerisière. Sur le rouge profond et gélatineux de celle-ci, s’était accroché un éclat du soleil printanier, qui sembla faire un clin d’œil presque coquin.
Les yeux toujours fixés sur son acolyte, Princesse Pitchoune éclata finalement de rire. Elle prit la gourmandise avec précaution puis mordit dedans à pleine bouche. Quand elle eut fini, sa face comportait plus de preuves qu’une scène de crime. Cherchant alors un bout de tissu pour s’essuyer, elle allait s’emparer d’un pan de sa robe rose bonbon bien bouffante, quand Chevalier lui tendit un mouchoir.
Après quelques petites heures, ils se remirent en route. Comme les journées étaient très longues, cela ne posait pas de problème : l’heure était avant midi, et le jour resplendissamment lumineux. Le duo avançait sur un chemin de terre tracé au milieu de vastes prairies verdoyantes. Une légère brise caressait les brins d’herbe.
Au bout du sentier, pas si loin à l’horizon, se dessinait une haute et fine colline. Si l’on regardait bien, on pouvait voir tout autour de minuscules scintillements, comme si un pot de paillettes avait été déversé depuis le firmament, et que les petits fragments de miroir stagnaient dans l’atmosphère.
« On y est presque ! » s’écria Pitchoune avec enthousiasme.
Ils se dirigeaient bien vers la colline, mais cette dernière n’était pas ce qu’elle semblait être. Les pétillements aériens qui la saupoudraient trahissaient en fait la présence d’une couverture magique, sur laquelle se reflétait une autre réalité. En-dessous : c’était là que se trouvait la mission de Pitchoune et Chevalier.
Ils eurent le temps de s’arrêter pour le déjeuner ainsi que pour la première collation de l’après-midi — consistant en quelques délectables petits pains avec du chocolat — avant d’atteindre leur destination.
La barrière invisible qui enveloppait la colline n’empêchait pas de passer, car son rôle était de dissuader les éventuels curieux en amont, par l’illusion d’un paysage banal qui n’appelait pas franchement à l’aventure. Ainsi, quand Pitchoune avança son pied qu’on aurait dit moulé dans son minuscule escarpin rose, il s’enfonça onctueusement dans la profondeur de magie concentrée. La texture lui fit repenser à la tartine de confiture à la griotte de ce matin — hummm, c’était bon. Soudain, ses yeux s’agrandirent.
« Regarde ! »
Tout ce qui pénétrait dans la barrière répondait aux lois de son charme : la chaussure à talon de Pitchoune s’était effacée et son pied déformé pour prendre une apparence crasseuse et malade. Les princesses attiraient plus l’attention que les gueuses — et ça valait aussi pour leurs pieds.
« Il faudrait vous prévoir une pédicure dès lors que nous serons revenus au château, votre Élégance.
— Mais non, c’est la barrière magique qui fait ça ! On est proche de la surface, donc on ne disparaît pas encore complètement dans le mirage, notre apparence est seulement altérée. Bon, allez ! »
De l’extérieur, c’est une pauvresse que l’on vit se dissiper en marchant vers la colline, suivie d’un chien galeux.
Dans l’épaisseur de la barrière, la compression à laquelle était soumise la magie donnait à celle-ci un aspect irisé par endroits, et on pouvait ainsi la voir, presque l’attraper, tandis qu’elle serpentait en flux tarabiscotés, se tordant sous l’injonction de la sorcière qui lui avait donné cette forme. Plus Pitchoune et Chevalier avançaient, plus ce qu’il y avait devant eux s’assombrissait. Enfin ils arrivèrent de l’autre côté.
À l’intérieur du dôme magique, il faisait nuit. C’était en raison d’un phénomène physique des plus simples : la barrière, qui était une sorte de miroir, réfléchissait la lumière du monde extérieur, laissant très peu de rayons lui passer au travers et arriver dans le petit univers qu’elle cachait. Il n’y régnait donc pas un noir absolu, mais une obscurité sans lune.
Après, on peut dire ce qu’on veut, ça fait toujours plus classe d’aller sauver une princesse la nuit. D’ailleurs, un paquet de trucs sont plus classes à faire la nuit.
