Des lumières de flash dans tous les sens. Des bruits de clignotements, des cris, des musiques gueulantes dans des grands haut-parleurs. Une obscurité globale malgré les néons que l’on se prenait dans le visage par intermittence. Tout tournoyait, dansait, bougeait, ondulait. Rien ne faisait sens et tout avait l’air de changer à chaque seconde. Cet homme assit en face de moi disparut en un clignement d’œil et soudainement je pouvais voir le bar où étaient alignées des centaines de bouteilles de couleurs diverses et variées, la plupart importées. Puis dans la seconde qui suivait une jeune déguisée en lézard prenait sa place avec une chèvre sur les genoux et me fixait sans gène. Je détournai le regard et la femme à ma gauche avait été remplacée par un écran de télévision qui passait des clips en vitesse accélérée cinq fois. Même en y réfléchissant toute ma vie je ne saurai probablement jamais pourquoi. Et cette musique criarde qui rentrait par tous les pores de la peau même en essayant de l’oublier. Tout mon corps vibrait et mon regard sans repère avec lui. Une main sur mon épaule me fit sursauter. Un serveur m’accosta pour me demander ce que je consommais ce à quoi je répondit « rien », j’avais déjà finis mon verre et ma tête tournait déjà bien assez comme ça. « Si vous voulez rester il vous faut consommer » répondit-il si près de mon oreille que je pouvais entendre son souffle et le bruit de sa langue contre son palais. Après un bref coup d’œil à ce qui m’entourait je croisai le regard de la jeune en lézard qui me fixait encore et décidai d’accepter de me faire mettre dehors. Le retour à la réalité était violent. La lumière du soleil agressait mes pupilles et ma casquette n’y était pas une barrière suffisante sur le moment.
- Tu veux filer un coup de main ? cria une voix depuis la droite du bâtiment.
Jini avait la voix de ces fumeuses qui disent à chaque cigarette que c’est leur dernière pour mieux en allumer une ensuite. Jamais sans son briquet et jamais sans son paquet. Quand je me retournai vers elle elle insista avec de grands gestes. Je plissai les yeux pour mieux réaliser que je n’avais jamais vu à quel point ses bras étaient longs. De près elle avait plus de l’aigle que du chimpanzé avec son long nez pointu et ses yeux qui avaient toujours eu l’air trop près de ses oreilles mais de loin on pouvait s’y tromper. Elle me mis une truelle dans les mains quand je fut à peine à sa hauteur et m’adressa un grand sourire.
- On est pas maçons Jini
Ce à quoi elle répondit en haussant seulement les épaules. Le chantier était en œuvre depuis quelques mois déjà mais il avançait à deux à l’heure. Les recettes qu’avait fait le ciné-voiture qu’ils avaient lancé sur leur tout nouveau terrain vague avait suffit à en amorcer l’achat mais sûrement pas assez pour payer la construction d’un bâtiment en dur. Alors ils achetaient parpaing après parpaing et les montaient eux même tant que c’était encore possible, donnant cette impression étrange que le chantier avait toujours été là.
- Paul n’est pas là ?
- Si, il est derrière le mur là-bas. Tient tant que tu y es tu peux lui emmener ça ? Il risque d’être à court de ciment bientôt
Je pris le pot qu’elle me tendis et contourna le mur qu’elle m’avait désigné. En entendant mes pas Paul se retourna et eu ce « ah ! » que les gens font quand ils sont mi-surpris mi-content, ou quand ils font semblant de l’être mais dans le cas de Paul cela semblait être sincère. Paul était un drôle de type. Il avait cette dégaine ployée et courbée qu’ont les gens trop grand dans un monde trop petit et portait souvent un masque de soudure même quand ça n’était pas réellement nécessaire. Il ne l’enleva pas pour me saluer et me tendit un billet qu’il sortit de sa poche arrière.
- Tu peux aller me prendre un truc à côté ? Je meurs de soif.
J’acquiesçai à contre cœur et me ré engouffra dans l’antre de l’horreur avec l’espoir infime que l’endroit s’améliorerait une fois fusionné avec le cinéma. Quittant le silence relatif de l’extérieur retourner dans le bar donnait l’impression d’entrer dans l’hyperespace. Les lumières en semblaient plus intenses encore et les bruits plus puissants. Tout avait encore changé cependant, la télévision avait cédé sa place à un groupe de gens aux visages presque géométrique et une arcade avait été mise là où j’étais tout à l’heure. Seule la fille lézard était encore là, à fixer le mur en face d’elle. Je pris la même bouteille bleue et orange que Paul achetait toujours, qui était l’une des rares qu’ils vendaient en bouteille et non en verre, à ce serveur qui avait toujours ses cheveux noir implacablement plaqués en arrière. Puis chemin inverse, silence sourd et soleil aveuglant.