Devant les deux héros était sis un paysage désolant. Sans doute jadis un joli petit château, il n’en restait à présent que de lugubres ruines. Quelques flèches de pierre sombre perçaient encore les hauteurs, mais elles devaient sûrement leur équilibre précaire au fait qu’il ne semblait pas y avoir de vent par ici.
Le silence régnait. Enfin, on n’entendait que le grincement métallique que faisait Chevalier en tournant la tête, à la recherche de la prochaine étape.
« C’est drôle, dit Pitchoune, cette tour ressemble vraiment beaucoup à un long cou écaillé. Et le sommet, à une tête. Bon, on y va ? Ces marches qui m’évoquent avec forte impression une dentelure dorsale de reptile géant ne vont pas se monter toutes seules.
— Vous êtes sûre de vous, votre Hardiesse ?
— Bah, une tour comme ça, au milieu de tas de cailloux… c’est forcément là.
— Bien, votre Témérité », acquiesça Chevalier.
La jeune femme marcha avec entrain jusqu’à l’étrange escalier et leva ses grands yeux azur vers le sommet.
« Qui l’a enfermée là, déjà ?
— Sa belle-mère, votre Sublimité.
— Eh bien, ça confirme ma théorie. » La princesse releva ses jupes, et s’engagea dans la montée.
Au bout d’un moment, elle avait lâché sa robe pour s’accrocher aux degrés comme à une échelle, car la pente était carrément verticale à cette altitude. Une fois la main sur la dernière proéminence, elle se tortilla et se tendit dans tous les sens.
« Zut, où est l’entrée ? »
C’est alors que, tout près de sa tête, une énorme fente s’ouvrit sur les flammes de l’enfer. Elle se sentit basculer dans leur gouffre béant, et commencer à cuire… Quand une main agrippa sa robe, et qu’elle se retrouva à terre sur Chevalier. Là, tout piteux, ils n’osaient pas bouger devant le spectacle terrifiant qui s’imposait à eux.
La tour se mouvait lentement et avec flexibilité, pendant que ses tuiles d’obsidienne s’hérissaient très légèrement. À son sommet affiné, deux yeux ardents étaient ouverts, et un long souffle fut expulsé par deux naseaux. Deux ailes d’une envergure démesurée sortirent de l’ombre du paysage pour se déployer en grand avant de se rétracter. Puis, le dragon s’étira les pattes et le dos tel un immense chat.
« AAAAAAAAAAAAAH !!! » chantèrent en chœur Pitchoune et Chevalier, sur une même et fausse note de terreur.
Ce à quoi la créature de feu répondit en lançant dans leur direction un cri tonitruant. Ils se turent, résignés à mourir.
« Moins de bruit ! » ordonna le dragon d’une voix caverneuse.
Au bout d’un long moment de silence, Pitchoune chuchota à Chevalier :
« Il était pas censé y avoir de dragon…
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda le concerné.
— Euh, je… je disais que votre présence ici me surprend.
— Pourquoi ? Vous aussi, vous êtes de ces asticots arrogants et fainéants qui estiment que les dragons ne servent qu’à garder des donjons ?
— Hein ? Non, justement, si vous n’aviez pas été là, ça nous aurait bien facilité la tâche !
— Attendez… Vous pensez que je suis de garde, là ? J’ai une tête à bosser pour des humains ? s’énerva le dragon.
— Non, non ! Loin de moi cette idée, mais… euh… il y a une barrière magique qui protège déjà cet endroit, alors comprenez notre désarroi en croisant votre route…
— … votre Enflammée Magnificence… intervint Chevalier pour essayer de calmer le jeu.
— Je suis venu ici justement car il y a cette barrière. Elle empêche tous ces zélés d’avoir l’idée de venir troubler ma tranquilité. Et en plus, ici, il y a à manger. » À manger ? se demandèrent intérieurement les deux plus petits interlocuteurs. « Bon, qu’est-ce que vous voulez ? reprit le dragon.
— On cherche une princesse enfermée dans une tour. On est cent-pour-cent sûrs qu’elle est ici, dit Pitchoune.
— … votre Sauvage Rutilance, ajouta Chevalier.
— Je crois que je le saurais si c’était le cas — quoique.
— Vous pourriez vérifier ?
— … si cela plaît à son Ineffable Férocité ? Nous avons fait un long chemin, et une fois que nous serons repartis avec notre amie, plus personne ne viendra vous embêter. »
Le dragon émit un grognement ronchon puis éleva sa tête. Du haut de son long cou, sans avoir à se déplacer, il fit la tournée des fenêtres du castel déchu. Jusqu’à ce que l’une d’elles lui fasse hausser ses arcades sourcilières. Alors il attrapa d’une patte la tour qui portait cette fenêtre, et la cassa à mi-hauteur. À ce moment, on entendit un hurlement strident. Imperturbable, le dragon ramena le morceau d’architecture vers lui.
Pitchoune et Chevalier, qui assistaient à la scène de très loin, virent alors la source du hurlement voler par la fenêtre et disparaître derrière les toits affaissés. C’était déjà beaucoup qu’un dragon accepte d’apporter son aide à quelqu’un ; on ne pouvait lui demander aussi de la délicatesse.
Sans crier gare, un bruyant incendie surgit de sa gueule droit sur le toit du bout de tour qu’il avait entre ses griffes. Une fois celui-ci bien fondant, le dragon s’attela à le manger comme une glace en cornet qui aurait un peu fondu au soleil, juste assez pour être crémeuse.
Concentré sur son goûter, il se souvint soudain des deux petits êtres en contrebas, sidérés, et leur accorda à peine un regard. « Elle est là-bas » dit-il la bouche pleine en indiquant du museau une vague direction derrière lui.
Les deux héros sortirent de leur stupeur et foncèrent sous une arcade encore debout parmi les décombres du château. Parvenant à se frayer une voie, ils débouchèrent de l’autre côté, dans ce qui devait autrefois être une cour. Quelqu’un était là, debout dans cette clairière du désespoir. À ses pieds gisait une jeune femme brune en robe bleu électrique — la princesse en détresse, inconsciente.
Pitchoune et Chevalier avaient pilé net. La femme debout avait des cheveux et des yeux complètement et parfaitement blancs, et portait une robe d’un profond vert menthe à l’eau — une menthe à l’eau peu recommandable, pas que avec de la menthe, et pas que avec de l’eau. Elle captura le regard de Pitchoune. À cet instant, cette dernière vit les yeux de la sorcière s’entourer d’un liseré noir fluctuant, sifflant, malfaisant, qui essayait de l’aspirer, encore, sans relâche…
Soudain, un gant de fer percuta l’épaule de Pitchoune, et elle tomba comme une poupée de chiffon.
La sorcière cracha une exclamation de mécontentement, puis disparut en même temps que la princesse en détresse d’un claquement de doigt qui résonna dans l’air plusieurs secondes après leur départ.
Chevalier aida une Pitchoune sonnée à se relever.
« Elle ne m’a pas eu car je n’ai pas d’yeux organiques, expliqua-t-il.
— Parfois, j’aimerais avoir les mêmes vêtements que toi. C’était quoi, ça ?
— Ça, c’était la belle-mère. »
Un instant passa, lourd du sentiment qu’ils étaient dans de beaux draps, avant que Chevalier ne se reprenne. « Votre…
— Attends ! T’entends ça ? »
Mettez-la au-dessus du bain de lave.
Une voix grave et impérieuse venait de faire écho depuis les tréfonds de l’air.
« Elle a oublié de raccrocher ! »
Un des liens de téléportation que la sorcière avait tendus dans l’espace-temps avait persisté plus longtemps que les autres, laissant des résidus de magie translationnelle porter ses mots, prononcés des lieues et des lieues plus loin.
« Les bains de lave… Je sais où elle est allée. » Le dragon était apparu derrière eux. « Chez moi. Chez tous les dragons. À Pyrod-dûm.
— Dites-moi, quel est votre nom ? » s’enquit Chevalier.
L’énorme tête reptilienne pivota et planta en lui son regard de braises démoniaques.
« Votre Squameuse Diablerie ?