J’acceptai ensuite d’aider un peu Jini à mettre les bases des murs et de quelques cloisons. Quand j’en eut marre je les salua tous deux et partit errer dans les bords de la ville et dans ces bars-concert où les musiciens font des performances expérimentales au sujet desquelles j’ai toujours eu un avis conflictuel, les trouvant souvent à la fois fascinantes et particulièrement absurdes. Ceux-là fermaient à des heures raisonnables mais les bus ne passaient déjà plus alors je m’installai sur cette grande esplanade de pelouse que la municipalité n’avait jamais eu les moyens de transformer en parc et qui était devenu le repère des groupes de jeunes paumés qui venaient refaire le monde et lancer des torches en l’air. Avec eux tu pouvais passer du stade de parfait inconnu à meilleur ami d’un soir si tu t’asseyais juste en tailleur à leur côté et prenais au passage les bières qui tournaient entre tout le monde jusqu’au petit matin. Là certains partaient et les autres somnolaient sur place en faisant semblant d’être toujours en état de parler. Pour ma part c’était à ces moments là que je quittais les lieux, laissant parfois mon numéro à ceux qui me le demandaient ou à ceux avec qui les discussions passionnées méritaient mieux qu’un point final. C’était comme ça que j’avais rencontré Yana il y avait quelques années. On avait parlé des films de Bollywood pendant des heures et dérivé lentement vers le cinéma algérien pour découvrir avant de se quitter qu’on avait des origines communes dans le même village avec seulement une génération d’écart. Si nos conversations étaient au départ centrées autour de ce premier échange on s’est vite rendu compte qu’on avait beaucoup plus en commun et réduire ça à ce que l’on s’était déjà dit des dizaines de fois aurait été dommage. J’avais même squatté quelques mois chez elle quand en quittant mon apart je n’en avait pas encore trouvé de nouveau . Celui dans lequel je vivais actuellement était loin d’être parfait mais il était pour sûr mieux que l’ancien.
En cette fin de nuit je rejoignis mon immeuble excentré situé près de la gare. C’était pratique si l’on voyageait beaucoup, sinon cela faisait juste que les trains au départ des quais un et deux faisaient trembler le bâtiment et l’on entendait ceux de toutes les autres voies. Je passai la porte de l’entrée, déglinguée depuis des mois et qui ne sera sans doute jamais réparée, puis monta les escaliers jusqu’à celle de mon chez-moi qui elle était fort heureusement bien mieux sécurisée puisqu’elle tenait dans ses gong et avait une serrure. En terme de taille l’endroit était juste ce qu’il suffisait pour vivre. On pouvait le traverser en quatre pas ou trois grandes foulées et la seule chose qui le faisait paraître un brin plus grand étaient les immenses affiche de cinémas que j’avais accumulées avec les années et qui couvraient les murs. Pourtant cette tendance à la collection faisait que mes étagères ne servaient ni à mes quelques vêtements ni à la nourriture mais à ma collection de vieilles VHS qui était le seul support que pouvait lire ma télé du siècle dernier. J’y entreposais aussi toutes ces choses qui devraient être jetées mais que je conservais, comme des ampoules grillées avec lesquelles je faisais des guirlandes et que Yana transformait parfois en des boules à neige bon-marché qu’en alternance elle gardait, me donnait et vendait; des figurines cassées, des bandes de cassettes inutilisables, des coffrets dvd offerts par ci par là… Au final tout ce qui était nécessaire était relégué au second plan dans des tiroirs sous le lit ou entre les cassettes quand il n’y avait plus de place ailleurs.
Un train passa sur la voie une au moment précis où je me laissais tomber sur mon lit. Les murs vibrèrent, certaines de mes cassettes tombèrent, et je m’endormis finalement avant que cela ne fut finit, loin de me douter que mon téléphone allait me réveiller d’ici quelques minutes.
- Yana il est sept heure du matin.
- Désolé, j’ai vraiment besoin de toi tu peux venir ?