— On m’appelle Khàos.
— Khàos, voici la princesse Pitchoune, et je me nomme Chevalier. Que diriez-vous d’aller fiche une raclée à cette dame qui se croit tout permis ?
— Plutôt deux fois qu’une. Montez. »
Le dragon abaissa son aile charbonneuse, invitant les deux héros à la gravir pour monter sur son dos. Non sans difficulté, ils se trouvèrent chacun une place plus ou moins stable — mais pas confortable, ça non — entre deux épines dorsales et s’accrochèrent de toutes leurs forces à celle devant eux. Alors, ils s’envolèrent pour Pyrod-dûm.
Ils avaient passé la barrière magique depuis plusieurs heures quand un des passagers ressentit le besoin de poser une question existentielle.
« Pourquoi m’avoir appelé Chevalier ? Un chevalier ne possède-t-il pas un cheval, comme indiqué dans son radical ? »
Pitchoune réfléchit.
« Tu en as un, maintenant, dit-elle. Il s’appelle Khàos.
— Je ne suis l’esclave de personne, et encore moins un misérable cheval, répondit le dragon.
— Pourtant, nous sommes bien en train de te chevaucher.
— Continue comme ça, vermine, et c’est l’air que tu chevaucheras.
— Tous les dragons sont aussi susceptibles ? Oh ! Qu’est-ce que cet immense tas de pierres magmatiques mal dégrossi ?
— Cesse ! Ou tu regretteras que la sorcière ne t’ait pas transformée en coléoptère. Ce monument dont les humains n’atteindront jamais la grandeur est un témoignage millénaire de la puissance des dragons. Nous sommes arrivés. »
Une montagne venait d’apparaître entre les nuages. Telle une titanesque flamme tourbillonnante, elle surgissait vers le ciel dans des gerbes rocheuses tantôt calcinées, rougeâtres ou mordorées, certaines striées, marbrées ou tachetées, selon la nature et la force du feu qui avait forgé la strate en question : Pyrod-dûm était le foyer des dragons, construit par les dragons. Mais aucun d’entre eux n’était visible à proximité…
Accessible uniquement par les airs, la montagne s’élevait d’un gigantesque gouffre. En temps normal, ce dernier était rempli de lave, substance qui symbolisait la vitalité brûlante des créatures redoutables et sans pitié. Mais, tandis que Khàos s’approchait, ce qu’il vit avec consternation dans ce gouffre fut un sol sec et rocailleux, où erraient des dragons affaiblis. Le gouffre n’était pas fait pour qu’ils y descendent, mais pour qu’ils le survolent. Quelle infamie ! Maudite sorcière… que leur avait-elle fait ?
« Comment s’y prend-on ? demanda Chevalier.
— Avec fierté ! » Le sens de ces mots était à peine arrivé à mi-chemin entre les oreilles et le cerveau de ses interlocuteurs — du moins pour celle qui en possédait — que Khàos piqua une pointe droit sur le promontoire de l’entrée principale de Pyrod-dûm, faisant de nouveau chanter les deux autres à pleins poumons — du moins pour celle qui en possédait.
L’atterrissage fut brutal, et éjecta les passagers de l’échine du dragon noir. Deux humains en armure étaient postés devant la porte — qui était en fait un gros trou. Khàos, en rogne, éructa sans attendre un long rugissement d’intimidation.
« Woh ! Alors, déjà, on se calme, dit l’un des gardes. Qui va là ? »
Pitchoune et Chevalier se remirent avec peine sur leurs deux jambes. Pendant que la première s’époussetait, le second prit la parole.
« Voici son Altesse la princesse Pitchoune. Et je suis son fidèle protecteur, Chevalier.
— Chevalier…
— Oh, vous désirez mon nom complet ? C’est Chevalier… » Là, à travers les fentes de son heaume, deux lueurs rouges s’allumèrent soudain comme un sinistre regard de défi. « … Métal.
— … d’aaaaaccord. Et qu’est-ce vous voulez, m’sieur dame ?
— Nous venons défaire la sorcière qui occupe ces lieux.
— Ah, c’est vous ! Sa Maléficience Morgana vous attend, je lui dis que vous êtes là. Un instant. »
Les deux héros échangèrent un regard perplexe.
Le garde renversa la tête en arrière dans un craquement de vertèbres et ses yeux se révulsèrent jusqu’à devenir tout blancs. Quelques secondes plus tard, il revint aux visiteurs.
« C’est bon, elle va vous recevoir. Par contre, le dragon nain reste ici.
— Qu’est-ce que tu as dit, vil cloporte ?
— C’est soit ça, soit on l’envoie rejoindre ses potes en bas. C’est pas un lézard qui va nous donner du fil à retordre. »
Alors que le titan outragé commençait à prendre une inspiration pleine de colère, Chevalier fit volte-face pour lui parler.
« Khàos, je vous en prie », implora-t-il.
Le dos tourné aux gardes, l’artefact vêtu de fer fit de nouveau flamboyer ses yeux spectraux, cette fois à l’attention de son grand compagnon. C’était comme s’il lui disait : « Patience. Au bon moment, on va tous les cramer. » Le dragon réprima son envie de meurtre.
Pitchoune allait demander quelque chose, quand, avec Chevalier, ils furent soudainement engloutis dans une vrille qui les essora comme de vulgaires chiffons. L’instant d’après, ils furent recrachés dans un endroit… chaud. La bouche toujours ouverte de Pitchoune, elle, recracha son dernier repas. En se redressant, elle n’avait plus de question.
Ils étaient au milieu d’une vaste grotte. De larges et profonds trous parsemaient le sol, et devant eux bullait un bain de lave. La puissance des dragons avait été meurtrie, entraînant l’assèchement des lacs de plasma bouillonnant ; mais il en restait un, au-dessus duquel pendait une cage. Entre ses barreaux était recroquevillée une boule bleue, d’où sortait un flot de cheveux bruns. Le tissu satiné et la soyeuse tignasse de la princesse en détresse semblaient déjà brûler, embrassés par la nitescence orangée de la cuve mortelle.
Pitchoune et Chevalier firent quelques pas dans sa direction, mais la température près de la lave en fusion était bien trop élevée.
« Je commence sérieusement à me sentir mal. Très, très mal, dit la jeune femme blonde, le front déjà dégoulinant de sueur.
— Moi aussi, votre Ar…
— Arrête, bon sang ! C’était marrant au début, mais là ça me pompe. Surtout maintenant.
— Mais si je ne joue pas le jeu constamment, je sais que je vais faire une gaffe à un moment crucial.
— Ne t’en fais pas pour ça… » C’était Morgana. Elle était absente mais sa voix résonnait lourdement dans la caverne. « … Guinness. »
Derrière son casque en acier, celui que nous n’appellerons plus Chevalier émit un hoquet de stupéfaction. Son acolyte était pétrifiée et avait presque cessé de respirer, comme si ç’allait la rendre indétectable.
« Je sais aussi qui tu es, Chardonnay.
— Et merde, cracha celle que nous cesserons de nommer Pitchoune. Mais vous savez pas comment on m’appelle réellement, ha !
— Chardo ?
— Et merde.
— Je savais que vous viendriez…
— Franchement, niveau scénaristique, c’était pas dur à deviner, lança Chardo.
— Je veux dire que je le savais… depuis le début !
— Le début de quoi ?
— Un jour, j’ai vu le moment qui est en train de se dérouler dans ma fidèle boule de cristal. Alors j’ai imaginé un plan pour le réaliser. Enlever la princesse et amener votre peuple à se rapprocher du roi par un renseignement anonyme, c’était du génie… car je savais que les artefacts spirituels tireraient avantage de cette situation. Je savais ce qu’ils demanderaient en échange de ramener la princesse saine et sauve. Je vous observe depuis longtemps, j’ai appris à vous connaître…
— Mais le roi, votre mari, pense vraiment que vous avez enlevé sa fille par malveillance, non ?
— Oui, mais on s’en fiche. Il ne comprend jamais rien, ça lui apprendra.
— Mais et elle, elle est quand même en train de se déshydrater à mort là, non ? Et puis, si la cage est pas assez solide, une fin certaine lui est promise, non ?