Et je refis le chemin inverse pour finir dans un bus à regarder la ville depuis ma fenêtre. Quand Yana appelait parce qu’elle avait « besoin de moi » elle avait en réalité rarement réellement besoin de moi. Il lui arrivait parfois de me faire débarquer en catastrophe parce qu’elle avait une subite envie de regarder tel ou tel film pour rire dessus avec quelqu’un et des pop-corn comme il lui arrivait de me faire venir pour l’aider sur un rapport urgent qu’elle devait rendre à sa faculté. J’avais beau penser que ça finirait par reproduire la situation de Pierre et le loup, je restais malgré tout ces villageois stupides, ou prévenants selon ce que l’on pense, qui venaient en courant quand le gosse criait. Yana vivait dans le quartier où n’habitaient quasiment que des étudiants, basiquement la moyenne d’âge devait tourner autour de vingt et le nombre de plot de chantiers dans les immeubles avoisiner le triple de la quantité que l’on trouverait dans une zone de travaux. Elle était à cinq minutes de son université et à guère plus de dix du centre-ville, ce qui faisait de sa location un bien meilleur choix que la mienne. Son appartement était aussi bien plus lumineux, un brin plus grand et surtout bien mieux rangé. Cette fois-ci elle m’avait appelé pour l’aider à manger ses crêpes parce qu’elle en avait fait bien trop pour elle seule, ce que l’on fit en regardant Planète Interdite d’un regard plus ou moins attentif. Je la quittais avant midi heure à laquelle elle devait aller en cours, et rejoignis le cinéma où l’équipe de construction avait été élargie de deux personnes supplémentaires. L’une des deux m’était encore inconnue, il avait un air du Buster Keaton de 39, de ces visages fins et lisses qui avaient cru ne jamais vieillir mais qui finissaient malgré tout par perdre de leur jeunesse. La deuxième, qui répondait au nom de Tom, avait un visage beaucoup plus anguleux, rugueux de par sa barbe mal rasée et bien moins pâle, d’un teint qu’il disait tenir de son père vietnamien. Cela faisait un moment que je n’avais pas eut l’occasion de le croiser et ne le connaissais pas plus que ça non plus. Il m’avait dit une fois qu’il s’était de nouveau casé mais avec un bon gars cette fois, j’ai donc supposé à ce moment là que c’était avec ce keaton et sut en lui demandant ensuite que c’était bien le cas. Il m’appris qu’il s’appelait Georges et qu’il était ingénieur en aéronautique et sécurité nationale, mais qu’il avait perdu son travail récemment avec l’entrée sur le marché de petits jeunes plus en phase que lui sur les innovations de ce corps de métier quand son siège social avait lancé un projet demandant davantage les compétences de ces derniers.
Jini m’accosta une nouvelle fois pour me demander de l’aide mais la fatigue compromettait mon efficacité . Elle accepta mon excuse avec un regard réprobateur et je saluai Paul de loin avant d’entrer dans le bâtiment voisin pour prendre de quoi grignoter. En milieu de journée l’ambiance y était un peu différente. Il y avait moins de monde, la musique était un peu moins forte et les lumières clignotantes étaient plus dans des tons d’orange que dans des rouges et bleus primaires. Je m’assis sur l’un des hauts tabourets du bar pour commander un panini que je mangeai ensuite accoudé au comptoir.
- Je t’offre un verre ?
Je me retournai vers l’origine de la voix pour tomber nez à nez avec le museau d’une chèvre derrière lequel se cachait un visage qui m’était familier depuis quelques jours. Quand l’animal daigna s’écarter j’eus de nouveau rivé sur moi le regard de cette fille en pyjama lézard qui me fixait toujours quand j’étais dans le bar, une sucette dans la bouche et sa chèvre dans les bras.
- Merci, mais j’ai pas tellement soif.
- Ok…
Puis elle continua de me fixer. Je décidai de l’ignorer pour manger mon sandwich jusqu’à ce qu’elle ne sorte une caméra, ne la rive sur moi et me demande :
- Je peux te filmer ? J’ai besoin d’images de trentenaires paumés pour mon film.
- Je n’ai pas trente ans.
- Combien ? Vingt-neuf ?
- Vingt-huit. Pourquoi t’as besoin de ça de toute façon ?
- Je fais un film.
- Sur quoi ?
- Je sais pas encore. Je me dis qu’en filmant des trucs qui vont avec mon univers visuel je tomberai sur quelque chose.
- Et les trentenaires paumés dans des bars à l’éclairage plus que douteux font partie de ton univers visuel.
Elle hocha énergiquement la tête et sa chèvre l’imita.