— Oui bah faut bien que quelqu’un lui mette du plomb dans la cervelle, à cette petite cruche ! Bref ! Je disais. J’ai emmené la mistinguette à un endroit assez évident mais pas trop, et pas protégé. Vous avez bien mordu à l’hameçon.
— Mais comment vous avez su à quel moment on est arrivé là-bas ?
— Baaah le dragon.
— Quoi baaah le dragon ?
— Baaah je l’ai enchanté pour voir à travers lui. Mais vous avez débarqué pile quand je venais de commencer mon sirène-crudités, c’est pour ça que j’ai mis un petit moment à me pointer. »
Les deux héros étaient bouche bée.
« Vous êtes une menace pour l’humanité, conclut Morgana. Vous allez mourir, et c’est bien fait !
— Quoi ? s’étrangla Guinness.
— Dixit la meuf qui mange des sirènes… »
La chaleur devenait oppressante. Guinness avait du mal à bouger dans son armure, et Chardo se sentait physiquement enfler — surtout dans ses petits escarpins —, le souffle court.
La sorcière avait cet avantage sur les artefacts spirituels qu’elle connaissait un de leurs points faibles, qu’eux-mêmes ignoraient : soumis à de fortes chaleurs, ils se dilataient et finissaient par prendre tant de place dans leur vêtement, que ce dernier se déchirait. Or, ces êtres pouvaient exister dans cette dimension, qui n’était pas la leur, à la condition essentielle d’avoir une forme tangible, c’est-à-dire en étant habillés. Ainsi, si leur tenue était détruite, ils disparaissaient de ce plan, mais pas pour être rappelés dans le leur par un mécanisme quantique lambda qui n’arrive pas à se résoudre à faire mourir les héros, non ; si leur tenue se retrouvait réduite en lambeaux, s’ils se retrouvaient tout nus, ils mouraient, purement et simplement.
Oui, l’armure dans laquelle se trouvait Guinness, au même titre que le corps dans lequel se mouvait Chardo, étaient des vêtements. Car ils possédaient un corps, qui n’était pas comme vous pouvez le concevoir. Il n’était pas fait de chair molle, d’organes spongieux et de sang huileux. Le corps des artefacts spirituels était immatériel. Et qu’est-ce qu’on met par-dessus son corps ?
Hein ?
Voilà.
Des vêtements.
« Montrez-vous, espèce de lâche ! gémit Chardo.
— J’ai essayé de vous manipuler, tous les deux, lors de notre première rencontre, répondit Morgana. Mais je ne suis pas assez suicidaire pour encore prendre le risque d’affronter des artefacts spirituels. »
Soudain une énorme secousse fit trembler la grotte, suivie de plusieurs autres. Des morceaux de roche se détachèrent et roulèrent le long des parois. À l’ultime tremblement, le plafond au-dessus du bassin magmatique s’effondra, et une masse noire en sortit. Khàos attrapa en plein vol la cage en train de chuter de la princesse en détresse, qui s’était mise à émettre par la vibration de ses cordes vocales un signal sonore sinusoïdal de grande amplitude et de fréquence élevée : elle cassait les oreilles.
Le dragon se posa avec agilité à côté de Guinness et Chardo.
« Khàos ! C’est bien toi ? demanda cette dernière.
— Oui, elle ne peut pas me contrôler.
— Comment ça ?
— Les sorts ricochent contre ma grenouillère d’obsidienne. C’est feu ma mémé qui me l’a tricotée.
— Mais Morgana, elle pouvait voir à travers tes yeux !
— Ah !… Ah ?… Ah ! Ça devait être une nuit où j’ai senti un petit quelque chose me chatouiller sous une écaille. Il y a toujours un satané moustique pour passer entre les mailles du filet… »
Les deux artefacts vêtus bondirent sur le dos de leur compère volant, qui ressortit de la grotte par l’éventrement dans le plafond. Mais dehors, Morgana était là. Elle aussi dans les airs, elle les attendait à califourchon sur un véritable monstre. Un monstre des plus magnifiques. Un dragon qui faisait au moins dix fois la taille de Khàos, tout doré. Sa peau écailleuse était rugueuse et son dos recouvert d’épines vertébrales aiguisées. Néanmoins, ses yeux étaient anormalement verts.
À cette distance, la sorcière n’était qu’un point sur lui. Soudain, elle intima à sa monture de foncer sur les héros, et la créature s’exécuta. À pleine vitesse, la cavalière leva son bras et le lança en avant ; de sa main jaillit une traînée mauve, qui fusa droit sur Guinness. Un instant avant d’être touché, celui-ci réceptionna sans mal de ses deux mains ferreuses la boule de magie interdite. Il la sépara en deux comme on divise une pâte à pain pour en faire deux miches, en garda une pour lui et tendit l’autre à Chardo. L’artefact en armure de Chevalier Métal ouvrit son plastron et disposa à l’intérieur le fragment de magie tel un poêle à charbon qui s’autoalimenterait. Son acolyte en Princesse Pitchoune porta ses mains en coupe à sa bouche, et sirota avec raffinement la sorcellerie violette.
Guinness, qui avait un vêtement inerte, pouvait absorber la magie pour la concentrer. Chardo, avec son habit organique, était en capacité de la modifier par des mécanismes complexes et puissants. En outre, l’accoutrement de Guinness le rendait invulnérable aux attaques magiques, contrairement à Chardo. Telle était la chose que Morgana redoutait chez les artefacts spirituels : leur affinité décuplée avec la magie. Et le duo de Guinness et Chardonnay était particulièrement coriace à mesure qu’ils compensaient mutuellement leurs faiblesses et combinaient leurs forces.
Alors que Morgana pensait qu’ils allaient riposter, alors que Guinness allait refermer le battant de sa cuirasse, Chardo le stoppa, échangea avec lui un regard entendu et sauta dans son armure. Guinness referma la petite porte et les bras de Chardo sortirent par l’interstice des aisselles.
Les yeux rouges de Guinness virèrent au mauve, gagnèrent en intensité et projetèrent chacun un laser. Simultanément, les mains de Chardo se chargèrent, grésillèrent et, dans un bruit de tonnerre, lancèrent des arcs électriques de la couleur de la magie noire. Morgana fut saisie par, petit un : la mauvaise surprise de cette manœuvre ; petit deux : les lasers qui passaient désagréablement à travers ses globes oculaires pour la rendre aveugle ; petit trois : l’électrocution qui paralysait son pouvoir. N’ayant ainsi plus accès à la magie, une question vint à Chardo.
« Pourquoi elle ne fait pas cracher du feu à son dragon ? »
Alors Khàos comprit quelque chose. Jusqu’à maintenant, il n’osait pas attaquer par peur de ce que son homologue hypnotisé lui ferait, mais en fait, c’était sans risque. Il était plus fort.
« Elle ne peut pas contrôler notre feu, dit-il. Pas tant que le dernier bain de lave existe. » Puis il proféra l’ultime petite phrase qui donne des frissons. « Pas tant que le dernier dragon est libre. »
Dans un regain de confiance en leur victoire, Khàos ouvrit sa grande gueule. Pendant qu’il prenait une gargantuesque inspiration, une lueur orange s’alluma dans le fond de sa gorge et brilla de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’il crache la plus grosse flamme de sa vie. C’était une flamme d’une beauté indicible. Pleine d’espoir et de fureur, à la fois destructrice et salvatrice.
Dans un cri atrocement déformé, la sorcère grilla comme un méchoui. Juste avant de mourir, elle parla d’une voix qui semblait contenir une horde de démons.
« Je suis le moindre mal !… Vous êtes la perte de ce monde. AaaAAAaaAH ! »
Lorsqu’elle fut calcinée jusqu’à la moelle, elle se désintégra dans une nuée de cendres qui s’envolèrent vers nulle part.
Le dragon doré changea soudain d’attitude. Ses yeux redevinrent couleur de feu. Ce fut le cas pour tous les autres dragons, qui, ce jour-là, reprirent possession d’eux-mêmes et de leur antre. Les bains de lave se remplirent, et les dragons habitèrent de nouveau le ciel, jetant un regard orgueilleux sur le bas-monde.