Je n’arrivai pas à mettre le doigt sur la raison pour laquelle la chèvre me faisait tiquer avant que l’on se fasse mettre dehors, mais il s’avérait que la présence de l’animal n’était pas vraiment souhaitée dans le bar, en tout cas pour ce qu’il s’agissait de la journée puisqu’avec les éclairages du soir elle passait parfaitement inaperçue. Le barman, pas celui avec les cheveux laqués mais celui qui cachait sa calvitie avec un chapeau différent de sa collection chaque jour, nous demanda plus ou moins aimablement de quitter l’établissement, ce sans distinction entre moi et la propriétaire de l’objet du délit. À peine sortie elle alluma une cigarette et m’en proposa une que je refusa. Elle parut déçue.
- Moi qui espérais que tous les trentenaires paumés fumaient, histoire de me faciliter la tâche dans l’imagerie du truc.
- Pourquoi tu te filmes pas toi même alors ?
- Je suis plus proche de vingt de de trente encore, pour le moment. Mais t’inquiètes même sans cigarette tu feras parfaitement l’affaire.
Le bêlement de sa chèvre eut le timing parfait pour lui donner l’air d’approuver alors même que bien sûr elle n’avais pas la moindre idée de ce dont on parlait ni de pourquoi elle avait si soudainement quitté l’hyperespace.
- Écoute je vais rentrer chez moi là, mais si tu veux je prends ton numéro comme ça si l’envie me prend d’accepter ton délire je t’envoie un message ok ?
Elle parut ravie à en croire le sourire qu’elle eut, même s'il était déformé par la cigarette fumante qui le coupait en deux. J’entrai donc son contact au nom d’Alex tout en ignorant si c’était un diminutif ou son prénom complet, puis quitta le lieu en sautant dans un bus après avoir salué rapidement Paul et posé deux parpaing sur son mur.
J’aurais passé le reste de la journée dans ces états seconds de fatigue mélangée à de l’incapacité absurde de pouvoir s’endormir si je n’avais pas finalement décidé de me regarder un film. Je pris une VHS parmi celles rangées avec les non-vues un peu au hasard et la mis dans le lecteur. C’était une cassette en très bon état de La femme sur la Lune que j’avais eu sur une brocante il y avait quelques années déjà et que je regardai avec des restes de pâtes à même la casserole.
Au moment où un mémorial au nom de ceux qui étaient morts en ayant tenté d’aller sur la Lune apparut à l’écran suite à un carton de texte le demandant à Fried, il y eut un bruit sourd.
Le reste fut un blackout complet. Le noir.
Je sentit finalement que l’on me secouai. Je reconnu la voix de l’un de mes voisins et revint petit à petit à moi, récupérant lentement la sensation de mon corps. Quand je me rendit compte enfin que j’étais sous des gravas je senti que ça n’était pas bon signe du tout
L’ambiance et l’écriture sont complètement différentes de celles de « Derrière la brume ». On est tout de suite projeté dans l’action et le décor, sans explication, ce qui convient très bien à ce style de texte. L’ambiance est un peu étrange et on commence seulement à faire connaissance avec l’entourage du narrateur. La fille en pyjama lézard a l’air intéressante ; en tout cas, elle est originale dans son genre. Et la fin du chapitre reste en suspens, ce qui donne envie de tourner la page pour aller voir ce qui se passe.
Mais personnellement, j’ai de la peine à accrocher et à m’attacher aux personnages, d’une part parce qu’à mes yeux, il manque un petit quelque chose, certainement de l’émotion, et d’autre part à cause de l’écriture qui me donne l’impression de s’enliser un peu.
Pour l’émotion, le fait que je ne m’identifie absolument pas au narrateur n’est pas forcément important, mais pour compenser, j'attendrais que son regard sur les autres personnages me les rende attachants. Concernant, l’écriture, je trouve que des phrases moins longues serviraient mieux le récit ; peut-être qu’il suffirait de changer ça et d’enlever les indications inutiles pour qu’on ait l’impression d’avancer dans l’histoire.
J’aime particulièrement les passages suivants :
— Tout tournoyait, dansait, bougeait, ondulait.
— Jamais sans son briquet et jamais sans son paquet.
— Il avait cette dégaine ployée et courbée qu’ont les gens trop grands dans un monde trop petit (...)
" Il avait cette dégaine ployée et courbée qu’ont les gens trop grands dans un monde trop petit" Cette phrase est trop belle, je l'ai mise dans le projet-raclette du forum ^^
J'ai adoré aussi la déception d'Alex en voyant que son trentenaire déprimé ne fume pas XD
Je m'attendais pas à ce que le chapitre se termine sur un cliff-hanger ! C'est sûr que je vais lire la suite sans tarder ^^