Khàos demeura un temps avec les siens, avant de repartir en quête d’un coin tranquille où se prélasser.
Guinness et Chardo ramenèrent la princesse auprès de son père, qui leur accorda sa gratitude éternelle. Ils ne mentionnèrent pas ce que Morgana leur avait raconté — c’était plus simple comme ça.
Bref, tout est bien qui finit bien.
Enfin… presque.
Leur mission accomplie, les deux artefacts retournèrent dans leur dimension pour faire un rapport à leur supérieur. À la fin du compte rendu, Chardo aborda le sujet qui les chiffonnait avec Guinness.
« La sorcière… elle a dit quelque chose comme quoi elle voulait nous tuer pour sauver l’humanité… Pourquoi inventer un truc pareil ?
— C’est une méchante sorcière, répliqua le supérieur. Ça vous étonne qu’elle essaie de vous déstabiliser ?
— C’est quand même pas trop un truc de magnat du mal mégalomane de se considérer comme une menace inférieure, même pour mentir. Puis, elle nous a expliqué tout son plan, et dans les affres de ses derniers instants, elle est restée cohérente dans son discours…
— Les fous, vous savez… »
Les deux héros se sentaient coincés. Quand votre supérieur décide que sa vérité est la vérité…
« Pourquoi cette mission ? demanda finalement Chardo.
— Eh bien, pour aider le gentil roi.
— Mais… pourquoi ?
— On aime bien les humains. Ils sont marrants. Et puis, le saviez-vous ? L’alchimiste qui a créé nos ancêtres était un humain.
— … D’où vient le vêtement que vous m’avez assigné ? renchérit Chardo.
— C’est la dernière princesse qu’on était parti sauver.
— Hein ?!
— Elle était déjà fichue quand on l’a trouvée. Les dégâts de la drogue…
— De la drogue ? Dans un donjon ?
— BREF, on a récupéré le corps. Allons, tirez pas cette tête, c’était sympa de goûter les sensations de la chair, non ? Tellement sympa que… Bon. On voulait faire la surprise à tout le monde, mais vous méritez bien de savoir avant les autres. En échange de lui ramener sa fifille, le roi a promis de nous fournir pleeeeein de fringues organiques. Les humains sont doués pour les génocides, et ça leur permet de réguler la population, donc on pouvait pas trouver meilleur deal. Bien sûr, vous pourrez choisir votre propre costume en récompense de vos services rendus à la nation — mais faudra le nettoyer vous-mêmes. » Le supérieur allait s’en retourner à sa bureaucratie, quand il s’interrompit. « Ah ! Et votre prochaine mission : éradiquer les dragons. Grâce à vous, on sait qu’ils peuvent nous anéantir rien qu’en éternuant donc on aimerait ne pas prendre de risque. Vu que vous avez fait copain-copain avec eux, ce sera du gâteau ! Et je dirais même, une tartine de confiture ! » conclut-il en faisant un clin d’œil de connivence exagéré à Chardo.
Cette dernière pensa que, dorénavant, les tartines de confiture à la griotte auraient un goût de cendres dans la bouche de sa peau humaine.
La seule chose qui me tracasse, c'est la façon dont le dragon change soudainement d'attitude et saute à pieds joints dans l'aventure pour aider Pitchoune et Chevalier. Ça fait un peu facilité scénaristique, mais vu le ton, disons que ça passe. Le mélange de niveaux de langage est vraiment bien dosé d'ailleurs. Est-ce un extrait ? Un one-shot ? Cela me fait penser à du Terry Pratchett. Sans vouloir flatter, j'ai trouvé le rythme plus vif et envolé. Vraiment, cela mérite plus de lecture.
Par rapport au dragon, il s'allie à Pitchoune et Chevalier car leurs intérêts concordent à ce moment-là.
C'est l'histoire entière que tu vois là, une des contraintes de l'appel à texte pour lequel je l'ai écrite était un maximum de 30 000 signes (contrainte que j'ai décidé de garder pour les prochains tomes).
En effet les Annales du Disque-monde que j'adore m'ont un chouïa inspirée...